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Egypte: Où sont les femmes?

Les médias ont exalté le courage de femmes égyptiennes qui sont descendues dans la rue. Où sont les femmes dans les manifestations, de quoi s'occupent-elles, et y a-t-il une tradition égyptienne de participation à des mouvements?

Le 4 février 2011, une femme et des enfants se dirigent vers la place Tahrir. REUTERS/Goran Tomasevic
Le 4 février 2011, une femme et des enfants se dirigent vers la place Tahrir. REUTERS/Goran Tomasevic

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Depuis le début de la révolte en Egypte, impossible de ne pas remarquer la présence féminine dans les reportages, sur les photos, ou sur les vidéos des manifestations de la place Tahrir. Un manifestant sur cinq était une femme, mesurait Ghada Shahbandar, militante de l’Egyptian Organization for Human Rights, dans les premiers jours de la contestation. «Elles sont sur tous les fronts [y compris] en tête de cortège», notait également Rowand Helmii, une étudiante à l’Université du Caire. L’écrivain Marwa Elnaggar a vu «des milliers de femmes chaque jour, jouer tous les rôles: elles crient les slogans, elles s’occupent de l’organisation, soignent les blessés et mobilisent les gens.» (1)

Dans un pays musulman, la participation massive de femmes à des rassemblements de masse pourrait étonner. Les médias ont-ils exalté le courage de ces femmes qui ont osé descendre dans la rue, pour en faire des icônes, comme ce fut parfois le cas dans des manifestations dans d’autres pays, ou y a-t-il une tradition égyptienne de participation à des mouvements?

Ce n’est pas la première fois que les femmes défilent dans les rues égyptiennes. En 1919 par exemple, elles participent au mouvement de masse qui est connu en Egypte comme la première révolution. Sensibles aux pensées du féministe arabe Quasim Amin, elles descendent dans la rue demandant la fin de l’obligation du port de la burqa et revendiquant un rôle dans la vie active de leur pays. «La mobilisation féminine n’est donc pas un phénomène nouveau, raconte Fawzia Al Ashmawi, Egyptienne et présidente du Forum européen des femmes musulmanes à Génève, même si ça faisait longtemps que ça n’était pas arrivé.»

Des citadines, des diplômées, mais pas seulement...

Qui sont ces femmes qui participent aux cortèges? D’abord des citadines, des jeunes diplômées qui utilisent les réseaux sociaux. «En Egypte, il y a un accroissement notoire de la population féminine dans les universités, un accroissement que l’on retrouve d’ailleurs dans nombreux pays de la région, comme l’Iran. Et l’accès à l’éducation favorise la mobilisation», explique David Billion, directeur des publications de l’Iris et spécialiste du Moyen-Orient.

Mais toutes les catégories de la population égyptienne ont manifesté, qu’elles soient jeunes, âgées, tête nue ou voilées. «Nous sommes dans le cadre d’un mouvement de contestation radicale, un mouvement révolutionnaire, et dans ces moments toutes les catégories sociales et sexuelles rentrent dans le mouvement. L’Egypte ne fait pas exception», précise David Billion, également rédacteur en chef de La revue internationale et stratégique.

Une donnée que confirme Fawzia Alashmawi. La présence de femmes venant des souches populaires dans des villes comme Suez et Alexandrie l’a étonnée alors qu’«en principe, dans les villes retirées, on n’accorde pas beaucoup d’attention à ces femmes qui ne font pas partie des partis politiques».

L'implication des islamistes

De même, les islamistes aussi se mobilisent beaucoup: d’une part parce qu’elles sont très impliquées dans la vie sociale, mais aussi parce que les partisans de la révolution islamique veulent montrer qu’ils ne souhaitent pas empêcher les femmes de participer à la vie politique. 

«Même les femmes en faveur de l’islam rigoureux, notamment celles qui font partie des Frères Musulmans, ont manifesté pour prouver qu’elles participent à la vie publique; elles sont plus actives dans la vie sociale et le bénévolat, elle œuvrent pour aider les femmes dans les quartiers, par exemple.»

Moins de violence

Ce qui est nouveau, en revanche, c’est la faible violence faite aux femmes au cours de ces rassemblements. Ainsi, lors de la mobilisation féminine de 2008, prémisses du soulèvement anti-Moubarak, des Egyptiennes s'étaient fait agresser par la police, relate la responsable des affaires culturelles et de la femme au sein du Council on Islamic Education. «Lors du mouvement du 6 avril 2008 contre la fraude dans les élections, les femmes se font agresser et humilier par la police, dans le but de provoquer les hommes du mouvement Kifaya [un mouvement d’opposition à Hosni Moubarak créé en 2004].»

Cela n’avait pas empêché d’Asmaa Mahfouz, qui avait organisé les manifestations du 6 avril, d’appeler, via son blog vidéo, à manifester:  

«Ceux qui disent que les femmes ne doivent pas aller manifester parce qu’elles vont se faire frapper, laissez-les avoir un peu de dignité et d’humanité et venir avec moi le 25 janvier. Et ceux qui disent que ça ne vaut pas la peine parce qu’il n’y aura qu’une poignée de gens, je veux leur dire que tout ça c’est de leur faute.»

Le rôle de l'armée

A la différence de 2008, en 2011, c’est l’armée qui tente de garantir le déroulement des manifestations, en assurant la sécurité des manifestants et manifestantes. Pas la police, pro-Moubarak. «Dans la grande manifestation du 1er février, l’armée a installé des barrages afin d’empêcher aux policiers en civil et autres voyous de venir semer la pagaille dans la place Tahrir», explique Richard Jacquemond, chercheur à l’Iremam (Institut de recherches et d’études sur le monde arabe). Ainsi, afin d’évincer les casseurs, l’armée vérifiait les papiers d’identités des manifestants qui devaient faire la queue, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. «Qu’une femme soit voilée ou pas, un groupe d’hommes s’approche d’elle, ils la serrent, la tripotent, puis s’en vont comme ils sont venus», a observé plusieurs fois Richard Jacquemond.

Sarah A.Topol, qui a suivi les manifestations égyptiennes pour Slate.com, raconte son étonnement: 

«Selon une étude réalisée en 2008, 86% des femmes avaient déclarées avoir été victimes de harcèlement sexuel dans les rues égyptiennes. Mais là, sur la place [Tahrir], alors que nous étions entassés les uns sur les autres, les hommes s’excusaient s’ils vous cognaient accidentellement. Après plusieurs jours passés à déambuler dans les manifestations, j’ai soudainement réalisé qu’on ne m’avait pas tripotée, désagrément pourtant récurrent quand je me retrouve au milieu d’une foule au Caire. Lorsque j'en ai fait la remarque à d'autres femmes sur la place Tahrir, nous avons pris un moment pour réfléchir. “Je n'y avais même pas pensé”, m'a répondu une femme. “Mais c'est parce que nous sommes tous tellement concentrés sur un seul objectif, nous sommes une famille ici”.» 


Une famille: symboliquement, mais pas seulement: «Cela fait partie de la tradition: les femmes vont manifester accompagnées de leurs proches: les maris, les frères... on éduque les hommes pour qu’ils protègent les femmes, dans toutes les situations, explique Fawzia Al Ashmawi. Pour protéger les femmes, les hommes organisent uen ceinture autour d’elles.» Cette protection de la part de l’armée et des proches a joué un rôle d’autant plus important dans la mobilisation féminine que la violence a un impact déterminant dans la présence des femmes dans les manifestations. Sylvie Denoix, directrice des études égyptiennes à l’Ifao (Institut français d’archéologie orientale) au Caire, qui a participé aux cortèges, explique à quel point le niveau de violence influence la mobilisation féminine:

«Les premiers jours, j’ai observé qu’il y avait beaucoup de femmes, mais le 2 février, c’est devenu violent, donc il y en a eu moins. Je ne me suis moi-même pas rendue aux manifestations ce jour-là.»

Quelles revendications?

Les femmes qui manifestent ont-elles leurs propres revendications? De manière générale, d’après la militante Nawal Al Saadawi, «les femmes manifestent au côté des hommes et appellent, comme eux, à plus de justice, d’égalité et de démocratie», a-t-elle expliqué dans une émission de Democracy Now. Un message relayé par cette militante pro-démocratie sur la place Tahrir, le 31 janvier:

«Le peuple n’acceptera un compromis que si nous avons la garantie que le prochain président d’Egypte sera élu démocratiquement.»

Fawzia Alashmawi qui, à défaut de manifester en Egypte, l’a fait devant le siège des droits de l’homme à Genève, précise: «Les femmes veulent être représentées au Parlement, elles veulent avoir leur part de décision dans la politique du pays, ce qui n’est pas le cas avec Moubarak.» En effet, si pour l’instant il n’y a pas de revendications propres précises, comme le souligne David Billion, on sent chez elles une lassitude au sujet de leur rôle en politique dans un pays qui ne leur fait pas une place suffisante: en 2009, l'Assemblée égyptienne a adopté une loi qui impose la création de 64 nouveaux sièges réservés aux femmes au Parlement. Et comme il n’y avait que quatre femmes élues en 2005, la part des femmes au Parlement a fait un bond impressionnant de 1.500%. Malgré cela, la part des femmes au Parlement reste n’atteint que 12%.

Pour l’écrivain Marwa Elnaggar, les demandes purement féminines viendront après le changement de situation politique et sociale: 

«On ne peut pas exprimer de revendications sur les droits des femmes alors que les droits de l’Homme ne sont même pas respectés. On pourra se concentrer sur les droits de la femme quand l’Egypte sera libre.»

Nina Montané et Margherita Nasi

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