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L'effet Irak sur la Libye

Si Saddam Hussein était encore au pouvoir, le soulèvement arabe actuel aurait pu ne jamais se produire.

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L'image la plus jouissive du mois dernier – éclipsant même la bravoure et la dignité des civils combattant le despotisme en Syrie et en Libye – fut de voir Hoshyar Zebari arriver à Paris pour en appeler à une ferme riposte contre le régime pervers du Colonel Mouammar Kadhafi. Ainsi, le ministre des Affaires Étrangères irakien, et nouvellement président de la Ligue Arabe, cherchait-il à orienter l'axe de toute une diplomatie locale contre la loi d'un seul homme.

En mai, l'Irak accueillera le sommet de la Ligue Arabe, il sera alors vraiment amusant, et très instructif, de voir quels dirigeants arabes auront le courage, ou même la capacité, de quitter leurs capitales et de s'y rendre. Un tel spectacle est tout particulièrement gratifiant pour ceux d'entre nous qui se rappellent de Zebari comme du dévoué militant en exil qu'il était, voici 10 ans, alors qu'il s'efforçait de défendre son peuple dépossédé contre Saddam Hussein et ses armes chimiques.

Peut-on imaginer comment le printemps arabe se serait déroulé si un Etat arabe de premier plan, à la tête d'une richesse pétrolière et d'un attirail militaire impressionnant, connu pour intervenir dans les affaires de ses voisins et à l'histoire parsemée de répressions massives contre ses propres civils, était toujours la propriété privée d'une dynastie sadique et criminelle? A l'heure actuelle, le bénéfice d'avoir, bien avant le début des événements, un Irak de l'autre côté de la barrière, a été aussi ignoré que méconnu, et son ampleur est impossible à mesurer. De même, son influence dans l'équation libyenne, uniformément positive, est restée insoupçonnée.

Une presse libre en Irak, une consitution écrite

Sur le premier point, j'admets que les manifestants égyptiens, tunisiens, et autres, ne sont pas descendus dans les rues en agitant des drapeaux irakiens, comme s'il y avait là un exemple à suivre. (Bien que Saad Eddine Ibrahim, grand-père spirituel du mouvement démocrate égyptien, ait salué publiquement l’inspiration portée par la chute de Saddam, et les dires de nombreux leaders du précoce «printemps» libanais ont été comparables.)

Cette réticence est compréhensible, puisqu’à l'exception de la région Kurde du nord, dont est originaire le ministre des Affaires Étrangères Zebari, la libération de ce pays ne fut pas entièrement l'œuvre de sa population. Mais cet argument est devenu plus discutable depuis que la Ligue Arabe, elle-même, a admis que certains régimes étaient impossibles à renverser sans aide extérieure.

Le régime de Kadhafi en est l'un des principaux exemples, et celui de Saddam en était le parangon, comme les bombardements et le gazage répétés des populations chiites et kurdes l'ont amplement démontré. Aussi, et même si leurs formes sont rudimentaires et fragiles, l'Irak jouit déjà d'une presse libre, d'une constitution écrite, et d'un système électoral parlementaire, ce que demande aujourd'hui a minima la société civile arabe.

Le pays a aussi passé son épreuve du feu, qui a vu les ben-ladenistes s'opposer de toutes leurs forces à une démocratie émergente, et en sortir largement perdants et discrédités. L'utilité de ces leçons et de ces expériences dépasse les frontières de la Mésopotamie.

Kadhafi, une nuisance épouvantable

Quant à l'effet Irak sur la Libye, voici ce que m'a dit en secret un diplomate britannique, présent lors des négociations avec Kadhafi sur l'abandon de son stock d'armes de destruction massive. Loin d'être un néoconservateur (une race d'ailleurs fort rare dans le cabinet des Affaires Étrangères et du Commonwealth de Sa Majesté), il mit trois facteurs en avant. Premièrement, et du moins à cette occasion, l'Occident avait parfaitement su faire fonctionner ses services de renseignements, et fut capable d'étonner et de déprimer Kadhafi par l'étendue de ses connaissances sur ses programmes secrets.

A quoi s'ajouta, en se renforçant au fil du temps, l'intransigeante persévérance des tribunaux écossais face à l'horreur de Lockerbie. (On ne plaisante pas avec la loi écossaise, une maxime bien mal comprise par tous ceux qui s’autoproclament «roi des rois».)

Troisièmement, élément très important dans le cours des événements, la terreur lamentable de Kadhafi devant le sort de Saddam Hussein. Ce qui a largement été confirmé par beaucoup d'officiels libyens dont les dires m'ont été rapportés par bon nombre de mes amis. Au final, après tout, c'est à George W. Bush et Tony Blair qu'il s'adressa, pas aux Nations Unies. Aujourd'hui, ces armes sont mises sous clé à Oak Ridge, dans le Tennessee – et ont permis de remonter la trace du réseau A.Q. Khan, au Pakistan – et qui pourrait raisonnablement souhaiter qu'il en soit autrement?

Mais même les crocs rentrés, Kadhafi demeure une nuisance épouvantable. Comme le New York Times l'a rappelé dans un brillant article, la semaine dernière, il a forcé les compagnies pétrolières occidentales à payer à sa place l'amende de 1,5 milliard de dollars qui lui avait été infligée pour Lockerbie.

Il n'a eu de cesse d'affamer son peuple – il suffit de remarquer l'état miséreux et loqueteux des Libyens que l'on voit à la télévision – tout en dilapidant l'immense fortune de son pays dans des projets pharaoniques personnels. Ses interventions sanglantes au Liberia, au Darfour et au Tchad – où d'ailleurs un autre avion civil explosa en vol, un français cette fois-ci – auraient dû depuis longtemps lui faire gagner une inculpation pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité.

Mourir ou s'asseoir sur le banc des accusés

Tout comme Saddam Hussein, il n'a cessé de se présenter ostensiblement, et de manière hystérique, comme le problème central, les fons et origo* de la misère libyenne et des souffrances de la région. Pourquoi donc faisons-nous preuve d'une telle fausse modestie et feignons-nous de cibler «ses forces» et pas sa personne?

En Grande-Bretagne, par exemple, l'argument a atteint des proportions grotesques. Personne ne doute vraiment que ce soit un missile de croisière britannique qui ait fait exploser le «bunker» de Kadhafi à Bab El Azizia, l'autre jour, mais tandis que le Premier Ministre David Cameron déclarait que le dictateur pouvait logiquement, à un moment ou à un autre, devenir une cible, pour son Chef d'État-Major, le Général Sir David Richards, il n'en était «absolument pas question», parce que la résolution de l'ONU ne couvrait pas une telle éventualité.

A Washington, le Président Barack Obama avait déclaré à juste titre que Kadhafi «devait partir», mais l'objectif de la mission en elle-même consiste à protéger les civils du massacre. Que ce soit en termes purement, ou à demi militaires, c'est incohérent. Si les mots de commandement et contrôle ont un sens, ils définissent sûrement le monarque gâteux qui commande et contrôle les Libyens depuis bien trop longtemps maintenant.

Hoshyar Zebari a heureusement rappelé le précédent d'une zone d'exclusion aérienne qui a pendant longtemps protégé le nord et le sud de l'Irak des hélicoptères de combat de Saddam Hussein. Mais il sait parfaitement aussi ce qu'une telle logique a d'inexorable. Jour après jour, les forces terrestres de Saddam tiraient sur ces avions. Jour après jour, les accords de cessez-le-feu étaient forcés et violés. Jour après jour, il devenait de plus en plus évident que l'Irak était l'otage misérable des caprices d'un seul tyran. 

Notre tâche immédiate consiste à assimiler ces leçons, raccourcir le temps entre le gain de cette connaissance et son application, appeler le mal par son vrai nom, et donner à Kadhafi l'âpre choix de mourir ou de s'asseoir sur le banc des accusés. Il est impensable moralement qu'il puisse s'en sortir avec ne serait-ce qu'une minuscule miette d'autorité, et il est moralement pusillanime de ne pas le dire à voix haute. La formule laide et maladroite de dérive de la mission pourrait se parer soudainement d'une beauté propre.

Quand la Ligne Arabe se réunira en mai, elle pourrait accueillir un tout jeune gouvernement provisoire libyen sur le sol d'un Irak libre. Nous aurons alors bouclé la boucle – et  donné raison à tous ces braves tombés lors de la chute du premier et du pire bastion de l'ancien régime.

* en latin dans le texte

Christopher Hitchens

traduit par Peggy Sastre

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