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Sexe, vidéos et politique en Turquie

Vidéos plutôt «soft» mais conséquences radicales: en un mois, dix dirigeants du parti ultranationaliste des Loups gris (MHP) ont démissionné après que des images de leurs ébats extraconjugaux ont circulé sur le Net. Un «complot odieux et dangereux» selon le Premier ministre turc qui espère une large victoire pour son parti le 12 juin prochain.

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La société turque ne badine ni avec le respect dû à l’épouse, ni avec les valeurs familiales. La seule révélation de l’infidélité d’un homme politique turc vaut sa démission quasi-automatique. Alors que les élections législatives du 12 juin approchent, plusieurs vidéos compromettantes visent, ces dernières semaines, le Parti d’action nationaliste (MHP), parti «fasciste» aux yeux de la gauche turque.

Des images «volées» montrent deux dirigeants du MHP (Les Loups gris) en compagnie de leur maîtresse et tenant des propos choquant pour leur électorat conservateur et religieux. Puis, ce fut au tour de deux autres cadres du parti.  

Les quatre responsables ultranationalistes mis en cause ont démissionné. Et le 21 mai, six autres dirigeants ont à leur tour quitté le parti de crainte que leurs ébats sexuels extraconjugaux soient rendus publics. Même le numéro 1 du MHP, Devet Bahçeli, est dans la tourmente. S’il ne quitte pas la direction du parti, le groupe dénonciateur, baptisé «Un autre idéalisme», menace de diffuser des vidéos en comparaison desquelles les  précédentes seraient des films à l’eau de rose.

La menace d'un scandale encore plus énorme

On ne connaît pas vraiment de femmes à Devet Bahçceli –hormis sa mère– et les langues vont bon train dans un pays où l’homosexualité est perçue comme une «maladie» ainsi que la définissait une ministre turque,  l’année dernière encore.

Le MHP a vite fait d’accuser le parti au pouvoir, le Parti de la Justice et du développement (AKP-islamo-conservateur), d’être derrière ces «vidéos du scandale». Certaines de ces images auraient été tournées il y a deux ans, d’autres il y a huit ans. Et seraient ressorties fort à propos, en pleine campagne électorale, alors que le Premier ministre, Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis neuf ans, cherche à obtenir une large victoire aux élections de juin 2011.    

Objectif pour l’AKP: remporter deux tiers des sièges afin de pouvoir écrire la nouvelle Constitution, et instaurer un système présidentiel, sans avoir besoin de contracter une alliance avec un autre parti  et sans soumettre la Constitution à référendum. Pour cela, l’AKP chercherait à  empêcher le MHP de franchir la barre des 10% des suffrages au niveau national, ce qui interdirait aux ultranationalistes turcs d’être représentés au Parlement.

«Si, comme en 2002 , le MHP n’atteint pas la barre des 10%, ses voix seront redistribuées au niveau local selon une méthode favorable aux grands partis. On comprend donc pourquoi l’AKP a durci le ton islamo-nationaliste de sa campagne électorale: pour attirer les électeurs du MHP. Mais le principal parti d’opposition à l’AKP, le Parti républicain du peuple (CHP), pourrait aussi bénéficier d’un hors jeu du MHP car il “drague” sur les mêmes terres, dans les grandes villes du centre et sur la côte méditerranéenne», explique la politologue Elise Massicard, chercheuse à l’Institut français d’Etudes anatoliennes d’Istanbul.  

Tayyip Erdogan vient cependant de dénoncer ce «chantage à la cassette» comme un «complot odieux et dangereux».

Ce n’est pas la première fois que des vidéos interfèrent dans la vie politique turque. Il y a un an, l’indétrônable Deniz Baykal, 72 ans, avait ainsi dû abandonner la direction du principal  parti d’opposition après la diffusion sur l’Internet d’un supposé «5 à 7». Filmé dans une  chambre d’hôtel,  en caleçon et chemise, le numéro 1 du parti républicain du peuple (CHP) assis au bord d’un lit défait remettait ses chaussettes tandis que sa secrétaire, promue députée depuis, allait et venait en string et soutien-gorge.

Une forme de polygamie acceptée?

En quelques heures, la diffusion de cette vidéo avait permis d’obtenir ce que certains cadres du parti réclamaient sans succès depuis des mois: la démission du «leader à vie» du CHP (10 mandats successifs) et son remplacement à la tête du parti.

En matière de «sexe, vidéo et politique», la Turquie n’est donc pas en reste ni sur l’Europe, ni sur les Etats-Unis.  Les réactions publiques et politiques, en revanche, ont quelques traits culturels spécifiques.

D’abord dans le quotidien Zaman, proche du gouvernement: le Professeur Ozer Sencar y rappelle que selon le Coran, les personnes qui filment ces relations intimes et secrètes commettent un acte encore plus honteux que celui commis par les protagonistes des vidéos.

Il y a aussi l’étrange conception du Premier ministre turc quant à ce qui relève de la vie privée et ce qui n’en relève pas. L’écrivaine Ayse Onal rapporte les propos de l’homme fort de Turquie:

«Quand un homme est au lit avec sa femme, cela relève de sa vie privée (…); mais lorsque ce même homme est au lit avec une autre femme que son épouse, alors là ce n’est plus du ressort de la vie privée.»  

Drôle d’interprétation de la Convention européenne des Droits de l’Homme que la Turquie a pourtant ratifiée en 1954. Dans son article 8, la Convention rappelle en effet le «droit au respect de la vie privée et familiale de chacun, chez lui et dans sa correspondance». Une liaison adultère est du domaine de la vie privée, selon la Convention européenne, mais visiblement pas selon Tayyip Erdogan.  

Plus étonnant encore: les députés du MHP mis en cause ont tenté une défense un peu particulière en se retranchant derrière leurs épouses. Celles-ci, ont-ils dit, sont au courant et acceptent que nous ayons ces relations hors mariage. 

En Turquie, si le code civil n’autorise pas un homme à prendre plusieurs épouses, la loi religieuse ne s’oppose  en revanche pas à plusieurs unions devant l’imam. Et les Turcs savent que dans les zones rurales en particulier, quelques  cadres de l’AKP, le parti islamo-conservateur au gouvernement, sont polygames, c'est-à-dire qu’ils sont mariés civilement avec une première femme et qu’ils en ont épousé une ou deux autres religieusement. Pourquoi donc ce qui est possible à des responsables de l’AKP, sans que leur «légitime» ne s’y oppose, nous serait-il reproché? font valoir les cadres du ultranationalistes du MHP.

La polygamie serait-elle un sujet plus tabou encore que celui des liens qu’entretiennent sexe, internet et  politique aujourd’hui en Turquie?

Ariane Bonzon

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