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Les zones d'exclusion aérienne sont-elles efficaces?

L'aviation française a commencé ses frappes contre les forces de Kahdafi.

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Moins de 48 heures après la résolution de l'ONU l'y autorisant, la France a commencé samedi 19 mars dans l'après-midi la mise en place d'une zone d'exclusion aérienne au-dessus de la Libye. Une vingtaine d'appareils ont été mobilisés pour ces opérations destinées à protéger les civils de la région de Benghazi. Certains auraient ouvert le feu et détruit plusieurs blindés proches de Benghazi, le bastion de la rebellion. 
Cet engagement des forces françaises, le premier en date dans le bras de fer entre Tripoli et la communauté internationale, est survenu peu après un sommet à l'Elysée regroupant plusieurs dirigeants internationaux qui se sont dit prêts à «prendre toutes les actions nécessaires, y compris militaires» en Libye. Les Mirage et les Rafale empêchent «d'ores et déjà» les attaques des forces du colonel Mouammar Kadhafi contre la population civile à Benghazi (est), a précisé Nicolas Sarkozy.

Dans la matinée, les forces de Kadhafi avaient mené des attaques notamment d'artillerie au coeur du territoire tenu par la rébellion, bombardant des faubourgs de Benghazi, en dépit du cessez-le-feu annoncé la veille par Tripoli après le vote à l'ONU de la résolution 1973 autorisant toutes les mesures «nécessaires» pour protéger les civils. Le colonel Kadhafi a averti les dirigeants internationaux qu'ils «regretteraient» toute ingérence.

Nous republions un article de Slate.com questionnant l'efficacité des zones d'exclusion aérienne.

Tout dépend des circonstances. Il existe deux types de zones d’exclusion aérienne. La première est imposée par une armée à une autre, dans le cas d’une guerre entre deux pays. En pratique, cela équivaut à l’avertissement donné par une puissance belligérante à une autre que ses avions seront abattus s’ils survolent un territoire donné.


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Dans le second type d’exclusion, plus applicable à la situation en Libye, une puissance extérieure possédant une supériorité aérienne écrasante restreint le survol d’un pays afin d’empêcher une guerre civile ou une crise humanitaire. Cette tactique relativement récente a été appliquée notamment en Bosnie et en Irak dans les années 1990. La zone d’exclusion aérienne est alors un compromis dans des situations où la communauté internationale exige l’arrêt des violences sans pouvoir justifier politiquement une véritable intervention militaire.

Les précédents bosniaque et irakien

L’établissement de zones d’exclusion aérienne est autorisé par le chapitre 42 de la Charte des Nations Unies, qui stipule que si les méthodes pacifiques échouent à maintenir ou rétablir la paix internationale, «des démonstrations, des mesures de blocus et d'autres opérations exécutées par des forces aériennes, navales ou terrestres de Membres des Nations Unies» pourront être entreprises.

C’est assez vague. Les conditions et les règles d’engagement sont donc définies dans chaque résolution instaurant une zone d’exclusion aérienne. Dans le cas de la Bosnie, l’opération «Deny Flight» a été imposée en 1993 par la Résolution 816 du Conseil de sécurité des Nations Unies, et s’appliquait à «tous les vols d’aéronefs dans l’espace aérien de la République de Bosnie-Herzégovine».

La Force de protection des Nations Unies (Forpronu), déjà sur le terrain à l’époque, était chargée de surveiller l’espace aérien et de lever l’interdiction en cas de besoin, par exemple pour les avions d’aide humanitaire. «Deny Flight» succédait à «Sky Monitor», une opération moins restrictive qui n’interdisait que les vols militaires et limitait le rôle de la Forpronu à l’enregistrement des violations, sans possibilité d’intervention.

Pour la guerre de Yougoslavie, l’interdiction de survol du territoire était pertinente, car la quasi-totalité des avions de combat de la région étaient sous le contrôle des Serbes de Bosnie. Cette interdiction fut d’ailleurs testée le 28 février 1994 lorsque six avions de chasse serbes furent abattus par des F-16 de l’armée de l’air américaine, au cours de «l’incident de Banja Luka».

Les interdictions n'ont pas empêché les massacres

Pour autant, l’efficacité de l’opération Deny Flight reste discutable. Selon l’Otan, en privant les Serbes de Bosnie de leur force aérienne, l’opération aurait hâté l’issue de la guerre. Mais pour ses détracteurs, elle n’a pas permis d’empêcher les pires violences du conflit, comme le massacre de Srebrenica en 1995. Plus tard, la mission fut élargie jusqu’à devenir une opération de bombardement de l’OTAN.

Les autres exemples notables d’interdiction de survol ont été imposés par les Etats-Unis et leurs alliés au nord et au sud de l’Irak, suite à la guerre du Golfe de 1991. Les opérations Northern Watch et Southern Watch (qui devint, par la suite, Southern Focus) avaient pour but d’empêcher l’armée de l’air de Saddam Hussein d’attaquer les minorités kurdes et chiites de l’Irak. (Les Mig et les Mirage de l’armée de l’air irakienne avaient servi en 1988 dans l’attaque à l’arme chimique de la ville kurde de Halabja, qui a fait 5.000 morts).

Contrairement à «Deny Flight», les opérations en Irak n’ont jamais été approuvées par le Conseil de sécurité des Nations Unies. Les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France se sont appuyés sur la Résolution 678 du Conseil de sécurité qui autorisait les Etats membres à user de «tous les moyens nécessaires» pour s’assurer que l’Irak se conformait à ses obligations en matière de désarmement. Cependant, selon plusieurs spécialistes, les zones d’exclusion aérienne ne s’appuyaient sur aucune loi internationale, et leur légalité continue à faire débat.

Les modes d’application d’une zone d’exclusion aérienne dépendent de la situation et du pays en charge de son application. Dans le cas de l’Irak, les zones étaient contrôlées par des avions de surveillance aérienne et de contrôle aéroporté (Awacs). Lorsqu’une violation de l’espace aérien était détectée, les Awacs contactaient les avions de chasse alliés en patrouille. L’opération fut relativement efficace : il y eut très peu de violations enregistrées entre la fin de la guerre du Golfe et l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis en 2003, lorsque l’interdiction de survol fut levée.

Une base et un porte-avions américain sur place

Cependant elle n’empêcha en rien les violences perpétrées par l’armée de terre irakienne contre les chiites du sud. A ceux qui allèguent qu’une zone d’exclusion aérienne précipiterait le départ de Kadhafi, rappelons qu’elle n’a pas empêché Saddam Hussein de gouverner pendant les dix années de son application en Irak. De plus, l’expérience irakienne a également démontré les dangers liés à ces opérations: en 1994, des avions de chasse F-15 américains abattirent deux hélicoptères Blackhawk de leur propre armée qu’ils avaient pris pour des appareils irakiens.

Dans le cas de la Libye, l’Italie a proposé de mettre ses bases militaires à disposition si une zone d’exclusion aérienne était décrétée. Les Etats-Unis, qui disposent par ailleurs de leur propre base aérienne en Italie, vont positionner un porte-avions au large des côtes libyennes pour, selon un porte-parole du Pentagone, « apporter de la flexibilité » en cas d’action militaire.

Mais en réalité, l’obstacle principal à l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne au-dessus de la Libye est politique : d’après les diplomates des Nations Unies, il est peu probable que les 15 membres du Conseil de sécurité votent l’interdiction du survol de la Libye, à moins d’une escalade dramatique de la violence par l’armée de l’air libyenne. Et cette fois, il serait étonnant que les Etats-Unis et leurs alliés soient disposés à faire cavalier seul.

Quoi qu’il en soit, bien qu’une zone d’exclusion aérienne empêcherait sans doute les avions de Kadhafi d’ouvrir le feu sur les manifestants ou les forces rebelles, elle n’éviterait nullement les attaques de l’armée de terre et des mercenaires. Vu les problèmes que poserait l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne (et la question inévitable de sa légalité) et son utilité limitée, les Etats-Unis et leurs alliés doivent décider s’il est bien utile de s’y risquer.

Joshua E. Keating

Merci à Michael N. Schmitt, professeur de droit international à l’université de Durham et conseiller juridique lors de l’opération Northern Watch.

Traduit par Florence Curet

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