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Pakistan: de Rambo à James Bond

L'affaire Raymond Davis enflamme la paranoïa déjà existante au Pakistan sur les «noirs desseins» des Etats-Unis.

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Raymond Allen Davis a été libéré de prison mercredi 16 mars après que les autorités américaines ont payé 2,34 millions de dollars aux familles des deux victimes du meurtre dont il était accusé, selon un avocat pakistanais. Quelques heures après cette annonce, l’ambassade américaine au Pakistan a publié un communiqué déclarant que le département de la Justice américain a ouvert une enquête sur le double homicide commis par Davis alors qu’il était sous contrat avec la CIA. Le communiqué remercie également les familles pour leur «générosité» mais ne mentionne aucune somme d’argent.

L'article ci-dessous, publié le 1er mars, revient sur cette affaire digne d'un film d'espionnage d'Hollywood.

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Rien ne va plus entre l’ISI et la CIA. Si les relations entre les puissants services de renseignements pakistanais et l'Agence Centrale de Renseignement américaine n’ont jamais été caractérisées par la confiance mutuelle, les révélations sur les activités de Raymond Davis au service de la CIA ont mortifié l’ISI. Présenté d’abord par les autorités américaines comme un «employé du consulat» puis ensuite comme «un membre du staff administratif et technique de l’ambassade» Raymond Davis est en fait un supplétif de la CIA qui à partir d’une maison secrète à Lahore, la capitale du Pendjab, s’intéressait aux groupes extrémistes islamistes et notamment au Lashkar-e-Taiba.

Bien qu’officiellement interdit, ce mouvement garde pignon sur rue au Pakistan et maintient des liens inavoués avec l’establishment sécuritaire. Détenu à Lahore depuis le 27 janvier pour avoir tué deux jeunes pakistanais qui selon lui voulait le voler, Raymond Davis est ainsi passé du statut de simple Rambo à celui de James Bond, enflammant la paranoïa déjà existante au Pakistan sur les «noirs desseins» des Etats-Unis.

Les services de renseignements pakistanais fulminent d’autant plus qu’ils s’inquiètent du nombre d’éventuels espions qui pourraient se trouver au Pakistan sans qu’ils le sachent. Un autre Américain travaillant pour une société de sécurité privée a été ainsi arrêté vendredi à Peshawar, son visa ayant expiré en octobre, selon les officiels pakistanais. Il est depuis en détention et le procureur a rejeté sa demande de libération sous caution alors que le tribunal a fixé sa prochaine comparution dans quinze jours.

Depuis de longs mois, l’ISI tente de freiner la délivrance des visas dont Washington multiplie le nombre de demandes. Pour contourner ces difficultés les autorités américaines reconnaissent, selon le New York Times, que plusieurs membres de la CIA ou des supplétifs ont obtenu des passeports diplomatiques sous couvert d’être des employés de l’ambassade comme c’est apparemment le cas de Raymond Davis. L’ISI est aussi furieuse de voir révéler au grand jour la facilité avec laquelle des espions américains opèrent dans le pays.

Et comme si tout cela ne suffisait pas: les Américains qui en tentant de venir à la rescousse de Raymond Davis ont écrasé avec leur voiture du consulat une troisième personne, ont été discrètement exfiltrés du pays. 

Le résultat immédiat de cette affaire est que l’ISI ne semble plus prête à coopérer avec Washington or cette collaboration est indispensable dans la lutte anti-terroriste comme dans la guerre en Afghanistan. Sans le reconnaître officiellement, l’ISI soutient les tirs de drones américains dans les zones tribales frontalières de l’Afghanistan et aide les Etats-Unis sur un terrain qui leur est très difficilement accessible. Les relations entre les deux services s’étaient déjà détériorées à l’automne dernier quand le nom du chef de l’ISI, le général Shuja Pasha avait été cité à New York dans un procès en relation avec les attentats de Mumbai en 2008.

Les familles de  victimes américaines avaient fait citer le nom de Shuja Pasha accusant ses services de soutien aux terroristes. Peu après, le nom du chef de la CIA au Pakistan était «apparu» dans la presse locale contraignant celui-ci à quitter immédiatement le pays. Plus fondamentalement, l’ISI se plaint régulièrement d’être accusé de soutenir les extrémistes islamistes alors qu’elle a perdu beaucoup d’hommes dans la lutte qu’elle mène contre les talibans pakistanais.

La difficulté tient au fait que les services pakistanais refusent de s’attaquer globalement aux extrémistes, jugeant toujours que certains d’entre eux pourraient lui être utiles dans sa confrontation avec l’Inde qui demeure l’ennemi principal. En privé certains responsables de l’ISI se plaignent enfin d’un gouvernement et d’un président qu’ils jugent beaucoup trop prompts à céder au moindre désir de Washington.

Le gouvernement qui hésite depuis le début de l’affaire sur la conduite à tenir –admettre ou pas comme l’exige Washington le statut diplomatique de Raymond Davis et l’expulser ou le condamner- pourrait bien être la victime expiatoire d’une affaire très mal engagée. Déjà deux personnalités politiques du PPP (Parti du Peuple Pakistanais) au pouvoir ont payé.

L’ex-ministre des affaires étrangères Shah Mahmoud Qureshi a été écarté du nouveau gouvernement parce que, dit-il, il refusait d’admettre la totale immunité de Raymond Davis. A l’opposé la porte-parole du PPP a dû démissionner après avoir déclaré que Raymond Davis jouissait de l’immunité diplomatique, provoquant une levée de boucliers dans le pays.

Les médias suivent cette affaire à la loupe alors que les partis religieux organisent des manifestations régulières à Lahore où la foule appelle à la «pendaison» de Raymond Davis. Les familles des deux victimes réclament «le sang pour le sang» et déjà la femme d’un des jeunes, tués par Raymond Davis s’est suicidée en déclarant qu’elle ne croyait pas à la justice de son pays et qu’elle ne voulait pas voir la libération de l’Américain. Même les talibans pakistanais se sont fait entendre menaçant de féroces représailles tout responsables qui laisseraient fuir Raymond Davis.

Alors que les pressions américaines sont incessantes, cette affaire qui ne peut avoir de bonne issue pourrait sonner le glas d’un président et d’un gouvernement déjà discrédités pour leur incapacité totale à répondre aux besoins élémentaires du pays. Mais il n’est pas sûr que les Etats-Unis gagnent au change.

Françoise Chipaux

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