Monde

AfroReggae, la culture à l'assaut des favelas

Depuis 1993, cette ONG essaie d'améliorer la qualité de vie dans les bidonvilles de Rio de Janeiro. Elle a gagné tellement d'influence que son directeur a servi de médiateur entre l'armée et les trafiquants de drogue fin 2010. Une histoire optimiste des favelas.

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25 novembre 2010, la police militaire de Rio de Janeiro soutenue par l’armée brésilienne pénètre à l’intérieur du Complexo do Alemao et de Vila Cruzeiro. Les autorités cariocas cherchent à déloger les narcotrafiquants de plusieurs favelas en utilisant des moyens dignes d’un pays en guerre. Chars d’assaut, hélicoptères et près 3.000 hommes ont été déployés pour reprendre le contrôle de ces quartiers défavorisés du nord de la ville.

A la demande du chef de l’offensive armée, le coordinateur et fondateur de l’ONG AfroReggae, José Junior, est chargé de négocier la reddition des trafiquants. Cette médiation permet d’éviter que les gangs ne s’engagent dans une guerre ouverte et sanglante avec la police. Une victoire pour l’organisation humanitaire considérée aujourd’hui comme le seul interlocuteur crédible du pays en mesure d’intervenir dans les favelas.

L'ONG née d'une fusillade

Près d’un tiers de la population de l’Etat de Rio vit aujourd’hui dans les bidonvilles. Synonymes de délinquance et de trafic de drogue –souvent avec la complicité de flics peu scrupuleux–, ils sont le théâtre permanent de guerres de pouvoir qui voient s’affronter milices et policiers. Une réalité qui se manifeste dans sa dimension la plus tragique durant l’été 1993. Une fusillade a lieu dans l’une des favelas les plus violentes de l’Etat où la police tue 21 personnes, dont aucune n’a de lien avec le trafic.

AfroReggae voit le jour cette année-là, quelques mois avant ce drame. Née de la création d’un fanzine dédié à la culture black, elle devient par la force de ce contexte chaotique une association ayant vocation à intervenir dans les favelas. Le local d’AfroReggae est installé sur les lieux du drame, à Vigario Geral, par solidarité avec la communauté dont les fondateurs et membres sont en partie issus, mais aussi pour défier l’infortune. De ses copains d’enfance de Ramos, la banlieue de Rio où il a grandi, Junior est le seul encore en vie.

La culture conquiert la favela

Sans moyens, mais avec une volonté qui ne les quittera plus, les membres décident de créer un atelier de percussions. La culture fait alors naître l’espoir d’en finir avec l’escalade funeste d’une violence effrénée, alimentée par la haine et le manque de perspectives. Plusieurs jeunes gagnent rapidement le mouvement, où une discipline stricte leur est demandée, et échappent à cette fatalité, cruelle: l’espérance de vie d’un trafiquant de drogue dans les favelas est de 25 ans. Mais la tâche est grande, difficile. Pour un jeune qui rejoint l’association, cinq autres se tournent vers le narcotrafic.

Des personnages charismatiques rejoignent le mouvement, abandonnant toute attache avec les gangs. C’est le cas de Anderson Sá, visage emblématique de BandaAfroReggae, créé en 1995, qui conduit le groupe de musique à se produire dans tout le pays et à l’étranger [voir le documentaire Favela Rising, réalisé par J. Zimbalist et M. Mochari, 2005] . D’autres suivent avec le même enthousiasme, des ateliers de danse et de théâtre se constituent, quelques collaborations sont nouées comme celle avec le Cirque du soleil qui permet la formation d’une compagnie de cirque.

Mais la situation dans les bidonvilles cariocas ne s’arrange pas. Désertés de toute initiative publique, la corruption et la violence progressent. Une vidéo, «Eu Tô Bolado», destinée à montrer plusieurs bavures policières est réalisée. La société brésilienne découvre alors des actes d’une barbarie insoutenable qu’elle ne soupçonnait pas. C’est le choc dans l’opinion publique mais aussi à l’étranger.  

Une grande fondation américaine décide alors d’octroyer à AfroReggae, en 1997, un financement pluriannuel lui permettant de développer des projets de plus grande envergure. L’association qui compte de plus en plus de membres diversifie son offre culturelle, mais pas seulement. Les locaux de l'association, présents dans deux, trois, puis quatre favelas deviennent progressivement de grands centres employant parfois jusqu’à 500 personnes. Dans chacun d’eux, une équipe constituée de travailleurs sociaux est chargée d’encadrer et de suivre les jeunes qui entrent dans le mouvement.

Des studios d'enregistrement, des compagnies de danse et bientôt un musée

A force d’actions et au fil d’une présence quotidienne dans les favelas, parfois difficile, l’association acquiert une reconnaissance de la part de l’ensemble de la communauté et au-delà. En 2001, Banda AfroReggae signe un contrat international avec Universal Music. Les bénéfices perçus servent à financer les Connexions Urbaines, des concerts gratuits dont la structure peut accueillir 50 000 personnes.

Son terrain d’action s’élargit progressivement, pour couvrir aujourd’hui cinq favelas qui ont chacune leur centre culturel labélisé AfroReggae. Le groupe culturel, comme il se qualifie lui-même, emploie en 2011 près de 3.000 jeunes principalement issus des favelas. Il possède un studio d’enregistrement, compte 14 groupes et orchestres de musique, des compagnies de danse et de théâtre qui se produisent partout dans le monde. Un nouveau centre doit être inauguré très prochainement à Vila Cruzeiro. 2011 verra la première pierre du futur musée conçu par Oscar Niemeyer au Complexo do Alemao, venant célébrer 18 années d’action sociale. Le lieu doit accueillir à partir de 2014 des expositions et des événements culturels, avec un espace dédié à l’histoire des favelas.

De grands groupes privées (Natura, Petrobas, Nestlé, McDonald’s…) soutiennent aujourd’hui l’ONG et participent pour près de 85 % à son financement annuel, 15 % provenant, depuis l’année dernière seulement, du secteur public et de l’Etat de Rio. Avec ces partenariats privés, AfroReggae cherche à encourager l’embauche de personnes issues des bidonvilles et le désenclavement de ces territoires en y favorisant l’implantation d’entreprises. Grâce à son activisme, l’association permet aux habitants de regagner individuellement et collectivement une certaine fierté et retrouver une part de citoyenneté indispensable pour combattre le phénomène d’exclusion qui touche encore durement les bidonvilles cariocas.

AfroReggae perturbe le trafic de drogue

Depuis quelques années, un dialogue permanent s’est instauré avec le gouverneur de l’Etat de Rio, Sérgio Cabral Filho, et le président, hier Lula, aujourd’hui Dilma Roussef, qui a conduit à des programmes de développement d’infrastructures. Mais ce dialogue ne plaît pas à tout le monde. Quelques semaines avant les événements, de fin novembre 2010, un membre de l’un des gangs du Complexo do Alemao demandait l’exécution de Junior à son chef, emprisonné. Raison invoquée: les médiations d’AfroReggae nuiraient aux trafiquants et au trafic de drogue. Le chef du gang refuse.

La communauté est habituée aux coulisses du trafic et guerres de territoire auxquelles se trouve confronté le travail délicat et parfois dangereux de l’ONG. Se faire accepter des gangs, sur leur propre terrain, jouer habilement avec cette ligne blanche derrière laquelle chacun tolère l’autre. Des liens de confiance et de respect se sont noués au fil du temps, mais ils sont fragiles. Chaque jour il faut se méfier de ce qui est dit et fait. Ce contrat tacite existe et perdure grâce à un programme d’action en milieu carcéral pour favoriser la réinsertion des délinquants, mais aussi pour instaurer des relations de confiance avec les principaux chefs de gangs détenus en prison, qui dirigent depuis leur cellule le trafic dans les favelas.

La médiation dans le Complexo do Alemao

27 novembre 2010, la médiation débute dans le Complexo do Alemao. Quelques narcotrafiquants décident de se rendre à la police. Junior se retrouve en présence de celui qui a demandé sa tête quelques semaines auparavant. L’échange entre les deux hommes est tendu mais respectueux. Le trafiquant reconnaît finalement que l’action d’AfroReggae est utile pour l’ensemble de la communauté. Il décide de s’enfuir, comme la majorité des trafiquants de drogue.

Largement relayée et mise en scène par les télévisions nationales, cette opération de grande ampleur se poursuit en ce début d’année. Elle est soutenue par l’ONG. Mais elle laisse toutefois une population pour le moment traumatisée. A quatre ans de la Coupe du monde de football et six ans des Jeux olympiques, les problèmes d’insécurité et de violence sont devenus l’un des principaux enjeux du pays. La crédibilité du Brésil aux yeux du monde est en jeu.

Florian Chavanon

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