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Gastronomie: l'omertà à la française

Chaque année, l'attribution des World's 50 Best Restaurants déchaînent les passions. Partout, sauf en France, où la presse parle en boucle des mêmes chefs à longueur d'année.

Temps de lecture: 9 minutes

Il y a une année, un bien brave et honnête homme, un Juste à sa manière de monsieur très distingué, grand gourmet et wino francophile, directeur du guide des Restaurants de l’Espresso, l’équivalent transalpin du feu GaultMillau, se prêta à un périlleux exercice stylistique.

S’offrant en pâture aux caméras de Striscia la notizia, émission poujadiste de Canale 5, fleuron télévisuel très «bunga bunga» de l’éthique berlusconienne, alors en pleine campagne «Bagatelles pour un massacre» dénonçant quotidiennement l’art dégénéré des cuisiniers dits moléculaires. Mettant au pilori chaque soir depuis des semaines, en prime time, les agissements gastronomiques de Ferran Adrià, Massimo Bottura et autres Heston Blumenthal.

C’est dans ce climat de chasse aux sorcières, de rafles des carabinieri entrant littéralement manu militari dans les cuisines de chefs soupçonnés d’utiliser additifs, conservateurs, gélifiants et autres substances supposées illicites que, chemise déboutonnée et sourire en coin, façon Dan Rather les bretelles en moins, Enzo Vizzari se jeta en anchorman dans la gueule du loup.

Quel est le rapport entre Madame Soleil et les World's 50 Best Restaurants?

L’objet: une performance de divination maccarthyste. S’improvisant en Madame Soleil pour prédire publiquement l’avenir. Ramenant en direct du futur proche, tel un prestidigitateur sortant un lapin de son chapeau haut-de-forme, les noms des cuisiniers  transalpins qui allaient décrocher le titre d’heureux lauréats du classement des World’s 50 Best Restaurants 2010.

Rembobinez, SVP. Quel est le rapport, direz-vous, entre des bourgeois gentilshommes et l’anticommunisme commun de McCarthy & Berlusconi, entre Nostradamus et Céline, ou Dan Rather et le classement des 50 meilleurs restaurants mondiaux dévoilé en avril à Londres?

C’est très simple: cette initiative annuelle a, en deux lustres d’existence, gagné les unes des journaux. Déchaînant les pulsions, les passions. Mettant en jeu des rapports de force insoupçonnés dans le monde, culturellement étriqué, de la restauration. Et cela en Europe et partout ailleurs.

Partout, jusqu’à l’autre du bout du monde, sauf en France. Où un climat d’omertà, de méfiance outrée, a imposé le couvre-feu. Souvenez-vous: en 2010, malgré la consigne de bouche cousue, quelque chose avait pourtant filtré dans les pages des journaux. Plus qu’un étonnement, une indignation, une fierté blessée par le peu de considération que le classement, établi par 900 chefs, restaurateurs et journalistes gastronomiques répartis en 27 régions du monde, semblait réserver au sort des cuisiniers français les plus blasonnés.

Et les Français?

Dès son lancement en 2002, la pole position n’a réservé en effet ses lauriers qu’à un gotha restreint d’étrangers: Ferran Adria, Heston Blumenthal. Un Espagnol, un Anglais et, dès 2010, le nouveau conquérant, René Redzepi. Un Danois.

Quid des Gagnaire, des Ducasse, des Pacaud? Seuls Paul Bocuse et Joël Robuchon furent récompensés avec le «Lifetime Achievement», la reconnaissance pour l’ensemble de leur carrière.

Est-ce le signe d’une attitude anti-French? Du déclin de l’aura du grand restaurant à la Michelin? Alors que des quatre coins du monde l’élite des fourneaux converge dans la capitale britannique pour le gala de la remise des prix du 18 avril au soir (chacun à ses frais: pas d’hôtel ni d’avion gratuits pour les chefs participants), aucun des cuisiniers français, à part Pascal Barbot de l’Astrance et Inaki Aizpitarte du Chateaubriand, n’a booké à ce jour ses Prem’s sur le premier Eurostar pour Waterloo.

Des myopes

Une abstention massive justifiant de facto les insanités de Périco Légasse, chroniqueur culinaire de Marianne qui, sur le Podium de LCI, criait il y a un an au complot «ourdi par l’Espagne pour décrédibiliser le rayonnement de la cuisine française dans le monde».

Classant en passant la cuisine très nature de René Redzepi chez Noma à Copenhague –et cela, avouant n’ y avoir jamais mangé– dans le sillon des «pratiques moléculaires de Blumenthal et Adrià».

Le plus drôle dans cette affaire tient de la myopie française. Car, à défaut d’avoir fait Maths Sup’, il suffit d’additionner sur les doigts de trois ou quatre mains les restaurants français classés dans la liste, puis les maisons de chefs hexagonaux opérant à l’étranger et, last but not least, les tables proposant une cuisine peu ou prou d’inspiration française éparpillées dans le monde, pour s’apercevoir que les valeurs culinaires nationales sont à la base d’une mainmise qui fait moins penser à la notion d’hégémonie culturelle chère à Antonio Gramsci qu’à un ersatz colonial de la Françafrique.

Les pages «bouffe», confiées aux cancres

Le plus amusant aussi, c’est de voir cependant avec quelle frilosité nos grands chefs appréhendent ce classement.

Demandez (testé et prouvé) à Michel Bras, Alain Ducasse, Guy Savoy, Michel Troisgros ou à Anne-Sophie Pic de participer au jury en exerçant leur droit de vote. Ils vous ressortiront l’éternelle rengaine que «non, ça n’a pas de sens, je ne crois pas aux classements» –NDLR: et le Michelin alors?– et surtout «je ne vois pas comment je pourrais être à la fois juge et partie osant évaluer mes propres confrères». 

Une frilosité nullement partagée par d’autres plus jeunes pros des fourneaux –Pierre Hermé, Jean-François Piège, Michel Portos, William Ledeuil, Emmanuel Renaut, Jean Sulpice, Barbot himself–, membres officiels du jury. Au même titre que deux glorieux matadors de la French Attitude, Paul Bocuse et Marc Veyrat, à 85 et 61 ans respectivement, bien moins soucieux des bienséances de l’establishment. «Rock’n roll never dies», on dirait…

L’exercice n’est pourtant pas sorcier. Tout à fait à la portée de nos chefs globe-trotters assez souvent en vadrouille pour assurer la diaspora de leurs «annexes» à travers les continents (entre Ducasse et Gagnaire ça relève carrément du fétichisme des collectionneurs rivaux de figurines Panini).

Leur mission: exprimer sept traîtres suffrages. Quatre réservés à leurs restaurants préférés de l’Hexagone. Et au moins trois autres consacrant des tables étrangères.

Autrement plus complexe, le cas de la presse dite «gastro». On connaît l’histoire. Les pages «bouffe» ont traditionnellement été, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, confiées dans les quotidiens aux cancres, aux incapables d’assurer ailleurs (en politique, culture, économie). Mais aussi aux planqués, les plumes en cachette, sous pseudo, scribouillant de Homards Thermidor et Lièvres à la Royale, pour faire souvent oublier leurs douteux fastes politiques d’antan.

Le pique-assiette

Jusqu’à cette récente foodmania –de Dîner presque parfait en Top Chef en passant par les recettes entre copines des rubriques féminines– la bouffe était réservée à une sous-catégorie professionnelle.

Strictement endogame, recentrée sur elle-même, presque une Maçonnerie, vivant dans sa bulle microcosmique. Et aboutissant, hier comme aujourd’hui, à cette figure typique du food critic old style, très parisien dans ses codes de fonctionnement. Un spécimen que Pierre Gagnaire définit justement, dans un joli néologisme, de «pique-assiette».

Le «Pique-Assiette» a justement ses ronds de serviette, ne sort que rarement de ses périples avec voiturier et invitations accordées. La crise étant ce qu’elle est, peu de journaux et guides (Le Figaro, L’Express, Le Fooding, what else?) se font encore un plaisir d’honorer leurs additions.

Pour les autres, c’est plutôt la poudre d’escampette, la solution de repli. Pour filer, au-delà du périphérique, dans les châteaux, les relais, les demeures campagnardes et les petits grands étoilés de province (au top des préférences, la Loire, les Baux-de-Provence, le Lubéron, les stations de ski… en hiver) en quête d’un coup de pouce médiatique, prêts à accueillir le chroniqueur débarquant avec famille ou maîtresse attitrée tout un week-end durant.

Critiques gastro vs. blogueurs

La preuve: il suffit de faire un crash test, une étude comparative des pages restaurants des principaux titres de la presse écrite pour voir que l’on y cause toujours des mêmes grands cuisiniers, des même adresses. Le même répertoire dont les arguments sont directement proportionnels à la prodigalité des attachées de presse en charge de la promotion. Cela rentre en tout cas dans le budget annuel consacré «à la com’»….

L’exégète des World’s 50 Best Restaurants pourra consulter avec profit, en plus des résultats, et cela dès lundi 18 avril au soir, aussi la composition des différents votants internationaux. Remarquant incidemment comment en France, mais aussi ailleurs, les blogueurs la disputent désormais de près aux journalistes munis de pedigree.

Le blogueur: une catégorie socioprofessionnelle récente, un mix de journalistes, écrivains, historiens, cuisiniers échoués ou, tout simplement, d’obsédés de la bouffe. Incontrôlable blogueur car sans comptes à rendre à personne, surtout pas à son réd’ chef.

Comme tous ses congénères, il est habité par une rivalité narcissique, un protagonisme dévorant. Ce qui le pousse souvent à se retrouver involontairement avec ses pairs –parfois tous ensemble, dans la salle du même restaurant… Oui, parfois le monde est vraiment petit –au moment juste, à l’endroit juste.

Groupie aux dents acérées, vivant sa passion sur son propre porte-monnaie, le blogueur brouille les pistes entre critique, amateurisme et boulimie. Et surtout délégitimise le statut des chroniqueurs gastro traditionnels. Semant la pagaille chez les top chefs assiégés par cette meute d’ingérables francs-tireurs. Qu’il n’est pas facile de recenser. Et encore moins de contrôler.

Effet collatéral: le World’s 50 Best Restaurants permet de réconcilier critiques traditionnels et cuisiniers old school.

Les premiers privés par la blogosphère d’une parole, d’une autorité en la matière qui leur semblait jusqu’à présent innée. Les seconds, sans défense face à un classement qui déplace les leviers du pouvoir décisionnel. «Je ne viendrai sans doute pas à Londres pour la remise des prix. Ces 50 Best sont mal vus par l’ensemble de la profession. Que font les autres trois-étoiles? Quelle est la position des Relais & Châteaux?», nous demandait il y a quelques semaines Michel Troisgros.

Que l’on ne s’y trompe pas. Sur la carte, le World’s 50 Best Restaurants ressemble à un joli portrait de famille. A une image de la restauration planétaire où les grands d’hier font malgré eux de la place au jeunes pousses. Pour qui le classement remplace d’ores et déjà, en termes de résonance, d’impact commercial, les vieilles promotions de Michelin.

«Il y a deux ans, c’était tendu. Je vivais tous les jours les attaques très violentes de la chaîne de Berlusconi. Dans la rue, les gens me regardaient bizarrement. A l’école on demandait à ma fille si j’empoisonnais pour de vrai les clients. En pleine déprime, je me demandais combien de temps j’allais tenir. Heureusement, la percée dans les 50 Best a modifié le regard des gens et aussi boosté mon chiffre d’affaires», raconte Massimo Bottura de l’Osteria La Francescana.

Une montée exponentielle dans l’attention des visiteurs partagée aussi par René Redzepi dont le restaurant Noma est passé progressivement de la 33e position en 2006 à la 15e en 2007, puis de la 10e à la 3e en 2009. Avant de décrocher la pole position en 2010:

«Dans l’esprit de beaucoup, les 50 Best revêtent le rôle de l’alter-Michelin. Ce n’est pas tout à fait faux.»

Une analyse également confirmée par Paolo Lopriore, élève prodige de Gualtiero Marchesi depuis la Chartreuse de Maggiano en Toscane:

«Depuis l’année dernière, on a vu débarquer une nouvelle clientèle. Plus jeune, moins formatée, beaucoup plus internationale surtout. Ça nous a apporté un rab d’oxygène.»

Mes «prédictions»

Nul ne sait, à l’heure où l’on écrit, qui seront les gagnants de cette année. Raison de plus pour jouer nous aussi –une fois n’est pas coutume– comme Enzo Vizzari, à Madame Soleil. Pour deviner quelques tendances dans l’air.

Noma

On est prêts à parier, ou alors on change de métier, que René Redzepi va finir par redécrocher cette année aussi le gros lot.

Dans cette époque de crise économique, de désastres naturels et d’apocalypses nucléaires, avec son accent porté sur la nature, l’habitat sauvage et la transparence des produits, la cuisine nordique –moins esclave de la surenchère technologique qui a marqué l’idéologie espagnole pendant quinze ans– a de beaux jours devant elle.

Avec son côté boy next door très «Touche pas à mon pote» (mère danoise et père musulman venu de Macédoine), Redzepi incarne un profil anti-stardom qui colle bien à l’époque. D’ailleurs France 2 va bientôt tourner un Envoyé Spécial à Copenhague sur les traces de Noma. Rien que ça.

El Bulli

Deuxième? Troisième? Peu importe sa position. A deux mois de la fermeture définitive du restaurant, Ferran Adrià qui s’apprête à lancer une fondation vouée à la recherche culinaire, est sans aucun doute l’homme qui a ouvert des portes, redéfini le goût et la philosophie du possible en cuisine. Le chef du troisième millénaire c’est lui. Respect.

L’Espagne

Déjà fort présente dans le classement, elle devrait conforter ses positions: Arzak, Berasategui, Roca et tout le toutim. Perso, j’aimerais que le travail poétique du Mugaritz de Luis Andoni Aduriz soit plus reconnu. Mais, en cette époque, de marketing et de best sellers, de grandes tables kleenex, qui s’émeut encore avec les haïkus?

Alinea

La valeur montante aux Etats-Unis. Le seul cuisinier capable de faire le grand écart entre le perfectionnisme de son mentor Thomas Keller (French Laundry, Per Se) et l’inventivité de Ferran Adrià.

La France

A priori, à défaut de se rendre à Londres, tous (ou presque) ses grands chefs –Bras, Ducasse, Gagnaire, Passard, Troisgros– devraient être là. Occupant une place, celle de la génération GaultMillau des années 1980 (oui, déjà…) qui, contrairement à d’autres pays, fait de l’ombre aux générations successives. Qui peinent à s’installer dans l’audimat international.

Le Chateaubriand

Le scandale 2010. Premier classé de tous les restaurants français, ce bistrot d’auteur a par sa percée imposé le profil d’Inaki Aizpitarte en première ligne sur le front d’une cuisine, radicale et d’avant-garde, et pourtant accessible à tous (50€ le menu, accès libre sans réservation au deuxième service). Les cadors de la haute gastronomie parisienne ont hurlé et, passée leur crise de foie, menacé de représailles. Comme disait le président Mao: «Plus il y a de désordre à l’horizon et plus approche la révolution.»

Et alors?

Alors quoi? Le 50 Best Restaurants n’est qu’un polaroïd, un instantané de la restauration mondiale. On peut s’attendre à l’étranger à un déchaînement des réactions. A une montée en flèche de l’attention médiatique.

Pas chez nous. Peut-être que l’ami François Simon, jusqu’en 2008 président du jury français, fera à nouveau le sniper depuis les colonnes du Figaro. De même que François Régis-Gaudry depuis l’Express. Peut-être que Jean-Claude Ribaut enverra aussi un petit billet au Monde.

C’est peu. Quelques dépêches ici et là, et voilà, c’est presque tout, la blogosphère mise à part. Ça en dit long sur l’isolationnisme, le provincialisme et le retard du débat en France. Heureux les derniers car ils resteront un jour les premiers. Pas forcément. Autrefois les Stones entonnaient, eux, «Time is on my side». Décidément nous, du temps, on n’en a plus beaucoup.

Andrea Petrini

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