Culture

Et si on boycottait Apple et ses livres électroniques?

Pourquoi Google, Amazon et Sony devraient cesser de se conformer aux règles d’Apple en matière de livres électroniques...

Temps de lecture: 4 minutes

Le monde de la technologie semble se diriger depuis quelques mois vers un nirvana du livre électronique. Les fabricants ne cessent, en effet, d’améliorer leurs appareils et les prix sont sans cesse plus compétitifs (je suis prêt à parier à nouveau que le Kindle d’Amazon sera à moins de 100$ [environ 74 euros] d’ici la fin de l’année). Mais avant tout, nous sommes en train d’assister à une explosion du nombre de fournisseurs de livres numériques. Il y a deux ans, je regrettais de voir qu’Amazon semblait assuré d’avoir le monopole sur le marché du livre électronique, situation cauchemardesque aussi bien pour les écrivains que les éditeurs ou les lecteurs. Mais depuis, Apple et Google ont à leur tour ouvert des librairies numériques assez complètes. Encore mieux: les livres numériques vendus par Google et Amazon sont lisibles sur quasiment tous les appareils disponibles. Cela lève une des principales barrières à la prolifération du livre électronique: la peur que les contenus ne soient «liés» qu'à des appareils spécifiques.

Apple se distingue, bien sûr

Seule exception à cette universalité du livre électronique: Apple (comme d’habitude). Les livres achetés sur l’iBookstore ne sont lisibles que sur iPad, iPhone et iPod Touch. Pour les possesseurs de ces appareils, mieux vaut donc acheter ses livres auprès de Google ou d’Amazon, puisque, après tout, ceux-ci sont lisibles non seulement sur les appareils Apple, mais aussi partout ailleurs. L’iBookstore d’Apple est donc d’un intérêt quasi nul.

Mais Apple, qui ne l’entend pas de cette oreille, commence aujourd’hui à contre-attaquer. Selon le New York Times, la marque à la pomme a refusé à Sony le droit de faire figurer son application de lecture de livres électroniques sur l’App Store. Cette application Sony aurait permis aux gens de lire sur des appareils Apple des livres achetés à l’origine pour un lecteur Sony. Cela n’avait rien d’innovant —Sony souhaitait seulement imiter les applications pour iPhone déjà crées par Amazon, Google, Barnes & Noble et Kobo. On imagine donc difficilement que Sony sera le seul à pâtir. Ce ne serait certes pas la première fois qu’Apple ferait preuve d’incohérence dans sa gestion de l’App Store —Apple réprouve de manière générale les applications «sexy», mais fait une exception pour les applications maillots de bain de Playboy et Sports Illustrated— mais, cette fois-ci, il semble certain qu’Apple va étendre ces nouvelles restrictions à d’autres fournisseurs de livres numériques.

Il est peu probable qu’Apple interdise sur ses appareils les applications d’Amazon et autres. D’après un communiqué émis le 1er février par la société, il semble qu’Apple va demander aux vendeurs de livres numériques d’offrir aux clients un moyen d’acheter les livres sur l’iTunes Store. En d’autres termes, Apple veut non seulement une part sur les livres vendus via l’iBookstore, mais aussi une part de 30% sur les livres vendus par ses concurrents.

Une mauvaise nouvelle

C’est une mauvaise nouvelle pour Amazon, qui a fait de la compatibilité avec l’iPhone et l’iPad la pièce centrale de sa stratégie pour le Kindle. C’est aussi une mauvaise nouvelle pour nous tous qui pensions qu’Apple nous laisserait sans problème nous passer de ses services si nous souhaitions utiliser nos iPhones et nos iPads comme livres électroniques. Naïfs que nous sommes ! Sur le long terme, cependant, je me demande si les restrictions imposées par Apple ne finiront pas par aboutir à l’amélioration de nos appareils en révélant —une bonne fois pour toutes— les inconvénients du modèle App Store. Tout vendeur de «contenu» pour appareils portables —livres, jeux, films, musiques, articles de magazines, etc.— devrait se méfier des intentions d’Apple, société qui ne semble jamais tranquille tant qu’elle n’a pas touché sa part sur chaque transaction. Heureusement pour nous, il existe une très bonne alternative à l’App Store. Cela s’appelle… le Web. Et il n’appartient pas (du moins, pas encore) à Apple.

Les concurrents d’Apple se servent depuis longtemps du Web pour vendre leurs livres aux utilisateurs d’iPhone. Lorsque, par exemple, vous essayez d’acheter un livre depuis l’application Kindle pour iPhone vous êtes redirigé vers le navigateur Web de votre téléphone. Une fois l’achat effectué sur le site pour mobiles d’Amazon (le paiement ayant été effectué via votre compte Amazon), il suffit de relancer l’application Kindle pour retrouver le livre que vous venez d’acheter. Ce «circuit» présente un avantage évident pour Amazon: Apple prélevant 30% sur les achats effectués depuis les applications, on contourne cette «taxe iPhone» en poussant les clients à réaliser leurs achats hors de l’application.

Dans son communiqué, Apple a particulièrement visé cette pratique:

«Nous réclamons maintenant aux applications qui offrent la possibilité d’acheter des livres hors application de permettre aussi aux utilisateurs d’effectuer leurs achats depuis l’application elle-même.»

Apple continuera donc à laisser les libraires numériques pousser les clients à passer par leurs propres sites à condition qu’ils laissent aussi les clients acheter via Apple.

Les partisans de la marque à la pomme feront remarquer que ce n’est là que justice par rapport aux restrictions imposées sur les appareils concurrents. Après tout, le Kindle d’Amazon ne permet pas d’acheter des livres vendus par Apple ou Google, ni autre contenu copyrighté. Par conséquent, le vrai méchant ne serait-il pas plutôt Jeff Bezos [le PDG d'Amazon]?

Les conséquences de la politique d'Apple

Choisir, entre deux plateformes fermées, laquelle est la plus «méchante» est un jeu de dupes. Cela fait longtemps que j’estime qu’Amazon devrait ouvrir le Kindle aux livres de la concurrence. Toutefois, je suis plus préoccupé par la manière dont Apple gère son App Store, non seulement parce que cela affecte beaucoup plus de gens (il y a bien plus d’utilisateurs d’iPhone, d’iPad et d’iPod Touch que de Kindle), mais aussi parce que les politiques d’Apple ont des implications beaucoup plus vastes. Maintenant qu’Apple a changé les termes de ses arrangements commerciaux en matière de livres électroniques, on peut penser qu’il aimerait en faire de même pour les applications vidéo comme Netflix ou Hulu Plus, les applications musicales comme Pandora, voire les applications commerciales plus générales, comme le Windowshop d’Amazon. Si Apple veut aujourd’hui 30% sur tous les livres que j’achète à Amazon, je suppose qu’il voudra également ses 30% lorsque j’essaierai d’acheter un Kindle demain.

C’est pourquoi j’espère qu’Amazon répondra aux restrictions d’Apple en ôtant volontairement son application Kindle de l’App Store. Pour la remplacer, Amazon devrait créer un programme de lecture Kindle pour le Web mobile —une application pleinement fonctionnelle dont Apple ne pourrait se mêler. Cette application accessible via le navigateur Internet offrirait toutes les fonctionnalités de l’application Kindle pour iPhone et iPad —il serait possible d’acheter des livres, de les lire, de les annoter, etc.—  et de synchroniser ces données avec tous les autres appareils compatibles. Une telle application ne devrait pas être trop difficile à créer, Amazon ayant déjà mis au point un lecteur Kindle pour navigateurs Web classiques. En outre, le Web mobile étant assez homogène d’un appareil à l’autre, cette édition du Kindle fonctionnerait non seulement sur iPhone, iPad et iPod Touch, mais aussi sur les téléphones Android, Palm, BlackBerry et Windows, ainsi que sur les tablettes numériques.

Un passage aux applications Web ne profiterait pas uniquement à Amazon. Mon conseil serait tout aussi valable pour Netflix, Hulu, Pandora et tout autre entreprise souhaitant vendre du média aux utilisateurs de téléphones portables. Apple a fait clairement savoir qu’il ne faciliterait pas la présence de ses concurrents sur l’App Store. Pourquoi accepter de jouer son jeu?

Farhad Manjoo

Traduit par Yann Champion

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