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Notre sexualité, c'est grave

Vous pensiez pouvoir jouir sans contrainte dans une société libre? Détrompez-vous: les experts sont là pour vous expliquer que vous êtes malade et qu'il faut vous soigner.

<a href="http://www.flickr.com/photos/x-ray_delta_one/3925429266/">early-Vogue,-red-hair-on-bed </a>/ x-ray delta one via FlickrCC <a href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0/deed.fr">License by</a>
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De reportages télévisés en articles de presse, de «guides sexo» en sites web spécialisés, notre sexualité est devenue un terrain de jeux sans règle contraignante. Festive, joyeuse et très librement médiatisée, elle reflète une société affranchie de toute codification du désir et du plaisir. Orgasme, masturbation, érection, éjaculation féminine et pratiques sexuelles les plus audacieuses sont évoquées sans gêne par tous les types de médias.

Ce déferlement nous apprend pourtant une chose essentielle, qu’on aurait tort de négliger: le sexe, c’est grave, et on n’est pas là pour rigoler. Alors à celles et ceux qui auraient encore la naïveté de croire qu’ils peuvent décider sans l’aide d’un expert comment et quand ils doivent baiser, je dirais: grave erreur.

Enjeu de pouvoir social et baromètre de notre bonne santé psychique, elle détermine notre place dans la société, par rapport à une norme que seuls les experts sont à même d’établir, pour notre plus grand bien. Hors de cette norme, point de salut.

Alors libres de jouir dans une société affranchie? Jamais de la vie, c’est trop dangereux. Notre sexualité, même si nous l’ignorons, est très souvent malade. Soyons humbles, et soignons-nous.

On peut raisonnablement saluer l’évolution en marche depuis les années 1960: s’épanouir sexuellement est devenue l’expression d’un droit, on a abandonné certains tabous et interdits, le sexe sort du domaine réservé des professionnels de santé. Résultat, la sexualité en tant que sujet de société trouve sa place dans les médias, et on voit fleurir les premiers «sujets sexo»: sexologues, psychothérapeutes et médecins envahissent les magazines, et apportent leur caution.

On découvre bientôt ce qui, dans notre propre sexualité, est normal ou ne l’est pas; on apprend ce qui relève de la névrose, du besoin de réassurance narcissique, d’un traumatisme lié à la relation au père ou d’un manque d’estime de soi. Voilà pour le positif.

Quarante ans plus tard, le fonctionnement de notre sexualité s’inscrit dans une norme médiatique, en dehors de laquelle nos agissements intimes ne relèvent ni de notre liberté ni de nos inclinations personnelles mais bien de «troubles», de «manques» et de pathologies.

Et on peut presque s’estimer heureux de ne pas découvrir les experts des fonds de culotte embusqués dans notre chambre à coucher, tellement ils sont omniprésents. On les entend à la radio, on les subit à la télé, on peut (doit?) acheter leurs livres, on se les farcit dans les articles des magazines.

A quelques exceptions près, ils ne sont pas là pour nous éclairer, mais pour nous diagnostiquer. Quelle que soit la question posée, le couperet tombe: c’est grave. Et quand ce n’est pas grave, c’est Mal. On nous donne des modes d’emploi, des remèdes et des conseils. Mais les ficelles varient peu, et on retrouve toujours ces quatre schémas classiques:

L’expert dit comment faire

En général, il a un cabinet médical, il donne des consultations, il parle à la radio et il SAIT. Mieux que nous, bien sûr. Il a le mode d’emploi ultime, celui qui garantit que tous les êtres humains ont une sensibilité sexuelle identique. Et dans un élan de poésie érotique, il peut même aller jusqu’à conseiller la coercition physique comme moyen d’amener une femme à l’orgasme.  

Extrait de l’Art du Cunnilingus, où Gérard Leleu explique qu’il faut glisser la langue entre le gland du clitoris et le capuchon, pour le décalotter:  

«D’une pointe de langue qu’un diamantaire ne saurait tailler plus subtilement, il s’insinue entre capuche et gland. C’en est trop, l’aimée tente de retirer son bassin; mais le démon avait prévu ce retrait en serrant entre ses mains les hanches de la femme pour l’immobiliser et maintenir le terrible contact. L’aimée ne peut plus que gémir. L’amant n’est diabolique qu’en apparence, il sait bien que la souffrance ici n’est qu’un excès de plaisir.»  

La négation de la douleur de sa partenaire comme recette magique a de quoi laisser perplexe.

L’expert dit que c’est grave

Là, on tombe dans les classiques, à savoir baisse de libido et troubles de l’érection. Pour la baisse de libido, quand on n’a pas l’excuse d’avoir un cancer, d’être au chômage ou d’avoir accouché il y a deux mois (seules raisons valables pour ne pas avoir envie de baiser), c’est très simple, le Dr Jacques Waynberg nous fournit un compte-à-rebours officiel, en ces termes:

«Dans un couple, le problème doit être pris en charge très vite. Il ne faut pas dépasser trois mois d’abstinence car ensuite, cela reste ancré dans la mémoire des conjoints et ce sera difficile de retrouver les gestes spontanés vers l’autre. Si cela ne dure pas depuis longtemps, le problème peut se régler au sein du couple, sans intervention extérieure. Sinon il faut consulter un spécialiste.»

Gageons que les couples de longue date,  qui connaissant des périodes de copulation quotidienne alternant avec des mois de calme plat, doivent bien rire en lisant cela.

En ce qui concerne les troubles de l’érection, c’est si grave, dès 40 ans, que les laboratoires Lilly se mobilisent généreusement, en partenariat avec vivresoncouple.com, afin qu’aucun homme de 40 ans qui ne bande pas ne soit laissé sur le bord de la route (et surtout, qu’il ne passe pas à côté d’un revigorant achat de Cialis, cousin du Viagra, et commercialisé par Lilly)

A 40 ans, il faut donc bander ou consulter.

L’expert dit que c’est Mal

Par exemple, un homme qui n’aime pas le cunnilingus, c’est Mal (mais on va le soigner). S’il n’aime pas ça, c’est qu’il a un problème. Et pour Sylvain Mimoun (gynécologue, andrologue et chouchous des médias), le problème vient principalement des archaïsmes de la sexualité infantile, et ce n’est pas définitif, puisqu’il est conseillé à cet homme récalcitrant de consulter un psychothérapeute *.

Sylvain Mimoun assure donc que «cela viendra avec le temps», comme si aucun goût ou dégoût personnel ne résistait à un traitement adéquat. A quand les consultations psy pour les gens qui n’aiment pas les salsifis?

L’expert dit qu’on est malheureux

Notamment si on ne jouit pas comme il faut, par exemple avec le clitoris et non avec le vagin. Le Dr Leleu (encore lui, mais il faut dire qu’il est très généreux en conseils) nous explique les tragiques manifestations et conséquences de l’absence d’orgasme vaginal:

«En ce qui concerne l’absence d’orgasme pendant le coït, les effets psychiques et physiques sont les mêmes, mais s’y ajoute pour la femme une impression de honte, de dévalorisation. Elle se sent imparfaitement femme, voire anormale. “Je me sens en dessous de tout, déclare une femme, je me déteste”. Ne répète-t-on pas, depuis Sigmund Freud, que l’orgasme clitoridien est le fait de femmes immatures mais que l’acmé vaginale est la récompense des femmes accomplies. “Dites-moi ce qu’il faut faire”, supplie une femme. “Ne pourrait-on pas greffer mon clitoris dans mon vagin?” Remarque pertinente qui rejoint ma méthode d’érotisation du vagin exposée plus loin. Je rappelle les méfaits de la frustration: la femme a l’impression d’être abandonnée, d’avoir été exploitée et volée. Elle est déçue et humiliée. Elle est triste, nerveuse, irritée, voire furibonde. Elle ressent des sensations pénibles de congestion dans ses organes sexuels et dans son bassin, des contractures dans les cuisses, ses lombes et son estomac. Certains de ces symptômes peuvent se pérenniser: état dépressif, congestion des ovaires, crampes gastriques, etc, sont des conséquences de ces frustrations. »

Du coup, on est en droit de s’inquiéter pour la santé des lesbiennes, ou des femmes qui pratiquent une sexualité n’impliquant pas forcément la pénétration…

Dans l’absolu, il serait déloyal de nier l’utilité ponctuelle de conseils d’experts en matière d’épanouissement sexuel. Et certaines situations graves, sources de frustration, de détresse ou de souffrance, justifient réellement une prise en charge médicale.

Mais l’omniprésence du diagnostic et du traitement dans la médiatisation de la sexualité formate des comportements qui n’ont souvent que le tort d’être aussi variés que le sont les individus, les contextes et les situations sexuelles.

La norme médiatique d’une sexualité toujours performante, inventive et sans faille induit chez le consommateur (car l’individu ciblé n’est jamais qu’un consommateur potentiel pour les médias) un sentiment d’insuffisance et d’échec. Ainsi sera-t-il plus réceptif aux placements produits.

La sexualité vue par les experts, c’est la plupart du temps une maladie à guérir. Je suggère donc un boycott global: soyons incurables et fiers de l’être.

* Interview accordée au magazine Sensuelle, n°13, janvier-février 2010, dossier «Houston? Mon apollon a un problème!» Retour à l'article

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