France

La galaxie des conflits d'intérêts

Retour sur sept types de conflits d'intérêts identifiés par le récent rapport Sauvé, et sur ce que cela veut dire pour les agents publics.

Temps de lecture: 7 minutes

Affaires Woerth/Bettencourt, Pérol, Proglio, Alliot-Marie... Depuis environ deux ans, la problématique des conflits d'intérêts secoue à intervalles réguliers la vie politique française, au point que, comme pour le financement des partis au tournant des années 1990, une loi pourrait prochainement tenter de fixer de nouvelles règles. Un projet de loi devrait être déposé d'ici la fin de l'année après la remise en janvier du rapport de la commission de réflexion pour la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique, dirigée par le vice-président du Conseil d’Etat Jean-Marc Sauvé. Cent vingt pages [PDF] d’un travail fondé sur une conception large du conflit d’intérêts (la commission intègre notamment dans les intérêts «personnels» l’exercice d’un mandat local par un ministre), qui a été critiqué par certains élus, mais également salué, par exemple par l'organisation Transparency International. Retour sur sept familles de conflits d’intérêts potentiels qu'il permet d'identifier, sur les propositions faites par la commission et sur les personnes qui sont concernées.

Les ministres et leur mandat local

Le contexte. Depuis le début du quinquennat Sarkozy, hormis les polémiques sur la disponibilité des élus pour assurer un mandat local (voir les cas d’Alain Juppé à Bordeaux ou des élus municipaux de Paris), le débat sur les possibles interférences entre maroquin ministériel et mandat local a notamment concerné trois ministres. En février 2010, la secrétaire d’Etat à l’Outre-mer Marie-Luce Penchard (photo) a choqué en déclarant, alors qu’elle occupait la deuxième place sur la liste UMP aux régionales en Guadeloupe: «Je n’ai envie de servir qu’une population, c’est la population guadeloupéenne. [...] Ça me ferait mal de voir [la] manne financière quitter la Guadeloupe au bénéfice de la Guyane, de la Réunion, de la Martinique.» L’ancien ministre du Budget puis du Travail Eric Woerth, également maire de Chantilly (Oise), fait lui l’objet d’une enquête de la Cour de justice de la République concernant la vente par l’Etat d’une parcelle de la forêt de Compiègne à une société de courses, activité importante de sa ville. Enfin, la nomination comme ministre des Collectivités territoriales de l'Alsacien Philippe Richert, seul président de région de droite en France métropolitaine, a fait tousser à gauche, le député PS René Dosière évoquant un conflit d’intérêts.
Ce que dit le rapport. «Force est de reconnaître que des intérêts locaux trop marqués peuvent influencer ou paraître influencer la manière dont les membres du gouvernement s’acquittent de leurs obligations», explique-t-il, avant de conclure que «la fonction de membre du gouvernement devrait être incompatible avec la détention d’un mandat exécutif local.»
Les cibles potentielles. Sur 31 ministres, 16 sont concernés (y compris le premier d’entre eux, François Fillon, président de la communauté de communes de Sablé-sur-Sarthe). On compte parmi eux, cumul aidant, neuf maires, trois adjoints au maire, quatre présidents de communautés de communes, un vice-président de communauté de commune, deux présidents de conseil général et un président de conseil régional.

Les ministres et leur fonction partisane

Le contexte. La polémique a éclaté à l’occasion de l’affaire Woerth/Bettencourt avec la prise de conscience par le grand public du cumul par le ministre du Budget, puis du Travail, de sa fonction avec celle de trésorier de l’UMP. Eric Woerth était donc à la fois chargé, depuis Bercy, de la politique budgétaire de la France et de la lutte contre l’évasion fiscale, et de faire rentrer des fonds rue de la Boétie, notamment grâce au Premier cercle, un club de donateurs fortunés.
Ce que dit le rapport. Par «devoir d’exemplarité» et «souci de ne pas les exposer inutilement à la polémique», il suggère que les ministres ne puissent cumuler leur poste avec «des fonctions de direction ou d’administration au sein d’associations, de syndicats, de fondations ou de toute autre personne morale, y compris dans des partis politiques».
Les personnes ciblées. Tout dépendra de l’étendue du champ des «fonctions de direction ou d’administration». A l’UMP, par exemple, quatre ministres (Nadine Morano, Michèle Alliot-Marie, Bruno Le Maire et Brice Hortefeux) font partie de «l’équipe dirigeante» du parti. Comme nous le rappelions dans notre cartographie, plusieurs ministres dirigent également un «micro-parti» (France.9 pour François Fillon, Le Chêne pour Michèle Alliot-Marie, Nouvel Oxygène pour Laurent Wauquiez...), dont le statut oscille entre club politique et «tirelire» recevant des dons d’autres partis.

Les ministres et leur famille

Le contexte. Le sujet a également été mis sur le tapis lors de l’affaire Woerth/Bettencourt: le fait que Florence Woerth était employée par Clymène, la société de gestion de fortune de Liliane Bettencourt, alors que son mari était ministre du Budget, est alors devenu connu du grand public. L’épouse du ministre a très vite été obligée de quitter son poste.
Ce que dit le rapport. Il propose que les ministres, comme un certain nombre d’autres agents publics, remplissent une déclaration d’intérêts qui précise notamment les intérêts matériels et professionnels de leurs conjoints, parents et enfants. Ils seraient les seuls à voir cette déclaration rendue publique.
Les personnes ciblées. Si cette mesure était mise en application, elle mettrait à disposition de tous, de manière officielle, des informations sur les familles des ministres, généralement disponibles de manière éparse dans la presse. Plusieurs conjoints de ministres occupent ainsi actuellement des postes importants dans le privé: Isabelle Juppé est directrice déléguée au développement durable de Lagardère, Jérôme Pécresse DG délégué du groupe de minéraux industriels Imerys, Hervé Jouanno directeur de la coordination des achats chez Pernod-Ricard, Xavier Giocanti et Jean-Pierre Philippe (époux respectifs de Christine Lagarde et Nathalie Kosciusko-Morizet) présidents de société, l’un dans l’immobilier, l’autre dans le conseil...

«Cadeaux» et sollicitations

Le contexte. Ce point du rapport n’était au départ pas le plus attendu, mais a été mis en lumière par la polémique qui a éclaté début février sur l’utilisation par Michèle Alliot-Marie, lors de ses vacances de Noël en Tunisie, du jet privé de l’homme d’affaires tunisien Aziz Miled.
Ce que dit le rapport. Il propose que soient interdits «les cadeaux, libéralités et invitations» aux agents publics, «à l’exception de l’hospitalité "conventionnelle" et des cadeaux mineurs», dont la valeur pourrait être fixée à moins de 150 euros. Les «cadeaux de politesse et de souvenir échangés à l’occasion d’une réunion officielle ou de contacts protocolaires» seraient exclus de ce système. Le rapport n’aborde en revanche que brièvement la question des relations avec les «représentants d’intérêts», c’est à dire les lobbys.

Des cabinets entre public et privé

Le contexte. En février 2009, la nomination de François Pérol, secrétaire général adjoint de la présidence de la République, à la tête de l’ensemble mutualiste Banques Populaires/Caisses d’Epargne (BPCE), a créé une violente polémique: avant d’arriver à l’Elysée, il s’était occupé à la banque d’affaires Rotschild de la création de Natixis, filiale d’investissement commune des deux banques, puis avait supervisé leur rapprochement depuis l’Elysée. Le juge d’instruction Roger Le Loire souhaite ouvrir une information judiciaire dans ce dossier pour prise illégale d’intérêts. Après cette affaire, d’autres conseillers partis dans le privé ont tenté de désamorcer les soupçons en saisissant en amont la commission de déontologie de la fonction publique: citons les cas de Stéphane Richard (parti de Bercy pour France Télécom), Bernard Delpit (de l’Elysée à la Poste) ou encore de l’actuel directeur de cabinet de Christine Lagarde, Alexandre de Juniac, qui a demandé (en vain) à la commission de déontologie l’autorisation de candidater à la tête d’Areva. Dans le sens inverse (les expériences passées dans le privé des conseillers ministériels), les dernières semaines ont été marquées par la révélation des activités de deux conseillers de Xavier Bertrand pour le laboratoire Servier, frappé par le scandale du Mediator.
Ce que dit le rapport. Il préconise notamment, pour les passages du privé au public, la rédaction de déclaration d’intérêts par les directeurs et directeurs adjoints des cabinets, les membres des cabinets chargés des affaires économiques et financières et ceux qui ont travaillé dans le privé durant les trois années précédentes. Pour les passages du public au privé, il suggère de muscler le travail de la commission de déontologie en remplaçant le mécanisme consultatif actuel par une autorisation préalable dont le non-respect serait pénalement sanctionné.
Les personnes ciblées. Dans son rapport sur l’année 2009, la commission de déontologie pointe «de nombreuses demandes émanant [des] personnels des cabinets ministériels». Une tendance qui pourrait s’accélérer dans les prochains mois, notamment si la probabilité d’une alternance grandit.

Les «doubles casquettes» patronales

Le contexte. La question d’un cumul de postes public-privé par un grand patron a émergé avec la nomination, à l’automne 2009, de Henri Proglio, PDG du groupe privé Veolia, à la tête d’EDF, contrôlé à plus de 84% par l’Etat. Le dirigeant a en effet obtenu alors de conserver la présidence non exécutive de Veolia, qu’il a fini par abandonner en décembre 2010. Une «double casquette» très critiquée, notamment en raison des conflits d’intérêts pouvant surgir au sujet de l’avenir de Dalkia, filiale commune de services énergétiques des deux groupes.
Ce que dit le rapport. S’il estime qu’il serait «excessif» d’interdire à un dirigeant de cumuler des fonctions d’administrateurs dans le public et le privé, il préconise «d’exclure purement et simplement la possibilité pour le président du conseil d’administration, du directoire ou du conseil de surveillance d’une entreprise publique d’exercer une fonction identique, même non exécutive, au sein d’une entreprise privée».
Les cibles potentielles. A notre connaissance, un seul dirigeant cumule actuellement deux de ces fonctions, une dans le public, l'autre dans le privé: Jean-Cyril Spinetta, qui occupe deux présidences (certes non exécutives) chez Areva, contrôlé à près de 90% par le secteur public, et Air France-KLM, dont l’Etat ne détient plus que 16%. Un autre cas de double mandat concerne Gérard Mestrallet, PDG de GDF Suez et président de Suez Environnement, mais l’Etat ne détient «que» la minorité de blocage du premier groupe, qui est lui-même l’actionnaire principal du second.

Les activités professionnelles des députés

Le contexte. Il a notamment été alimenté par la sortie de Pour en finir avec les conflits d’intérêts, le livre de Martin Hirsch, où l’ancien haut commissaire reproche à Jean-François Copé d’exercer une activité d’avocat d’affaires en parallèle de celle de député. A l’occasion de l’affaire du Mediator, la presse a également rappelé que Nicolas About, président du groupe Union centriste au Sénat, ancien de Servier, avait été invité à visiter un site du groupe au Brésil en 2009. En juillet, c’était Gérard Longuet, autre sénateur, qui avait été épinglé pour une mission de conseil auprès de GDF Suez.
Ce que propose le rapport. Rien, pour une raison simple: les parlementaires ont obtenu d’être exclus de son champ au nom de la séparation des pouvoirs. Un groupe de travail de dix-sept membres a été constitué à l’Assemblée nationale en octobre et a pour l’instant mené une dizaine d’auditions, tandis que le bureau de déontologie du Sénat se penche également sur le sujet. Pour l’heure, les parlementaires doivent notamment remplir une déclaration d’activités et une déclaration de patrimoine, et se voient interdire certains emplois publics et privés.

Jean-Marie Pottier

Photos: Marie-Luce Penchard (site officiel du ministère de l'Outre-mer); Eric Woerth (REUTERS/Miguel Medina); Florence Woerth (REUTERS/Eric Gaillard); Michèle Alliot-Marie (site officiel du ministère des Affaires étrangères); François Pérol, en février 2010 (REUTERS/Benoît Tessier); Henri Proglio (REUTERS/Stéphane Mahé); Jean-François Copé (site officiel de l'Assemblée nationale).

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