France

Au procès Clearstream, Imad Lahoud joue son joker

Absente en première instance, Anne-Gabrielle Heilbronner, l’épouse de l’ancien trader, a chargé Gergorin et Villepin, à l’image de son mari lors de la première semaine du procès. Une stratégie incertaine.

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«Imad a complètement changé depuis le début des années 2000. Entre 2000 et 2004, il n’a fait que des bêtises. Je le retrouve aujourd’hui tel que je l’ai connu quand nous avons décidé de faire notre vie ensemble. Quand on est professeur de mathématiques, le mensonge n’a plus sa place. Aujourd’hui, quand il dit quelque chose, je le crois.»

Droite à la barre du tribunal, les mains jointes sur son tailleur noir, Anne-Gabrielle Heilbronner est la première, ce lundi 9 mai, à témoigner au procès Clearstream en appel, qui se tient jusqu’au 26 mai à Paris. Le tribunal a refusé à cette jeune quadragénaire de prêter serment: elle est l’épouse depuis vingt ans d’Imad Lahoud, l’ancien trader condamné en première instance à dix-huit mois de prison ferme pour sa participation à une machination attribuant à plusieurs personnalités, dont Nicolas Sarkozy, des faux comptes auprès de la chambre de compensation luxembourgeoise. Un dossier où sont également rejugés l’ancien dirigeant d’EADS Jean-Louis Gergorin, également condamné en première instance, et Dominique de Villepin, lui relaxé.

Fille de François Heilbronner, deux fois directeur adjoint du cabinet de Jacques Chirac à Matignon (1975-1976, 1986) puis patron de l’assureur GAN (1986-1994), Anne-Gabrielle Heilbronner, énarque et inspectrice des finances, occupait au moment de l’affaire de hautes fonctions dans l’appareil d’Etat. A l’automne 2004, elle était rapporteur de la commission Roulet sur le projet économique et financier d’EDF, qui remit un rapport à Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Economie. Elle devint ensuite directrice de cabinet d’Eric Woerth au secrétariat d’Etat à la Réforme de l’Etat, de février à juin 2005, puis conseillère technique chargée du budget au cabinet du ministre des Affaires étrangères, Philippe Douste-Blazy, jusqu’en mars 2007.

«Dominique de Villepin veut le lire»

Face à la cour et aux avocats de la défense, son audition donne chair, pendant trois heures, à cette affaire mêlant Etat, groupes privés et affaires familiales sur fond de récits contradictoires. Sa voix tremble parfois, s’étouffe ou manque de se briser quand elle évoque la tentative de suicide de son mari en mai 2006. Ou s’irrite, aussi, quand Me Metzner, l’un des avocats de Dominique de Villepin, lui assène un coup de griffe: «C’est ma religion qui vous pose un problème, maître?», réplique-t-elle à celui qui avait demandé la semaine dernière à Imad Lahoud «s'il invitait Villepin tous les samedis soir à shabbat».

Absente du procès en première instance, elle s’est impliquée dans le procès en deux temps. Trois jours avant son ouverture, elle a fait parvenir à la présidente Christiane Beauquis une lettre mettant en cause Philippe Faure, ancien secrétaire général du Quai d’Orsay et ami de Dominique de Villepin, au vu de son témoignage dans le récent documentaire de Daniel Leconte, puis a accepté de venir répéter ses affirmations à la barre. Au cœur de ses propos, le livre-confession publié en 2007 par son époux, Le Coupable idéal, et un dialogue qu’elle affirme avoir eu avec Faure «très probablement fin 2006»:

«Il m’a dit: "Il faudrait que vous me donniez le manuscrit d’Imad, Dominique de Villepin veut le lire." J’ai transmis la demande à Imad, il m’a dit d’accord et m’a donné le manuscrit.»

Elle affirme l’avoir remis «dans une enveloppe kraft» à son interlocuteur, qui serait revenu vers elle quelque jours plus tard:

«Il m’a dit par oral qu’il faudrait enlever deux passages, un sur le BlackBerry de Dominique de Villepin [1], l’autre sur le nombre de rendez-vous entre Dominique de Villepin et Jean-Louis Gergorin.»

Avant même que ces propos ne soient réitérés à la barre, Philippe Faure, aujourd’hui ambassadeur au Japon, les avait qualifiés de «faux», dans une lettre au Monde où il disait «comprendre le désespoir d'une femme ambitieuse, d'une épouse blessée et d'une mère malheureuse» mais s’indignait de son portrait en «petit facteur manipulateur». Courroux de Anne-Gabrielle Heilbronner, qui hausse la voix:

«Monsieur Faure ment. Il en profite pour m’attaquer d’une manière que je suis choquée d’entendre. Madame la présidente, si j’étais ambitieuse, vous croyez vraiment que je serai restée avec Imad Lahoud pendant toute cette histoire?»

«Imad arrive là on ne sait trop comment»

Derrière cette passe d’armes se profile la question de la stratégie de défense d’Imad Lahoud depuis le 2 mai. Instruit par sa condamnation «démesurée» en première instance, il reconnaît sa culpabilité sur certains points —notamment l’ajout aux listings Clearstream des patronymes «Nagy» et «Bocsa», ceux de Nicolas Sarkozy—, contrairement à un Jean-Luc Gergorin qui confesse seulement sa naïveté. Mais charge aussi ses coprévenus: «Dominique de Villepin a voulu éliminer Nicolas Sarkozy. Il a peur. Il ment. Que va-t-il devenir s'il est condamné?», affirmait-il le premier jour, avant de pointer devant la presse une «communauté d'intérêts» de Villepin et Gergorin pour faire de lui un «bouc-émissaire».

Un approfondissement de la stratégie du «lampiste de service» (expression qu’il emploie lui-même dans son livre) tentée au premier procès: Me Pardo, son avocat, l’avait alors présenté comme le «cave», la «mule», la «proie» de «parrains de haut vol», Gergorin, Villepin et le général Rondot, spécialiste du renseignement, qui sera entendu le 11 mai. Un discours repris par Anne-Gabrielle Heilbronner:

«Jean-Louis Gergorin a eu un rôle central dans cette affaire et Imad arrive là on ne sait trop comment. Il avait une emprise très forte sur Imad, il arrivait à n’importe quelle heure, c’était toujours oui.»

Elle évoque ces nuits où le dirigeant d’EADS débarquait à leur domicile du XVIIe arrondissement de Paris et s’isolait avec son mari en ouvrant les robinets ou en montant le son de la télé, pour empêcher des enregistrements. Et s’étonne également de sa présence au déjeuner du 8 octobre 2002 entre Imad et son beau-frère Marwan Lahoud. Ce dernier, cité comme témoin de moralité mais qui a refusé de venir au procès, avait convié son frère, sorti de prison la veille après trois mois et demi de détention préventive dans une affaire de faillite frauduleuse, chez EADS, dont il dirigeait alors le département fusions-acquisitions: «Il invite son frère à la popote du bureau, et comme par hasard Jean-Louis Gergorin est là?».

«Jean-Louis, il n'a pas de mobile sur les politiques»

Sur Dominique de Villepin, que son mari a affirmé avoir rencontré en avril 2005 chez Delphine Piloquet, voisine du couple Lahoud et belle-sœur du ministre, Anne-Gabrielle Heilbronner se montre moins affirmative. Mais lance des accusations voilées: « Je n’ai pas été témoin de rendez-vous directs entre Imad et Dominique de Villepin. En revanche, ce que je peux dire, c’est que le nom de Villepin était partout. Jean-Louis n’avait que ce nom-là à la bouche. » Au cours de l’audience, le tribunal donne lecture d’une transcription d’une conversation téléphonique qu’elle a eue le 15 mai 2006 avec son amie Nathalie Kosciusko-Morizet, alors simple députée UMP et épouse de Jean-Pierre Philippe, cadre dirigeant d’EADS:

Nathalie Kosciusko-Morizet: «Il [Jean-Louis Gergorin, ndlr] est quand même complètement dingue. […] Jean-Louis, il a un mobile sur les industriels mais il n’a pas de mobile sur les politiques.»
Anne-Gabrielle Heilbronner: «Oui, sauf s’il s’est acoquiné avec Villepin.»

Réaction du témoin: «Si je reparlais aujourd’hui à quelqu’un, je redirais la même chose. Je sais qu’Imad n’avait aucun mobile.» Une mise en accusation à laquelle l’ancien Premier ministre oppose une réplique raide:

«Je ne connaissais pas Imad Lahoud avant de le rencontrer au tribunal. Je ne connaissais pas François Heilbronner. Je ne connaissais pas Anne-Gabrielle Heilbronner. […] Je n’ai jamais eu le manuscrit d’Imad Lahoud et j’ai, en tant qu’écrivain moi-même, beaucoup de respect pour la liberté de plume. Si j’avais voulu me protéger de M. Lahoud, il y a d’autres passages que j’aurais souhaité enlever.»

A l’appui de ses dires, l’un de ses avocats, Me Brossolet, cite un extrait des dernières pages du livre où Lahoud affirme que Dominique de Villepin a vu dans l’affaire «un bon moyen d’éliminer Nicolas Sarkozy de sa route» [2]. L’avocat tente également de mettre le témoin en difficulté en citant des propos d’Imad Lahoud, qui aurait affirmé à son officier traitant de la DGSE que son beau-père disposait de moyens de pression politiques dans l’affaire Volter, le fonds qu’ils avaient créé tous les deux et dont la faillite l'envoya en détention provisoire [3]. «Pour moi, mon père, c’est l’honnêteté et l’intégrité même», se contente de répondre Anne-Gabrielle Heilbronner, qui ne «sait rien» de cette histoire.

«Pas mon carnet d'adresses, celui de ma femme»

Une réponse souvent faite par celle qui a expliqué avoir «essayé de construire une muraille de Chine» entre sa famille et le «cauchemar» Clearstream afin «d’éviter que tout explose»: «Je n’avais pas envie de transformer ma famille en tribunal. Je viens en tant que Anne-Gabrielle Heilbronner, pas en tant que femme d’Imad Lahoud, pour que la cour sache ma vérité.» A Me Brossolet, qu’il s’étonne qu’elle n’ait pas demandé de précisions à son mari sur sa rencontre supposée avec Oussama ben Laden, six mois avant les attentats du 11-Septembre, elle répond: «Je suis désolée que cela ne vous convienne pas, mais c’est la ligne que j’ai choisie.»

Ces non-dits de couple sont le premier angle mort de sa déposition. Le second est l’impact du témoignage de cette haute fonctionnaire issue d’une famille prestigieuse sur le portrait d’Imad Lahoud en humble petite main manipulée par Jean-Louis Gergorin et Dominique de Villepin, hauts dirigeants déclarant des revenus à cinq chiffres. «Comme par hasard, votre carnet d’adresses n’est fait que de gens haut placés», lance Me Metzner à Imad Lahoud. «Vous ne connaissez pas mon carnet aujourd’hui, j’ai plein d’amis professeurs», répond ce dernier.

L’avocat embraye sur ses relations avec François Pérol, secrétaire général adjoint de l’Elysée au début du quinquennat et aujourd’hui patron du groupe bancaire BPCE: «On se voyait très souvent. Il avait une vie personnelle un peu compliquée et on en parlait. François Pérol était un ami et je ne m’en cache pas.»

L’avocat général enchaîne sur les dîners des Lahoud avec Gilles Grapinet, conseiller de Jean-Pierre Raffarin et Thierry Breton, ou Arnaud Teyssier, président des anciens élèves de l’ENA et cadre du ministère de l’Intérieur. «Ce n’était pas mon carnet d’adresses, c’était celui de ma femme. C’était les amis de ma femme», se défend le prévenu. Derrière ces échanges en forme de carnet mondain, on trouve en filigrane un argument des défenseurs de Jean-Louis Gergorin: via ses fréquentations, Imad Lahoud avait les connaissances nécessaires pour intégrer aux listings des noms susceptibles d'intéresser ces interlocuteurs.

Il y a deux ans, Me Dalmasso, un des avocats de Jean-Louis Gergorin, avait d’ailleurs épinglé dans sa plaidoirie le «relationnel de ministre» du prévenu, le qualifiant d’«escroc d’élite pour une clientèle d’élite». Joker d'Imad Lahoud, le témoignage d'Anne-Gabrielle Heilbronner pourrait donc aussi être, pour l'ancien trader, un coup de poker.

Jean-Marie Pottier


[1] Dans son livre, Imad Lahoud affirme que Jean-Louis Gergorin avait commandé, pour communiquer de manière plus sécurisée avec ses contacts, une dizaine de BlackBerry portant des noms de code («Londres», «Paris», «Amsterdam», «Bruxelles»...).
[2] Quelques lignes plus bas, un autre passage, non cité au tribunal, attaque aussi Nicolas Sarkozy: «Avisé du complot qui se tramait, [il] a opté pour la stratégie de l'arroseur arrosé. Il a laissé le complot aller à son terme pour mieux le dénoncer ensuite».
[3] Renvoyés en correctionnelle pour escroquerie, abus de biens sociaux et faux, Imad Lahoud et François Heilbronner seront jugés en septembre dans cette affaire.

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