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Où est passé le féminisme italien?

Les féministes italiennes n'arrivent pas à rompre le «mur de la communication» de la télévision misogyne berlusconnienne pour mobiliser les jeunes.

Temps de lecture: 6 minutes

Dimanche 13 janvier, un million de femmes ont manifesté dans plusieurs villes italiennes pour défendre leur dignité. Une dignité qui serait bafouée par le président du Conseil italien, Silvio Berlusconi, qui fait l’objet d’une enquête pour abus de pouvoir et prostitution de mineures dans le scandale du «Rubygate».

Les chiffres de la mobilisation sont importants mais seulement 37% des Italiennes entre 18 et 29 ans considèrent le comportement de Sivlio Berlusconi irrespectueux envers les femmes. Pour la réalisatrice Francesca Comencini, c’est une situation paradoxale, qu’elle résume de façon éloquente: «En Italie nous avons eu le plus grand mouvement féministe d’Europe, mais il n’y a pas eu de passage générationnel.» Où est passé le féminisme italien?

Ah, les années 1970...

«Pendant les années 1970 le mouvement féministe en Italie était tellement fort! se souvient Martine Storti, présidente de l’association 40 ans de mouvement, qui a participé aux aux grands moments du MLF (Mouvement de libération des femmes) en France et en Italie. Précisément parce qu’elles partaient de plus loin, les Italiennes étaient des dizaines de milliers dans les rues assez facilement et assez souvent.»

«En Italie la tradition féministe est faible: on a été l’un des derniers pays à avoir le droit de vote pour les femmes», explique Chiara Volpato, professeure de psychologie à l’Università degli Studi di Milano - Bicocca. Sans compter qu’à l’époque fasciste, les femmes qui travaillaient étaient payées la moitié que les hommes.

Et que l’Eglise, puissante, a remis en question l’avortement et la procréation assistée. Aujourd’hui, la situation des femmes italiennes ne paraît pas des meilleures. Le taux d’emploi des femmes (46,4% en 2009) est parmi les plus bas d’Europe et l’Italie occupe la peu glorieuse 74e place dans le classement sur les différences entre les sexes du Forum économique mondial.

Echec de transmission et mur de la communication

La comparaison avec les années 1970 est forcément décevante. Pour Chiara Volpato, l’échec dans la transmission du féminisme serait même la grande erreur de sa génération:

«Pendant de nombreuses années j’ai entendu mes étudiantes me dire qu’elles n’étaient pas féministes, qu’il n’y en avait plus besoin... et voilà où nous en sommes aujourd’hui. Nous n’avons pas eu de figures féminines vraiment significatives, donc avec le reflux des années 1980, on en est revenus à ce retard italien.»

Un constat que partage Francesca Brezzi, professeur de philosophie morale près de l’università Roma Tre, et déléguée du Recteur pour l’égalité des chances-études de genre:

«Nous devons ramener aux esprits les conquêtes du féminisme: on a tout oublié. Nous n’arrivons pas à communiquer aux jeunes cette indignation pourtant si évidente, nous n’arrivons pas à rompre le mur de la communication.»

Le mur de la communication, c’est l’empire médiatique de Silvio Berlusconi, qui aurait contribué à véhiculer une image de la femme contraire aux idéaux féministes. «Nous avons fait l’erreur de concéder cette place au berlusconisme: nous avons accepté la dégradation de la télévision et des moyens de communication, alors qu’il fallait s’indigner tout de suite. Ceux qui ont 20 ans aujourd’hui ne connaissent que ce modèle», poursuit Brezzi.

Il corpo delle donne

Le documentaire de Lorella Zenardo «Le corps des femmes» est à cet égard éloquent: cette jeune femme a visionné 400 heures de télévision, balayant les chaînes italiennes privées (propriété de Silvio Berlusconi) comme les chaînes publiques. «On y voit la banalisation et la vulgarisation du corps de la femme. Dans ce pays où 80% des personnes qui regardent la télévision en font leur source d'information principale et où 60% de l'audience télévisée est de sexe féminin, c'est une horreur misogyne permanente», commentait la journaliste Federica Quaglia dans un article sur le documentaire.

Nicoletta Dentico, présidente de l’association Filomena et organisatrice des manifestations du 13 février, en fait la source de l’indifférence de certains jeunes aux comportements du président italien. Ce manque d’indignation témoigne de «l’influence de la subculture télévisuelle qui est finalement le projet le plus profond et surprenant de Silvio Berlusconi dans ce pays. Un projet inauguré dans les années 1980, synonyme de terre brûlée».

Mais s’il est facile d’épingler le berlusconisme, il n’est pas la seule raison de l’échec féministe. Le cavaliere n’a pas inventé un modèle, il l’a interprété, estime ainsi Nicoletta Dentico:

«Les stéréotypes sur la femme existaient déjà en Italie. Berlusconi n’a fait que reprendre ce modèle, et le décliner à la lumière du néolibéralisme.»

Séparatismes et abstractions

On peut donc blâmer le modèle culturel véhiculé par la télévision berlusconienne, ainsi que des caractéristiques historiques, et pointer la part de responsabilité des féministes. «Notre erreur a été de nous renfermer dans les séparatismes, confesse Chiara Volpato, et de ne pas faire participer les hommes. Et puis on a eu une parole trop abstraite, on a perdu la capacité de raconter, d’impliquer les générations successives.»

Abstraction, séparatismes... vieux démons ou problèmes actuels? Malgré un fort taux de participation, les féministes n’étaient pas toutes du même avis en ce qui concerne les manifestations du 13 février. Les organisatrices des manifestations se sont vues taxer de moralistes... par le gouvernement, mais aussi par d’autres féministes.

Ainsi Maria Pia Covre, prostituée et activiste, pourtant d’accord sur le principe d’une mobilisation contre une situation qu’elle estime grave, critique le «ton familiariste et bigot de l’appel à la manifestation. Un rappel à la dignité féminine qui insinue que seulement certaines femmes ont une dignité à protéger». On a en effet reproché aux organisatrices de s’en prendre aux filles soupçonnées de coucher avec Silvio Berlusconi plus qu’au cavaliere lui-même. Accusation qu’elles réfutent, bien évidemment.

En désaccord avec le ton des manifestations, ces féministes le sont aussi sur la situation du mouvement: la frustration face à un hypothétique échec dans la transmission du féminisme n’est pas un sentiment partagé par toutes. «Certes les générations suivantes ne savent pas grand-chose sur les acquis du féminisme. Mais ça ne les empêche pas de bénéficier d’un héritage dans leur vie de femmes. Avortement, contraception... tout cela est intégré dans leurs vies. Ce n’est pas parce qu’elles n’en sont pas conscientes qu’il n’y a pas de transmission: il y a une forme de transmission implicite», estime l’écrivaine féministe Martine Storti.

Une affirmation que partage Maria Pia Covre:

«Les luttes des années 1970 concernaient le divorce et l’avortement. Nous étions dans une situation vraiment terrible, voilà pourquoi nous étions toutes motivées pour faire changer les choses. Même si on ne s’identifiait pas toutes au mouvement féministe, on en suivait les analyses et les études. Puis il y a eu un moment de tranquillité, où nous nous sommes assises sur nos conquêtes en croyant qu’elles étaient définitives. Mais il ne s’agit pas d’une désertion, puisqu’on a bien vu que les femmes peuvent encore se mobiliser, et qu’elles ont intériorisé les valeurs du féminisme.»

En effet, malgré les réactions de Silvio Berlusconi, qui a défini la manifestation de «factieuse», les Italiennes ont montré qu'elles étaient encore capables de se mobiliser: avec un million de participants, des manifestations dans les principales villes italiennes mais aussi à l’étranger, de Paris à Tokyo, l’appel du 13 février était un succès.

Même si, d’après ses organisatrices, ce n’est qu’un début. «La manifestation du 13, c’est un évènement, mais c’est surtout une occasion pour se rencontrer, se compter, et prendre des décisions pour le futur. Ce ne sont pas les manifestations qui font bouger les choses dans ce pays: il y avait 3 millions d’Italiens dans les rues à la veille de la guerre en Irak, et le gouvernement n’a pas reculé pour autant», explique Nicoletta Dentico.

Se salir les mains

Mais alors, comment faire bouger les choses? Si les débats sur la dignité sèment la zizanie, les féministes font bloc uni autour des objectifs à atteindre. Même Pia Covre, qui est pourtant loin d’être une personnalité consensuelle, croit ainsi que «les féministes ne sont pas divisées sur les thèmes fondamentaux. Le féminisme est une pratique d’analyse plutôt sophistiquée, et il est parfois difficile d’instaurer un dialogue si on ne pratique pas le langage féministe. Pour nombre de femmes qui n’ont pas eu ce type de parcours il est difficile de comprendre pleinement le sens de ce que disent les féministes. Mais cela ne signifie pas que les femmes n’éprouvent pas la même envie de rébellion, les mêmes désirs de changer l’état des choses».

Il s’agit donc de se «salir les mains», pour paraphraser Francesca Brezzi: les femmes doivent entrer dans les lieux de pouvoir.

Pour être écoutées tout d’abord. «Les femmes ont essayé de se faire entendre ces dernières années», raconte Chiara Volpato. Mais c’est difficile de trouver quelqu’un qui les écoute, des médias qui acceptent de publier leurs revendications. Le professeur de psychologie se souvient de son appel au boycott G8 à l’Aquila en 2009: «nous souhaitions que les first ladies boycottent la cérémonie, nous avions 15.000 signatures, mais personne n’a publié notre appel en Italie.»

Et pour agir, ensuite. «Il faut que les femmes sachent s’approprier un rôle social, politique, et managérial, qu’elles prétendent valoir autant que les hommes et avoir les mêmes postes de dirigeants à la tête du pays», déclare Pia Covre.

Car pour l’instant, les femmes sont les grandes absentes de la vie politique et entrepreneuriale italienne. D’après le rapport du Forum économique mondial sur les disparités de genre, rapport repris par Newsweek, l’Italie occupe la 87e place dans le classement du taux de travail des femmes dans le monde, la 121e pour les égalités salariales, et la 97e en ce qui concerne les opportunités pour les femmes d’occuper des positions de leader.

Ainsi, seulement 45% des femmes italiennes travaillent hors de leur foyer (le taux le plus bas de toute l’Europe), et cette donnée stagne depuis 5 ans. Quant aux postes de direction dans les entreprises, ils ne sont féminins qu’à hauteur de 7%.

«Nous devons faire comprendre aux Italiens et aux Européens que le fait de développer le talent féminin serait positif pour la croissance du pays. Ce n’est même plus un problème italien, c’est un problème européen: il ne peut pas y avoir une telle poche de rétrogradation», commente Nicoletta Dentico.

Margherita Nasi

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