Culture

Cinéma italien: giallo, le genre jaune devant, sanglant derrière

Entre les années 1960 et 1970, un genre du cinéma italien fit son apparition, mêlant sexualité, meurtre et fantasme, donnant naissance à ce qu’on appela alors le Giallo.

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Si noire est la série policière française, l’Italie elle a choisi le jaune (giallo) pour recouvrir les jaquettes des séries policières en vogue dès les années 1920. Les romans d’Agatha Christie ou de Simenon furent ainsi associés à cette couleur. Ces ouvrages aussi nommés «Whodunit», ressemblent à ces parties de Cluedo où l’enjeu de lecture se résume à démasquer le tueur. Tous les protagonistes apparaissent successivement comme des suspects potentiels, dynamisant l’intrigue et le suspense jusqu’à la révélation finale dans les dernières pages (les fameuses cinq dernières minutes).

Forts de cette culture populaire, quelques cinéastes se penchent au début des années 60, sur la viabilité de transposer à l’écran ce dispositif narratif simple mais rudement efficace. Le premier à s’y coller s’appelle Mario Bava. Déjà connu dans le monde du cinéma pour ses films d’horreur gothique (Le Masque du démon par exemple), Bava reste très influencé par le monde anglo-saxon (les Gialli littéraires sont la plupart du temps enclins à rendre hommage aux grands noms anglais du polar).

Il réalise ainsi La Fille qui en savait trop (1963), titre clin d’œil au pendant masculin d’Hitchcock sorti en 1956, où une jeune femme en vacances à Rome se retrouve témoin d’un meurtre à l’arme blanche et est pourchassée par le mystérieux assassin. Les germes du giallo (témoin inopiné d’un crime, usage du couteau, difficulté de dénouer rêve et réalité) commencent leur maturation. Mais l’identité visuelle du genre ne verra véritablement le jour que dans le film ultérieur de Bava, Six Femmes pour l’assassin.

L’arrivée de la couleur permet à Bava de créer l’écrin chromatique parfait pour le giallo. Le rouge (pulsion sexuelle) en contraste avec le noir (pulsion de mort) pose d’emblée une ambiance où la réalité se délite dans les jeux d’ombres. Mais l’esthétique giallo de Bava contamine tous les champs cinématographiques, de la lumière (filtres rouges et bleus) aux cadres (plongée et contre-plongée, gros plans, longs travelling latéraux).

Barnum visuel (et sonore), le giallo convoque l’inconscient des personnages (et celui du spectateur) pour créer un cinéma quasi expérimental, où le ressenti domine la narration discursive, les sens la raison. Point d’orgue de cette inventivité esthétique, la stylisation de l’assassin. Il n’est plus un personnage en soi, mais une entité (le Mal) identifiable par des attributs à forte teneur fétichiste (encore l’érotisme).

Gants de cuir noir, imperméable noir, chapeau et même masque. Privilégiant le meurtre à l’arme blanche (le rasoir par excellence), le meurtrier n’est plus qu’une silhouette, sur laquelle chacun peut projeter ses propres peurs. Cette indétermination physique au profit d’un «costume» fera les belles heures des slashers américains (le masque de hockey de Jason Voorhees, le chapeau de Freddy Krueger ou encore le masque de déguisement de Michael Myers). Mais n’allons pas trop vite…

Le giallo de Dario Argento

De nombreux cinéastes italiens vont alors tenter le grand saut dans le genre très codifié du giallo, tels Lucio Fulci, Massimo Dallamano, Umberto Lenzi. Mais celui qui va durablement marquer l’aventure du giallo est un jeune réalisateur prénommé Dario Argento. Embarqué en 1969 par Ennio Morricone sur l’écriture du scénario d’Il était une fois dans l’Ouest, le Romain se découvre une passion pour la réalisation. Il rédige alors le scénario de son premier long métrage, le tourne et monte une boîte de production avec son père pour le sortir. En 1970, apparaît sur les écrans italiens le premier volet de sa trilogie animale, L’Oiseau au plumage de cristal.

Reprenant les éléments séminaux du giallo de Bava (le témoin d’un meurtre se retrouve pourchassé par le tueur mystérieux), Argento y adjoint sa touche personnelle: des scènes outrancièrement baroques où le code couleur noir/rouge est exacerbé, un montage parfois syncopé fait de très gros plans et un travail minutieux sur la musique et son incarnation scénaristique. Car la musique va prendre chez Argento une place que jusqu’alors on ne lui avait jamais laissée.

Ennio Morricone imagine une bande-originale où les cris d’une femme (jouissante ou mourante là est la question) scandent les scènes de crimes sanglants. Illustrative chez Bava, la musique devient chez Argento un élément majeur de la narration. Souvent utilisée en décalage de l’image (la comptine enfantine de Profondo Rosso en est l’exemple le plus flagrant), elle sous-tend l’union contrenature de la violence et de l’innocence, de la perversité du crime érotisé.

En 1971, Argento parachève sa trilogie avec Le Chat à neuf queues et Quatre mouches de velours gris qui mettent encore en scène des Américains à Rome qui ont vu ce qu’ils n’auraient pas dû. La question du témoin visuel, de l’œil, de la réalité de nos perceptions est au centre du travail du cinéaste. Les illusions d’optique (Quatre Mouches de velours gris), ou la cécité (Le Chat à neuf queues) sont utilisées comme autant d’artefacts du cinéma lui-même, art de reproduction du réel qui ne donne finalement qu’une apparence de vérité. L’œil est trompeur comme peut l’être la caméra d’Argento.

1977 sonne le climax du giallo avec Suspiria du même Argento. The Goblins aux manettes musicales, une école de danse classique comme décor (Black Swan y puise d’ailleurs un peu de son érotisme malsain), une jeune danseuse américaine témoin d’une scène étrange (mais plus auditive cette fois que visuelle), des meurtres d’une esthétique bluffante… Suspiria se révèle l’acmé de la carrière d’Argento. Jamais un giallo n’avait touché à une telle perfection esthétique. Lumières, cadrages, montage, tout concourt à créer une atmosphère cauchemardesque, autant fascinante que terrifiante.   

Trailer non officiel de Suspiria (avec des spoilers):

Mais la fin des seventies marque le dépérissement du genre. Argento commence à se répéter sans le génie de ses premiers films, Bava délaisse le Giallo pour ouvrir une autre brèche dans le cinéma. En réalisant La Baie sanglante en 1971, il ne crée rien moins que le slasher (Vendredi 13 est d’ailleurs fortement «inspiré» de ce film de Bava). Poser les bases de deux genres cinématographiques en l’espace de dix ans, ça mérite le respect! 

Giallo 2.0

Il aura fallu attendre près de trente ans pour trouver des rémanences de ce genre sous-estimé dans le cinéma européen. Curieusement, ce n’est pas l’Italie qui revisite sa mythologie cinématographique (bien qu’Argento ait réalisé Giallo en 2009, il ne s’agit que d’une caricature pâlichonne et sans intérêt) mais bien la France qui offre une deuxième vie au Giallo.

Amer d’Hélène Cattet et Bruno Forzani sorti l’année dernière et Les Nuits rouges du bourreau de jade de Julien Carbon et Laurent Courtiaud sur nos écrans le mois prochain, auscultent tous deux la grande fantasmagorie visuelle du Giallo.

Entre opéra baroque, choix cinématographiques sans compromis (rares de par chez nous) qui préfèrent l’impact sensoriel à une narration conventionnelle, ces films augurent d’une envie de cinéma horrifique.

Abandonnant les ficelles du slasher (que nous ne maîtrisons guère aux vues des diverses tentatives hexagonales avortées), certains cinéastes renouent avec une tradition ancienne mais ô combien moderne de films plastiques, esthétiques et subversifs.

La violence comme une métaphore racée de nos vieux démons, le sang comme une effusion érotique et excitante, le septième Art comme une psychanalyse filmique de nos tabous. Attention, le jaune risque de redevenir à la mode!

Ursula Michel

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