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Que diable arrive-t-il à BlackBerry?

La nouvelle tablette de Research in Motion est un désastre.

Temps de lecture: 5 minutes

Tout d'abord, un aveu: je n'ai pas encore testé le BlackBerry PlayBook. La tablette de 7 pouces sera bientôt mise en vente, et j'espère m'en procurer une très bientôt. Cet article n'est donc pas une critique détaillée de l'appareil, mais une sorte d'éloge funèbre - ou d'autopsie - d'une société à l'agonie. La quasi-totalité des critiques qui ont pu tester le PlayBook en avant-première ont été surpris par son manque de finition. Le PlayBook ne propose pour l'instant aucune application permettant d'accéder à son compte email, son agenda et son carnet d'adresses. Pour y avoir accès, il vous faut également posséder un portable BlackBerry. Le PlayBook se connecte au téléphone, et vous permet de consulter l'email, l'agenda et le carnet d'adresses... de votre portable. Ca vous paraît complètement ridicule? Ca l'est. Et le PlayBook ne propose beaucoup d'autres d'applications.  Par ailleurs, à quelques jours du lancement, Research in Motion (RIM) procédait encore à d'importantes - et fréquentes - mises à jour du logiciel de la tablette.

Que s'est-il passé? Comment une marque comme BlackBerry, qui était le nec plus ultra du monde des mobiles il y a quelques années encore, a-t-elle pu s'effondrer aussi vite? Certes, RIM vend encore beaucoup de téléphones, mais plusieurs de ses  produits se sont récemment fait descendre par la critique, et sa part du marché des smartphones va en se réduisant. Et il y a plus grave: les dirigeants de la société (elle a deux PDG, Jim Balsillie et Mike Lazaridis) ont jusqu'ici fait preuve d'une incohérence des plus comiques en évoquant leurs projets. "Nos deux approches sont fondamentalement différentes, causalement parlant. C'est une différence causale, pas une simple question de nuances", a ainsi déclaré Jim Balsilli dans Bloomberg BusinessWeek l'an dernier, expliquant - du moins est-ce ce que j'ai compris - ce qui distinguait RIM des ses concurrents. Lazaridis vient quant à lui de surprendre l'assistance d'une récente conférence consacrée aux mobiles en divaguant purement et simplement - pour preuve, ces commentaires tirés de plusieurs live-blogs de l'évènement: «Désolé, je ne comprends pas de quoi il parle»; «Ce qu'il dit n'a aucun sens. Nous ne comprenons vraiment rien à ce que Mike raconte

Je pense que cette incohérence est le symptôme d'un malaise plus profond: à mon sens, Research in Motion ne sait plus quel type de société elle veut être. Elle a bâti sa fortune en vendant des gadgets aux directeurs des systèmes d'information - des spécialistes de l'informatique qui voulaient que leurs employés puissent consulter leurs emails professionnels où qu'ils soient, tout en respectant les normes de sécurité de l'entreprise. Lorsqu'ils parlent des points forts de RIM, les dirigeants de la société aiment à répéter que le BlackBerry est le «chouchou des DSI». Le problème, c'est que les DSI n'ont plus autant d'importance qu'avant. Dans une entreprise, les employés ne viennent plus demander au directeur du service informatique quel gadget il leur faut acquérir, bien au contraire: ce dernier s'adapte désormais aux préférences des employés. La stratégie de RIM (l'infiltration des entreprises comme première étape vers le succès grand public) est aujourd'hui éclipsée par l'approche d'Apple, qui vise les écoles et les foyers, puis espère voir les adultes harceler le service informatique de leurs entreprises jusqu'à ce qu'il accepte de les laisser utiliser leurs iPads au travail.

RIM en est bien évidement conscient. Lazaridis et Balsillie ne cessent de répéter que BlackBerry a «fait sa mue»; que la marque des pros était aujourd'hui pensée pour les foyers. Voilà sans doute pourquoi leur nouvelle tablette s'appelle «PlayBook» - regardez, ce n'est pas pour le travail, c'est pour s'amuser! Mais ils ne joignent pas les actes à la parole. RIM veut être une société grand public parce que c'est ce qui rapporte - mais elle ne peut pas prendre le risque de déplaire aux spécialistes de l'informatique, qui sont leurs clients les plus fidèles. C'est ce qui explique les défauts du PlayBook, et - plus généralement - l'incapacité de RIM à élaborer des produits capables de séduire le plus grand nombre. RIM a tout misé sur les DSI, et qu'on le veuille ou non, les DSI ne sont pas cools.

Intéressons-nous un peu plus près au BlackBerry Bridge, l'étrange système de jumelage de la tablette avec un téléphone BlackBerry. Pourquoi une société voudrait-elle mettre en place un système de consultation des emails et d'agenda aussi alambiqué et contraignant? Réponse: pour faire plaisir aux pros de l'informatique. «Je discute avec des DSI chaque jour, et ils me font part de leur inquiétude», a ainsi récemment déclaré Balsillie à Bloomberg. Selon lui, leurs clients pros veulent «des innovations grand public» mais également des «normes de sécurité, de fiabilité, de maniabilité et d'extensibilité conformes aux besoins des entreprises». Ils veulent notamment éviter que l'on puisse transférer des données d'entreprise sur un appareil qui échapperait à leur contrôle. Le système du Bridge permet de résoudre ce problème - les données restent dans le portable BlackBerry, qui peut être contrôlé par le service informatique de l'entreprise; le PlayBook se contente de les consulter lorsqu'il est à proximité du téléphone.

«Lorsqu'il utilise un BlackBerry, le responsable de la sécurité d'une entreprise peut dormir sur ses deux oreilles», a ajouté Balsillie. RIM sait bien que le Bridge est imparfait (la société a fait savoir que des applications bureautiques dédiées seraient bientôt disponibles sur le PlayBook), mais il n'aurait jamais commercialisé une tablette ne disposant pas d'une application mail intégrée. Pour bien des consommateurs, un tel appareil est pour ainsi dire inutile. Mais si l'on en croit les dirigeants de RIM, ces concessions faites au nom de la sécurité ne dérangeront presque personne. Ceux  qui utilisent un client de messagerie Web (Gmail, par exemple) peuvent toujours surfer sur le navigateur du PlayBook et consulter leurs messages en ligne, comme l'a déclaré Balsillie dans Bloomberg; l'accès aux données locales ne ferait donc «pas partie des principales demandes que nous font nos entreprises clientes». Pardon? Simple exemple: que se passe-t-il si votre BlackBerry tombe en rade, et que vous avez besoin de trouver l'adresse de quelqu'un sur votre PlayBook? «Vous l'avez dans le baba» (pour reprendre l'expression du site Gizmodo).

RIM semble penser que la seule façon de sécuriser son appareil est de le rendre moins facile d'utilisation. L'iPad et les tablettes Android proposent diverses méthodes aux entreprises pour protéger leurs données, sans pour autant sacrifier la maniabilité.  Nombre de sociétés sont très satisfaites de la sécurité offerte par ces machines. Même les secteurs d'activité les plus à cheval sur la sécurité - soins de santé, services juridiques et financiers - se sont empressés d'adopter la tablette d'Apple.

Ceci dit, je suis près à parier que plusieurs spécialistes de la sécurité informatique vont y aller de leurs commentaires à la suite de cet article. Il m'expliqueront en quoi les tablettes de type iPad ne correspondent pas aux «normes de sécurité conformes aux besoins des entreprises» et aux attentes des DSI. Et peut-être auront-ils raison. Mais si Apple est  à bien des égards en deçà des exigences de sécurité des entreprises, comme le répète RIM, l'élaboration d'une tablette invendable n'est pas la bonne stratégie à adopter pour pallier ces défauts. En achetant une nouvelle tablette, la plupart des utilisateurs de la première heure souhaitent que l'appareil soit distrayant et facile d'utilisation; la sécurité est loin d'être une priorité. Comment les consommateurs vont-ils réagir en découvrant une machine leur imposant mille et une contraintes pour remplir la moindre tâche? C'est bien simple: ils iront faire un tour à l'Apple Store.

Farhad Manjoo

Traduit par Jean-Clément Nau

Photo: Un prototype du PlayBook de Blackberry Steve Marcus / Reuters

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