France

Procès Colonna: et si on savait déjà tout?

Lundi 2 mai s'ouvre le second procès en appel d'Yvan Colonna, condamné à perpétuité pour l'assassinat du préfet Erignac en Corse il y a treize ans. Le procès de la dernière chance pour connaître la vérité sur cette affaire interminable et rocambolesque.

Temps de lecture: 9 minutes

C'est l'histoire d'une petite phrase qui aurait pu et pourrait encore inverser le cours des choses, alors que la cour d'assises spéciale de Paris s'apprête à juger pour la troisième fois à partir du 2 mai 2011 Yvan Colonna pour l'assassinat du préfet Erignac. Une phrase prononcée le lundi 9 mars 2009 devant cette même cour lors du premier procès en appel annulé depuis par la Cour de cassation pour vice de procédure.

Ce 9 mars 2009, c'est Pierre Alessandri qui dépose. L'ancien producteur d'huiles essentielles à Cargèse est un ami de Colonna depuis une trentaine d'années. Il est surtout l'un des hommes forts du «commando» qui a tué Claude Erignac le 6 février 1998 à Ajaccio. Condamné en 2003 avec six autres conjurés, Alessandri purge une peine de réclusion criminelle à perpétuité.

«Il y a un point sensible... quelque chose que je n'ai jamais dit», lance-t-il alors debout à la barre, semblant peser chacun de ses mots. Dans le box, à quelques mètres de lui sur sa droite, Yvan Colonna écoute, figé:

«Après le premier procès, le père d'Yvan avait compris que le commando en voulait à son fils pour quelque chose. Aujourd'hui, je veux le dire en face à Yvan. Quand j'ai fait le choix de la violence clandestine, j'ai espéré qu'Yvan ferait partie du groupe. Pour être cohérent avec son discours, il aurait dû franchir le pas. Il a laissé Ottaviani (le chauffeur du groupe) et Maranelli (le guetteur) partir au charbon, alors que c'est lui qui aurait dû y aller.»

Colonna «aurait dû franchir le pas». «Partir au charbon». Pour la première fois depuis l'arrestation du commando en 1999, un nouveau scénario se dessine. Yvan Colonna, proche du «discours» du groupe des «Anonymes», aurait dû participer à l'assassinat de Claude Erignac. A écouter Alessandri, le berger de Cargèse se serait défilé après avoir planifié l'action criminelle avec les autres. Si oui, quand? Quelques mois, quelques jours, quelques heures ou quelques minutes seulement avant la soirée du 6 février 1998?

Cette phrase qui laisse entrevoir une situation inédite, a été aussitôt balayée par toutes les parties, accusation et défense à égalité. Comme si elle dérangeait tout le monde. Deux jours plus tard, le 11 mars 2009, l'accusé et ses avocats quitteront même les débats avec éclat, dénonçant un procès politique «au nom de la raison d'Etat». Fermez le ban. Pourtant, la nouvelle version de Pierre Alessandri permet à elle seule de répondre à beaucoup de questions restées en suspens depuis plus d'une décennie. Retour en arrière.


Acte I: Colonna clame son innocence

Acte II: ceux qui accusent le berger de Cargèse

Acte III: le retour de l’innocence

Acte I: Colonna clame son innocence

Scène 1: quand la justice ne croit pas l’accusé

Depuis l'arrestation du commando en mai 1999, Yvan Colonna est désigné –jusqu'au plus haut sommet de l'Etat– comme l'homme qui a abattu de trois balles le préfet de Corse le 6 février 1998 peu après 21 heures, à quelques mètres du théâtre Kalliste où se rendait Claude Erignac avec son épouse pour assister à un concert.

Depuis maintenant douze ans, l'ancien berger clame son innocence totale dans cette affaire. Inflexible, Colonna affirme qu'il n'était pas membre du groupe des «Anonymes» qui a revendiqué l'assassinat trois jours plus tard, le 9 février 1998. Il n'a jamais fait partie du commando qui a attaqué dans la nuit du 5 au 6 septembre 1997 la gendarmerie de Pietrosella où a été dérobée l'arme qui servira six mois plus tard à tuer le préfet. Il a encore moins participé à l'assassinat d'Ajaccio. Il n'est pas le tireur. Il n'est pas l'assassin de Claude Erignac. Point.

Lettre Yvan Colonna U Ribumbu

[Lettre d'Yvan Colonna au journal corse U Ribumbu, en 2001, dans laquelle il clame son innocence]

Son discours n'a jamais varié depuis le 24 mai 1999, date de son arrestation ratée en Corse et du début de sa cavale –une cavale qui durera quatre ans, jusqu'à son interpellation le 4 juillet 2003 par les policiers du Raid dans une bergerie du maquis. Un discours répété au cours de ses deux procès devant la cour d'assises spéciale de Paris, fin 2007 d'abord, puis début 2009. Un discours qui n'a pas convaincu les magistrats qui l'ont condamné à la réclusion criminelle à perpétuité en première instance, peine confirmée et alourdie même, en appel, d'une période de sûreté de 22 ans.

Scène 2: les bons points de la défense

Certes, au cours des deux précédents procès, la défense n'a pas chômé. Elle a démontré qu'aucune preuve matérielle (empreintes digitales ou génétiques, indices téléphoniques...) ne pouvait être opposée à l'accusé. Elle a réussi à faire naître un doute sur la composition exacte du groupe des «Anonymes», dont les membres auraient été plus nombreux –ce qui fait dire aux avocats de Colonna que ce dernier a servi de «leurre» pour dégager d'autres personnes. Elle a établi l'existence d'écoutes téléphoniques réalisées entre septembre 1998 et mai 1999 sur la famille Colonna et qui n'ont jamais été versées au dossier «parce qu'elles innocentent Yvan Colonna», estiment ses défenseurs.

Les conseils du berger ont aussi mis en lumière les errements de l'enquête, affaiblie par une guerre des services: police judiciaire d'Ajaccio, police anti-terroriste parisienne, Renseignements généraux, gendarmes corses, sans oublier l'enquête parallèle menée par le préfet Bernard Bonnet, successeur de Claude Erignac sur l'île de Beauté... Enfin, l'attitude du président Didier Wacogne lors du procès en appel en 2009, qui, en ne transmettant pas aux parties un courrier adressé avant le début des audiences par un ancien collaborateur de Claude Erignac à la préfecture de Corse et promettant des révélations, a pu accréditer la thèse d'une justice partiale.

Mais ce tableau général fait-il pour autant d'Yvan Colonna un innocent? Objectivement non. Car deux éléments clés du dossier plombent sans cesse sa ligne de défense: les déclarations des épouses ou compagnes des membres du commando faites en garde à vue en mai 1999, suivies des aveux du commando lui-même.


Acte I: Colonna clame son innocence

Acte II: ceux qui accusent le berger de Cargèse

Acte III: le retour de l’innocence

Acte II: ceux qui accusent le berger de Cargèse

Scène 1: les épouses qui accablent

Les femmes, les premières, ont reconnu avoir vu Yvan Colonna en compagnie de leurs maris le soir de l'assassinat. Face aux enquêteurs parisiens, Michèle Alessandri, épouse de Pierre Alessandri, a raconté comment ce dernier est parti en voiture de leur domicile de Cargèse, en fin d'après-midi le 6 février 1998, avec Yvan Colonna et un autre homme (Didier Maranelli selon l'accusation). «Je me doutais que Pierre allait faire une bêtise dans la soirée, vu les précautions qu'il prenait et j'en étais encore plus convaincue quand j'ai vu qu'il partait avec Yvan», précisa-t-elle sur procès-verbal.

L'épouse d'Alain Ferrandi, autre membre condamné du commando, a expliqué, elle, avoir vu revenir ce même 6 février, après 21 heures, son mari en compagnie des mêmes Yvan Colonna et Pierre Alessandri. Les trois hommes se seraient retranchés dans une pièce après avoir tiré les rideaux, pour parler à voix basse. Quelques minutes plus tard, son mari l'aurait rejointe dans le salon et aurait allumé la radio qui annonçait par flash spécial l'assassinat du préfet. Aux policiers qui l'interrogent, elle déclare:

«J'ai tout de suite compris. J'étais en quelque sorte assommée, en me disant, comme pour me rassurer: ce n'est pas possible. Mon mari a alors posé sa main sur mon menton et m'a dit: “ça va?” d'un air interrogateur, probablement en voyant ma figure qui s'était décomposée. Je lui ai répondu sur le même ton “ça va”, et il a bien vu qu'en fait, ça n'allait pas et que j'avais tout compris. Il y a eu en quelque sorte une connivence pathétique dans ce bref échange car nous nous connaissons suffisamment depuis toutes ces années communes pour nous comprendre sans parler.»

Scène 2: les aveux du commando

Dans la foulée, Pierre Alessandri et Alain Ferrandi ont confirmé les déclarations de leurs épouses. Didier Maranelli, lui aussi arrêté, a détaillé le rôle de chaque membre du commando, attribuant à Yvan Colonna celui du tireur. Martin Ottaviani et Marcel Istria ont suivi. Seul Joseph Versini a été rapidement écarté. Bien que membre des «Anonymes» et participant à l'attaque de la gendarmerie de Pietrosella, l'homme avait refusé de se joindre au crime d'Ajaccio.

Sur le lieu de l'assassinat du préfet Erignac, le 7 février 1998. REUTERS

Sur le lieu de l'assassinat du préfet Erignac, le 7 février 1998 / REUTERS

Il faudra attendre plus d'un an pour qu'en octobre 2000, le commando se rétracte et blanchisse Colonna sans plus d'explications.

Trois ans encore pour qu'en septembre 2004, Pierre Alessandri, déjà condamné à perpétuité, écrive à la juge d'instruction Laurence Le Vert pour s'accuser d'être le tireur.

Quatre ans supplémentaires enfin pour qu'en novembre 2007, lors du premier procès Colonna, les épouses viennent expliquer avoir accusé à tort leur ami et voisin. Des rétractations imprécises, mécaniques et malaisées qui ne pesèrent pas lourd face à la force de leurs PV en garde à vue. L'une après l'autre, ces femmes ont expliqué sans trouver les mots justes, tendues et nerveuses à la barre, qu'elles ont simplement «oublié ce qui s'est passé» en février 1998. «Tout ce que vous avez dit est vrai, mais on efface Yvan Colonna, c'est ça?», avait fait alors remarquer à l'une d'entre elles le président Dominique Coujard.


Acte I: Colonna clame son innocence

Acte II: ceux qui accusent le berger de Cargèse

Acte III: le retour de l’innocence

Acte III: le retour de l’innocence

Scène 1: le scénario Alessandri

Mais si, comme l'affirme en 2009 Pierre Alessandri, Colonna n'est pas allé «au charbon» et a refusé de tirer sur le préfet Erignac, beaucoup de points s'éclaircissent. Cela permet d'abord de comprendre pourquoi les épouses ont mis si peu de conviction à le dédouaner: elles l'ont bien vu partir et/ou revenir avec leurs maris, mais elles ne savaient pas alors qu'il n'était pas allé au bout du contrat.

Cela explique ensuite pourquoi, en garde à vue, les membres du commando ont déclaré à plusieurs reprises que Colonna «était chargé d'abattre le préfet», comme la formule d'un plan prévu à l'avance mais pas forcément appliqué à la lettre. Le «scénario Alessandri» justifie aussi le fait qu'aucun des témoins du crime rue du Colonel-Colonna-d'Ornano, ne reconnaisse Colonna et pourquoi plusieurs d'entre eux évoquent deux hommes autour du préfet alors que la version du commando en garde à vue nécessite la présence de trois complices.

Enfin, il offre un décryptage de la phrase sibylline lancée par Alain Ferrandi à Yvan Colonna lors du procès de 2007 et qui fit couler tant d'encre:

«Je sais que tu es un homme d'honneur. Si tu avais participé à cette action, tu l'aurais revendiquée. Par conséquent, je confirme que tu n'y étais pas.»

Etrangement, il y a deux ans, ni l'accusé ni ses défenseurs n'avaient réagi à la sortie de Pierre Alessandri. Pourtant Colonna informé mais absent, ou tenant un autre rôle que celui du tireur, c'est une toute autre histoire qui s'écrit et toute une partie de l'accusation qui tombe. Avec la possibilité –mince mais réelle– d'une peine moins lourde à l'arrivée.

Scène 2: l’homme marié

La parole d'Yvan Colonna, plombée par deux condamnations successives, pourrait-elle évoluer lors de ce procès de la dernière chance? Pas simple pour l'ancien berger de changer de version après douze longues années d'un discours constant et alors qu'il est devenu un symbole de l'erreur judiciaire pour beaucoup de personnes en Corse, notamment dans les milieux nationalistes.

Photo d'Yvan Colonna publiée par le ministère de l'Intérieur en 1999.

Photo d'Yvan Colonna publiée par le ministère de l'Intérieur en 1999.

Mais certains faits nouveaux intriguent. D'abord, Yvan Colonna, 51 ans, revient cette fois devant la cour d'assises en homme marié. Le 3 mars 2011, il a épousé en prison une femme d'une trentaine d'années, originaire de Corse et qu'il aurait connue avant sa détention.

Interrogée par RTL, celle-ci s'est dit «convaincue» que son mari «n'est pas l'auteur de ce crime dont il est accusé». Surtout, elle a tenu à préciser qu'Yvan Colonna «n’est ni un mythe, ni rien de tout ça, c’est un homme avant tout» et que, «bien sûr», elle condamne l'assassinat de Claude Erignac et dit «comprendre la douleur» de la veuve du préfet.

Gilles Simeoni, un des avocats de Colonna, assure que son client n'a jamais voulu «médiatiser» son mariage. Selon le défenseur, il ne faut y voir «aucune stratégie délibérée d'humaniser Yvan Colonna avant son procès», même si pour Me Simeoni, «l'effet dévastateur de cette affaire fait qu'Yvan Colonna et sa famille ne sont pas les mêmes personnes qu'il y a douze ans». «Dans tout procès, il y a une part d'inconnu. Chaque jour, chaque audition, chaque témoin peuvent apporter du nouveau, de l'inattendu», précise simplement l'avocat.

Scène 3, l'entrée en jeu d'Eric Dupond-Moretti

Autre nouveauté de taille: l'arrivée en défense d'Eric Dupond-Moretti. Le pénaliste lillois, qui prend la place de Patrick Maisonneuve, présent lors du premier procès en appel, est un des avocats les plus réputés du moment. Surnommé «Acquitador» pour le nombre impressionnant de ses acquittements obtenus –près de quatre-vingt-dix– «EDM» connaît parfaitement l'affaire Erignac pour avoir obtenu dans ce dossier l'acquittement en 2006 de Jean Castela, accusé d'être un des «commanditaires» du groupe des «Anonymes».

L'entrée d'Eric Dupond-Moretti va-t-elle entraîner une modification dans la stratégie de défense? Comment ce avocat à la très forte personnalité va-t-il s'entendre avec les autres défenseurs historiques d'Yvan Colonna: le bouillonnant Antoine Sollacaro, ancien bâtonnier d'Ajaccio; l'acharné Gilles Simeoni, par ailleurs élu nationaliste à la mairie de Bastia et à l'Assemblée de Corse; l'alerte Pascal Garbarini; et le limier de la procédure Philippe Dehapiot?

Un spécialiste du dossier confie que «pour l'instant, la défense, c'est un peu la polyphonie corse, reste à savoir si au procès, ça sera la cacophonie». «Eric, c'est d'abord le choix d'Yvan Colonna, et on ne le prend pas forcément pour jouer collectif, mais pour marquer des buts», précise Me Simeoni, avant d'ajouter néanmoins que «toute la défense est sur la même ligne: celle d'être scandalisé par la façon dont ce dossier a été construit à charge depuis le début».

Réponse à partir du 2 mai.

Bastien Bonnefous


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