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Le sort de l’Egypte plus que jamais aux mains de l’armée

Alors qu’Hosni Moubarak s’accroche au pouvoir, les militaires ont toutes les options: coup d’État, révolution ou répression…

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Finalement, Hosni Moubarak ne partira pas.

Et maintenant, que va-t-il se passer? Un coup d’État? Une révolution à plus grande échelle? Une répression massive? Qui peut savoir? L’Égypte évolue en territoire inconnu depuis deux semaines, et vient de s’y enfoncer encore plus profondément.

Jeudi matin, la rumeur —relayée par plusieurs agences de presse, le patron de la CIA Leon Panetta et plusieurs responsables égyptiens— faisait courir le bruit que le président Moubarak annoncerait sa démission à la nation. Le conseil suprême de l’armée égyptienne a annoncé qu’il se réunissait pour examiner la crise que traverse le pays —sans Moubarak, alors qu’il en est ordinairement le président de séance.

Pourtant, quand Moubarak s’est enfin présenté devant la caméra (presque une heure après l’horaire prévu), il a refusé de démissionner, et n’a fait que réitérer sa promesse de ne pas se représenter aux prochaines élections—prévues pour septembre, dans sept mois. Dans l’intervalle, il déléguera une partie de son autorité au vice-président qu’il a lui-même choisi (et son confident de longue date) Omar Suleiman —tout en conservant les privilèges constitutionnels de la présidence. Et il a exhorté les jeunes occupant la place Tahrir (qu’il a comparés à ses «enfants») à «rendre leur vie normale aux rues égyptiennes».

Phase critique

C’est fort peu probable. L’écran divisé en deux du programme d’actualité en direct d’Al Jazeera montrait les centaines de milliers de manifestants de la place Tahrir —qui avaient brandi des drapeaux et chanté, convaincus qu’ils allaient célébrer leur victoire— hurler et manifester leur colère en agitant des chaussures. Cette révolution n’en est peut-être qu’à ses débuts, et la prochaine phase pourrait être critique —peut-être même d’une violence terrifiante.

L’armée détient le pouvoir ultime en Égypte, comme beaucoup l’ont souligné au cours de la semaine qui vient de s’écouler. On sait aussi que cela ne pose pas de problème au peuple égyptien, y compris aux manifestants, convaincus que l’armée (contrairement à la police du ministère de l’Intérieur) se rangerait du côté du peuple. Le problème, c’est que depuis 30 ans, l’armée et Moubarak ne font qu’un. Moubarak lui-même était un officier de l’armée de l’air et un héros de guerre, et pendant toute sa présidence, il a toujours correctement traité l’armée.

Aujourd’hui, celle-ci va peut-être devoir choisir son camp. Le discours de Moubarak indique qu’il ne supportera plus ces manifestations très longtemps. Il accuse des agents étrangers d’avoir fomenté le chaos, et, en affirmant qu’il a passé sa vie à défendre l’Égypte, a prévenu qu’il ne laisserait pas des étrangers lui dicter le destin de son pays.

Sur la place, personne n’y a cru.

Plus tôt dans la journée, le commandant militaire Hassan al Roweni avait déclaré aux manifestants: «Tout ce que vous souhaitez sera réalisé» —ce qui avait incité Wael Ghonim, le cadre de Google devenu l’un des héros des manifestations, à twitter: «Mission accomplie. Grâce à tous les jeunes Égyptiens courageux.»

Mais si l’armée essayait de faire pression sur Moubarak pour qu’il quitte son poste, il a résisté —jusqu’à maintenant. Le vice-président qu’il s’est choisi, Omar Suleiman, également à la tête des services de renseignements du pays, a fait une apparition à la télévision peu après le discours de Moubarak, et intimé aux manifestants: «Rentrez chez vous, retournez au travail… ne prêtez aucune attention à la télévision étrangère.»

Les questions qui se posent maintenant sont les suivantes: y aura-t-il encore quelqu’un de l’intérieur pour essayer à nouveau de faire partir Moubarak? Si Moubarak ordonne à l’armée de disperser la foule, les officiers et les soldats se soumettront-ils aux ordres —ou vont-ils désobéir?

L'armée va-t-elle se diviser?

Ou bien l’armée elle-même va-t-elle se diviser, avec certains officiers se rangeant aux côtés du président et d’autres de celui de l’opposition? En fait, maintenant que Souleimane a pris publiquement parti pour Moubarak, l’armée peut-elle encore résister aux ordres du régime sans se diviser?

Dans la mine de câbles diplomatiques secrets récemment révélés par WikiLeaks s’en trouvait un provenant de l’ambassade américaine du Caire et datant de 2008. Il évoquait «un corps d’officiers intermédiaires mécontents» dans l’armée égyptienne, «très critiques d’un ministère de la Défense qu’ils perçoivent comme incompétent et plaçant la loyauté de ses subordonnés au-dessus de leurs compétences». Ce câble pourrait bien avoir été plus prophétique que son auteur aurait jamais pu l’imaginer.

C’est donc une grande nouveauté que la balance des pouvoirs penche désormais du côté de l’armée. Quelles en sont les implications pour la démocratie égyptienne?

Un pouvoir militaire n’est pas forcément de mauvais augure. Dans certains pays, la Turquie par exemple, l’armée a joué un rôle progressiste, et fait avancer la cause de la société laïque et du gouvernement représentatif.

Une Égypte libérée de Moubarak pourrait emprunter le même chemin. La plupart de ses officiers militaires ont reçu une éducation supérieure, beaucoup ont été formés dans des académies militaires américaines, et son élite entretient de fréquents contacts avec des officiers américains, britanniques et français —notamment par le biais d’achats considérables d’armes. L’armée est très respectée par le peuple égyptien —sentiment qui n’a fait que se consolider, peut-être dans les deux sens, au cours de ces deux dernières semaines de manifestations sur la place Tahrir.

Ce mode de pensée a pourtant ses limites. Si un groupe d’officiers finit par évincer le président, quelles que soient les motivations ou les circonstances qui prévaudront, cela ne sera ni plus ni moins qu’un coup d’État.

L'armée n'est plus un tampon entre Moubarak et les manifestants

Vu la situation, cependant, un coup d’État pourrait être la seule issue. Nul doute que les responsables américains sont très déçus par la décision de Souleimane de soutenir Moubarak. Il a été un allié proche des États-Unis, parfois dans le cadre de manœuvres très sombres. Comme le rapporte Jane Mayer dans The New Yorker, Souleimane a activement aidé la CIA à organiser la «restitution» (et l’interrogatoire qui s’est ensuivi) de djihadistes présumés. Les Israéliens espéraient sans doute aussi qu’il prendrait simplement la place de Moubarak, car Souleimane a été le principal garant du traité de paix qui sécurisait leur frontière sud —et l’architecte de la politique empêchant de faire passer des armes au Hamas par l’Égypte.

Quoi qu’il en soit, plus rien ne se dresse aujourd’hui entre les masses en colère et l’autorité croissante que Moubarak s’octroie à lui-même —excepté, potentiellement, l’armée, ou plutôt, certains éléments de l’armée, et sans doute pas ses plus hauts gradés d’ailleurs.

Il existe peu d’autres institutions civiques, principalement parce que Moubarak a astucieusement empêché ce genre d’organisations de se former. C’est en partie ce qui explique qu’il soit resté accroché au pouvoir pendant si longtemps —et, semble-t-il, si fermement: en prétendant que s’il partait, les Frères musulmans ou l’anarchie lui succèderaient.

Le départ de Moubarak aurait permis d’envisager la possibilité que des institutions démocratiques —de vrais partis politiques, des syndicats, des tribunaux professionnels, etc— puissent être créées: pas du jour au lendemain, mais en suivant un calendrier dont on aurait pu apercevoir la fin. Aujourd’hui les possibilités semblent plus réduites que jamais.

Ce mouvement est, depuis le début, une «révolution d’espérances grandissantes» classique. Au cours des deux dernières semaines, les espérances ont atteint de nouveaux sommets. Jeudi, elles ont été violemment portées à une intensité nouvelle. Et la révolution pourrait bien atteindre des niveaux de rage inédits.

Le pouvoir économique de l'armée

Certaines factions de l’armée pourraient avoir leurs propres intérêts matériels en tête en forçant Moubarak à partir. Comme souvent dans les pays non démocratiques, l’armée est bien plus que simplement l’armée. Le corps d’officiers égyptiens a la réputation de posséder ou de gérer de vastes réseaux d’entreprises commerciales, notamment dans le secteur de l’eau, du bâtiment, du ciment, de l’huile d’olive, de l’hôtellerie et de l’essence —en tout, environ un tiers de l’économie du pays— ainsi que de vastes propriétés en bord de mer.

Les manifestations et le chaos qu’elles ont déclenché ont provoqué de graves dégâts économiques —estimés à 315 millions de dollars par jour. Ces pertes, principalement dues à la diminution du tourisme, se poursuivront tant que les manifestations continueron t—et les manifestations vont continuer, semble-t-il, tant que Moubarak restera au pouvoir.

Les intérêts matériels de l’armée ne s’accordent pas si bien avec les prémisses d’une société comportant une classe moyenne florissante. Et l’absence de ce type de société —le fait que de grands nombres de jeunes gens bien formés n’aient que peu d’opportunités d’emplois convenant à leurs talents— a sans aucun doute alimenté les deux dernières semaines de manifestations.

Ce même câble de WikiLeaks de l’ambassade américaine au Caire déclarait que l’armée considère les tentatives de privatisation comme une «menace à sa position économique, et par conséquent, elle s’oppose généralement aux réformes économiques». Dans la mesure où l’armée conservera le pouvoir en Égypte, les «espérances croissantes» seront sans doute frustrées, quelle que soit l’issue de l’affrontement actuel. Quoi qu’il se passe au cours des jours et des semaines qui viennent, l’Égypte, autrefois emblème de la stabilité arabe, pourrait se retrouver bloquée dans la dynamique de la révolution pour un long moment.

Fred Kaplan

Traduit par Bérengère Viennot

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