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Pourquoi les femmes restent avec des hommes violents?

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Il y a quelques semaines, quand la chanteuse pop Rihanna s'est remise avec celui qui est accusé de l'avoir battue, les blogs ont expliqué en chœur qu'il ne fallait pas blâmer la «victime». On se sent mal, en tant que femme, quand on demande : «mais pourquoi ne le quitte-t-elle pas ?», écrit la blogueuse féministe Amanda Marcotte. En effet, poursuit-elle, «poser cette question, c'est comme prendre la défense du mari violent».

Est-ce que nous ne devrions pas plutôt focaliser nos critiques sur ceux qui commettent les violences ? Eh bien, non, pas totalement. Les féministes d'antan auraient dit «ce qui est personnel est politique», comme le rappelle la chroniqueuse de longue date Katha Pollitt dans son livre sur sa propre histoire de trahison sexuelle, «Learning To Drive: And Other Life Stories» («Apprendre à conduire et autres tranches de vie»). Un mouvement social qui émettait un jugement politique sur un sujet aussi intime que la violence domestique, c'était peut-être difficile pour la victime, mais au moins, conclut Katha Pollitt, «ça remettait les choses en place». Le danger aujourd'hui, déplore-t-elle, c'est que «tout est féministe, du moment que vous l'avez choisi, même si c'est quelque chose de dangereux, de stupide, de soumis, d'autodestructeur».

Crazy Love, («Amour fou») le nouveau livre de Leslie Morgan Steiner, qui raconte les quatre années qu'elle a passées avec un homme violent, illustre parfaitement combien ce choix peut s'avérer dangereux et destructeur. Elle décrit avec précision sa relation avec un ex-mari qui a tenté de l'étrangler, lui a donné des coups de poings, lui a braqué un revolver sur la tempe, l'a balancée dans des escaliers en béton et l'a giflée régulièrement pendant 4 ans.

Ce récit quelque peu romancé (elle a dit avoir changé des détails et mélangé certains personnages) fait suite à d'autres livres dans lesquels elle racontait son anorexie et sa dépendance financière. Dans le dernier épisode de cette série de mauvais choix, le futur mari avait pourtant envoyé un message d'alerte très clair. Une fois, alors qu'ils faisaient l'amour, bien avant qu'ils ne se fiancent, il l'a étranglée quasi jusqu'à ce qu'elle s'évanouisse et lui a dit qu'elle lui appartenait depuis toujours. Ca ne l'a pas empêchée de se porter candidate pour souffrir. Cette relation s'est terminée quand il est parti de leur appartement après trois ans de mariage, on ne saura donc jamais si elle l'aurait un jour quitté d'elle-même.

Pourquoi a-t-elle épousé quelqu'un qui lui faisait régulièrement du mal ? C'est facile à comprendre, explique Leslie Morgan Steiner dans le dossier de presse de Crazy Love. Elle était, précise-t-elle, «gentille», elle «manquait d'assurance» et «cherchait désespérément» un homme. On «comprend facilement, ajoute-t-elle, comment quelqu'un peut se laisser piéger dans une telle relation intime».

Elle rappelle aussi sans cesse au lecteur qu'elle est une Wasp («White Anglo-Saxon protestant», une protestante américaine blanche d'origine anglo-saxonne) de bonne famille, et donc une victime improbable de la violence conjugale. «Tout le monde est blond dans ma famille», écrit-elle. «Je n'ai pas la tête de l'emploi». Son mari était blond également. C'est la première chose qu'elle a remarqué quand elle l'a rencontré. Elle reconnaît aussi qu'elle aurait dû prêter davantage attention aux indices qu'il lui avait donnés à l'époque.

Leslie Morgan Steiner se trompe : il reste difficile de comprendre pourquoi elle n'a pas mis un terme à cette horrible relation, puisqu'elle ne risquait pas de mourir de faim et qu'elle n'avait pas d'enfant avec son mari. C'est pour cela que, même si Steiner, Marcotte et les autres leur disent de ne pas le faire, les gens continuent à poser LA question. Et, c'est terriblement important de le faire. Demander à des femmes pourquoi elles poursuivent délibérément des relations destructrices est une marque de respect. Ce qui est surprenant, c'est de devoir encore en débattre 40 ans après la naissance du féminisme.

Après avoir lu ce livre, je me suis donc replongée dans mon féminisme à l'ancienne - Birkenstocks et compagnie. Cette mode de la compréhension à tout prix empêche désormais les féministes d'appeler les victimes à prendre en main leur propre bien-être. Depuis des siècles, la culture occidentale suppose qu'à partir du moment où ils sont bien informés, les gens, même «gentils», sont tout à fait capables de prendre soin d'eux. La démocratie elle-même repose sur cette supposition. D'ailleurs, Steiner est à deux doigts d'accepter ce principe quand elle dit à autre femme battue, dont le compagnon a levé la main sur elle dans la rue : «Personne ne peut vous traiter comme ça si vous ne lui en donnez pas le droit». C'était quatre mois après le départ de son mari et elle pouvait enfin donner à une inconnue un conseil qu'elle ne semblait jamais avoir suivi elle-même.

Crazy Love me fait repenser à Learning To Drive et au débat qui a suivi la publication du livre en 2007. On se demandait comment une féministe aussi indépendante et intelligente que Katha Pollitt avait pu se laisser embarquer dans une relation infidèle. L'infidélité, ce n'est pas la même chose que quatre ans de violence conjugale, mais Katha Pollitt aussi décrit son ex comme un «menteur, un tricheur, un maniaque manipulateur et psychopathe».

Comme Steiner, Pollitt se justifie d'une manière complètement rétro : elle décrit un romantisme d'un autre temps. A la manière d'une Madame Bovary, elle a lu beaucoup trop de romans et a confié son cœur à un bon vieux «goujat». Les premières choses qu'elle a remarquées chez celui qui allait ensuite la tromper, c'est son «panama» et le «romantisme de son long pardessus usé jusqu'à la corde».

«Il n'a eu qu'à se présenter : une demi-heure plus tard, j'étais en feu - j'étais comme une flamme dans le brouillard», écrit-elle. A ce moment précis, Katha Pollitt a bizarrement oublié comment ce genre d'histoires se termine dans les romans ; Madame Bovary finit allongée par terre, une fiole de poison à rat à la main.

Contrairement à Steiner dans Crazy Love, Pollitt use de toute son intelligence pour expliquer comment, comme beaucoup d'autres, elle a laissé son impitoyable Don Juan faire d'elle une victime. «Toute ma vie d'adulte», écrit-elle, «j'avais voulu sauver des femmes, mais je me sentais supérieure à celles que je tentais d'aider, alors je n'ai pas suivi mes propres conseils. La vérité, c'est que j'étais... simplement comme elles.«

Elle ne répond toutefois pas vraiment à la question : pourquoi les fantasmes autodestructeurs des femmes leur font oublier des années de mises en garde féministes ? Quand la psychologie des femmes finira-t-elle par rattraper leur condition matérielle, demande Katha Pollitt ? Doit-on en conclure qu'elles sont, par nature, des victimes ?

Je refuse d'accepter cette triste affirmation, ce pessimisme facile et si peu féministe. Dans son nouveau livre, «The means of reproduction : Sex, Power, and the Future of the World», Michelle Goldberg parle du combat pour l'accès à la liberté sexuelle des femmes les plus faibles. Elle raconte l'histoire d'Anne, cette petite fille de 11 ans qui, après avoir entendu dire qu'elle allait être bientôt excisée, a marché 40 kilomètres de nuit à travers la brousse kenyane pour rejoindre un centre de secours pour jeunes filles. Anne n'était ni chroniqueuse, ni blonde. Mais elle a entendu la douce voix de la libération et l'a suivie à travers les bois.

Autre leçon : les femmes devraient être capables de faire attention les unes aux autres. A un moment, alors qu'elle essayait de réagir, Leslie Morgan Steiner a fait des recherches sur les violences conjugales. Un spécialiste du sujet lui a expliqué qu'aucun des hommes qu'il avait étudiés n'avait jamais renoncé à la violence. On ne peut jamais dire : «c'est fini, celui-là ne frappera plus personne». Quatre mois après que son mari a manqué de la tuer, Steiner l'a vu caresser les cheveux de sa nouvelle compagne, lors d'une soirée. Elle a tourné la tête, sans rien dire. Trouvera-t-on bientôt, en librairie, le récit de la nouvelle copine ?

Par Linda Hirshman
Traduit par Aurélie Blondel

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