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Le tabou brisé du don d'organes après euthanasie

Des chirurgiens belges ont choisi de compter parmi les donneurs potentiels des personnes ayant réclamé et obtenu le droit à un suicide médicalement «assisté».

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Jusqu’où ira-t-on pour se procurer des organes humains? Après les personnes en état de mort cérébrale, les condamnés à mort, les donneurs vivants (avec ou sans rémunération) il faut désormais compter, parmi les donneurs potentiels, avec les personnes ayant réclamé et obtenu le droit à un suicide médicalement «assisté». L’affaire s’est passée en Belgique. Elle n’était jusqu’à présent connue, dans ses détails, qu’au sein de la communauté médicale spécialisée. Or, voici qu’elle vient d’être publiquement évoquée sur le site de l’Institut européen de bioéthique à l’occasion d’un symposium sur le don et la transplantation organisé il y a peu par l’Académie royale de médecine de Belgique; symposium auquel participait  un panel national et international d’experts médicaux et de juristes.

Comment remédier à la pénurie?

Il faut ici replacer l’affaire dans son contexte. Faute de disposer d’organes artificiels (ou d’organes animaux «humanisés») ces prélèvements demeurent la condition sine qua non de la pratique des greffes, l’une des plus remarquables avancées de la chirurgie et de la médecine modernes. Or depuis plus de trois décennies, les équipes spécialisées sont confrontées à une pénurie récurrente: les possibilités de prélèvements ne parviennent pas à répondre aux demandes croissantes formulées par des personnes pour lesquelles une greffe (de rein, de cœur, de foie, de poumon, de visage…) est devenue un traitement vital. Aussi cherche-t-on, dans la plupart des pays industriels, à trouver des solutions éthiquement acceptables pour remédier à cette pénurie. Et faute de véritablement les trouver, on observe le développement de nouvelles formes de tourisme, dit «de transplantation» où les organes sont prélevés sur des personnes condamnées à mort ou –contre rétribution– sur des donneurs «volontaires».

Dans les pays respectant les principes éthiques fondamentaux (consentement, gratuité, anonymat), les prélèvements sont pour l’essentiel pratiqués sur des personnes en état de mort cérébrale et maintenues en état de survie artificielle. La question essentielle est ici de savoir si la personne pouvant médicalement être l’objet de prélèvements avait ou non, de son vivant, donné son consentement pour que l’on pratique de tels gestes sur sa dépouille. Depuis quelques temps, diverses initiatives sont prises pour éclaircir au mieux la situation. Comme toujours champion du pragmatisme, le Royaume-Uni vient ainsi de prendre une décision. A compter du mois de juillet prochain, tous les candidats à l’obtention du permis de conduire devront obligatoirement répondre à la question suivante:

«Souhaitez-vous donner vos organes en cas de décès?»

Avec trois réponses possibles:

«Oui, je souhaite être inscrit sur la liste des donneurs»
«Je suis déjà inscrit»
«Je ne me prononce pas pour l'instant»

Le gouvernement britannique espère ainsi parvenir à augmenter le nombre de personnes inscrites sur le registre des donneurs sur lequel ne figure que 27% de la population. «Les études montrent qu'un grand nombre de Britanniques seraient heureux de faire don de leurs organes pour une greffe mais n'ont pas fait la démarche de s'inscrire sur la liste des donneurs», explique la ministre de la Santé Anne Milton. Postulat gouvernemental: l’incitation à la prise de décision permettra d’accroître le nombre des donneurs potentiels. Outre-Atlantique, une mesure semblable avait permis une augmentation de 38 à 60% du nombre de donneurs dans l’Etat de l’Illinois.

Il existe d’autres stratégies, plus radicales. On apprenait ainsi il y un an que le gouvernement finlandais avait rédigé un projet de loi visant à autoriser le prélèvement d'organes sur toutes les personnes décédées qui ne s'y étaient pas préalablement expressément opposées de leur vivant.

Le flou français

Dans ce domaine, la France ne parvient pas à sortir de l’ambiguïté et d’un malentendu durablement entretenu. Le principe législatif central demeure celui de la loi Caillavet du 22 décembre 1976: il consacre une présomption de consentement pour ce qui est des prélèvements post-mortem.

En clair, chaque citoyen français est supposé pouvoir faire l’objet de prélèvements sauf s'il a, de son vivant, manifesté son refus. En 1994 le législateur décida la création, sous l'égide de l'Agence de biomédecine, d'un registre national automatisé. Un outil permettant à chacun de pouvoir laisser une disposition testamentaire informatisée (à tout moment révocable) précisant son refus de toute forme de prélèvement après sa mort. Environ 50.000 personnes sont inscrites sur ce registre.

Il n’en reste pas moins qu’en pratique, les médecins doivent toujours (en l'absence d'un refus clairement exprimé sur ce registre) obtenir l'accord de la famille dans des circonstances toujours douloureuses; ce qui constitue un frein manifeste au développement de la pratique des greffes.

Pour autant, les autorités gouvernementales et sanitaires françaises se refusent à modifier le cadre existant et à proposer à chacun de manifester (sur sa «carte vitale» par exemple) quelles sont ses volontés dans ce domaine. C’est ainsi que la toute prochaine révision de la loi de bioéthique ne traitera de cette question qu’à la marge en proposant d’élargir très modestement le cadre de la pratique des prélèvements pratiqués chez des donneurs vivants (prélèvements d’un rein ou d’un fragment de foie); prélèvements qui correspondent à environ 5% de l’ensemble et à près de 10% des prélèvements de rein.

Pour l’heure, en France, les donneurs vivants ne peuvent être que des parents majeurs proches: frères, sœurs, fils,  filles, grands-parents, oncles, tantes, cousins issus de  germains, conjoints ou toute personne apportant la preuve d’une vie commune depuis au moins deux ans avec le malade en attente de greffe.

Outre les considérations médicales (compatibilité immunologique), le simple volontariat ne suffit pas. La loi impose ainsi de suivre un véritable parcours du combattant avec examen de la candidature par un comité d’expert (ou «comité donneur vivant»). Il s’agit ici de vérifier que le donneur a bien compris les enjeux et les risques de l’opération, mais aussi de s’assurer qu’il n’a pas subi de pression psychologique ou financière de l’entourage, qu’il est bien libre de son choix. Le donneur pressenti doit enfin exprimer son consentement devant le président du tribunal de grande instance. Et jusqu’à l’intervention, il est libre de revenir à tout moment sur sa décision.

Les cas belges

Est-il possible d’élargir le spectre des donneurs potentiels? Plusieurs équipes médico-chirurgicales belges le pensent qui ont d’ores et déjà effectué des prélèvements sur des personnes ayant obtenu de bénéficier d’un suicide médicalement assisté; une pratique légalisée dans ce pays.

Cela s'est passé –au minimum à quatre reprises– dans les hôpitaux universitaires d'Anvers et de Liège. Dans les quatre cas, les comités d'éthique se sont déclarés favorables à cette procédure, en dépit de son caractère «éthiquement sensible», le risque étant que la perspective du don d'organes facilite, directement ou, pas le recours à l’euthanasie. Les comités d'éthique des hôpitaux de Liège et d’Anvers ont notamment insisté sur la nécessaire et indispensable étanchéité entre les équipes médicales, celles en charge de la transplantation et celles en charge de l'euthanasie. Ces mêmes  comités ont aussi exigé que les équipes chargées du prélèvement soit informées du contexte, ce qui a conduit certains de leurs membres à se désister.

Le tabou de la volonté

Un tabou est donc brisé. Plus généralement la question est désormais ouvertement soulevée, grâce à la Belgique, de la pratique des prélèvements d’organes chez des personnes incapables de manifester leur volonté en raison de leur état mental mais avec  l'accord de leur représentant légal.

Les médecins et éthiciens favorables à de telles pratiques soulignent que la douloureuse problématique de ces «donations extrêmes» ne se poserait pas s’il n’y avait pas pénurie d’organes à transplanter. Pour l’heure, les «premières» belges n’ont pas suscité d’émotions particulières au sein de la communauté médicale internationale.

Est-ce dire que de telles pratiques vont bientôt se développer dans les quelques pays européens qui ont récemment dépénalisé le recours au suicide médicalement assisté? Rien n’interdit de le penser. On pourra toujours aisément et pragmatiquement soutenir qu’il ne s’agit ici, sur le fond, que d’organiser collectivement le prolongement de vies humaines à partir de demandes formulées par des personnes réclamant –et obtenant– qu’on leur donne la mort. A qui revient-il, ici, de trancher?

Jean-Yves Nau

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