Économie

Espionnage: Renault joue à perdant perdant

Le constructeur automobile s’enlise dans une affaire d’espionnage industriel qui laissera des traces au sein du groupe et à l'extérieur.

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D’un côté Weston, une petite société qui fabrique des chaussures de luxe à Limoges au rythme de 2.000 paires par semaine, obtient la fermeture pour contrefaçon d’une usine à Canton qui en produisait 300 paires de façon hebdomadaire. De l’autre Renault, un constructeur automobile, licencie trois cadres pour espionnage industriel et introduit la suspicion dans un groupe qui produit 2,3 millions de voitures par an (y compris Dacia et Samsung, et plus de 5 millions avec son partenaire Nissan), sans pouvoir à ce stade étayer ses accusations. Le mode d’investigation et de gestion de Weston débouche sur un succès, celui de Renault patine et alimente la paranoïa.

L’affaire Weston tient du domaine de la contrefaçon qui s’est tristement banalisée. On est bien, malgré tout, face à une affaire d’espionnage industriel. Bien que les chiffres de la contrefaçon soient par définition approximatifs, on évalue le manque à gagner de 200 à 300 milliards d’euros dans le monde (dont 6 milliards en France) pour les industriels dont les produits sont copiés. La marque Weston n’a pas été épargnée. Pour faire échec aux contrefacteurs, le fabricant de chaussures a mené plusieurs mois d’enquête dans une discrétion totale et en s’appuyant sur les services officiels pour remonter la filière et obtenir des autorités chinoises qu’elles reconnaissent le droit de propriété d’une entreprise étrangère et mettent un terme à une production illicite sur leur territoire.

Pour Renault, on est face à une affaire de nature différente, mais toujours d’espionnage industriel. Il serait question de transmissions d’informations concernant la voiture électrique, et plus précisément la pertinence du modèle économique qui devrait permettre à ce nouveau type de véhicule de trouver sa place sur le marché automobile (en France, jusqu’à 15% des immatriculations à horizon 2020, avancent les spécialistes).  Lettre anonyme, enquête interne privée…  tous les ingrédients d’un polar. Jusque là, la discrétion est respectée. Mais au bout de cinq mois d’investigations à l’intérieur de l’entreprise, dès l’instant où la direction du groupe présidé par Carlos Ghosn et dirigé par Patrick Pelata notifie leur licenciement à trois cadres – Michel Balthazard, Matthieu Tenenbaum, Bertrand Rochette -  pour faute lourde, l’affaire ne peut plus rester dans l’ombre.

Scénario de crise

C’est alors qu’il faut bien cerner le délit supposé, confiner le problème et éviter qu’il ne pollue le reste de l’entreprise. Car l’affaire se situe au cœur du système de recherche. La mobilisation des équipes est primordiale. Leur créativité collective est le moteur de la compétitivité. Et leur implication dans le processus industriel dépend de leur adhésion à la marque. En cas de dérapage, il est urgent de sauvegarder cette dynamique en circonvenant le problème comme un début d’incendie.  Malheureusement, on semble assister dans l’affaire Renault à un scénario contraire: c’est la maison qui prend feu.

Dépôt d’une plainte contre X, ouverture par le Parquet de Paris d’une enquête préliminaire confiée à la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI)… Piétinement des enquêteurs. Réaction des trois cadres qui organisent une riposte judiciaire pour démonter l’accusation «d’espionnage industriel, de corruption, d’abus de confiance, de vol et recel, commis en bande organisée», révèle le quotidien Les Echos. Pointe-t-on du doigt des comptes bancaires ouverts en Suisse? A ce stade, le lien avec l’un des cadres accompagné sur place n’aboutit à aucune conclusion de la part des enquêteurs qui annulent la mission. La prise en charge du dossier par la DCRI peut-elle déboucher sur un résultat rapide grâce à la collaboration entre les services de contre-espionnage et le constructeur? «Tous les éléments en notre possession sont aujourd’hui entre les mains de la justice», a affirmé Carlos Ghosn dans une interview au Journal du Dimanche. Mais rien ne se passe. L’enquête menace d’être d’autant plus longue que le secret est maintenant levé.

Incertitude et démobilisation

On ne peut guère imaginer plus dévastateur pour la mobilisation des salariés qu’une plainte pour faute lourde déposée par une direction à l’encontre d’un groupe d’entre eux, sans pouvoir clairement l’étayer. Or, à ce niveau de l’enquête, le dossier semble bien vide. Quel que soit le résultat des investigations engagées par la DCRI, et même si les soupçons d’espionnage sont confirmés, la période d’incertitude qui dure depuis les premiers jours de janvier laissera des stigmates au cœur du management du constructeur automobile, notamment parmi les ingénieurs. Le dossier pourrait devenir un cas d’école non pas de gestion de crise, mais de création de crise.

Si les trois cadres impliqués sont innocents, le management reprochera à la direction d’avoir mis en péril l’avenir professionnel de trois salariés sur la base se simples présomptions. Si un seul ou deux sont coupables, le même reproche sera proféré pour celui ou ceux qui ne le seront pas. Et même si les trois sont coupables, la gestion publique du dossier pourrait désormais jeter un doute sur l’intégrité du management en général. Comment construire dans ces conditions l'adhésion à une communauté de projet? Et si rien n’était jamais prouvé, les cadres en question seront-ils lavés de tout soupçon pour retrouver un poste, chez Renault ou ailleurs ?

Médiatisation et manipulation

La direction de Renault anticipe les critiques. Par la voix de son avocat, elle renverse la charge de la médiatisation, se plaignant de fuites et du manque de discrétion des enquêteurs à l’occasion d’une perquisition au Technocentre de Guyancourt, le cœur de la recherche de Renault. Pour déminer le dossier, le patron Carlos Ghosn affirme que l’entreprise «a été irréprochable par rapport à la loi».  Aurait-il pu en être autrement?

Une dernière hypothèse serait tout aussi douloureuse pour le groupe: qu’il n’existe aucune fuite, que toute l’affaire ne provienne que d’une manipulation perverse de personnes ayant intérêt à nuire à la marque, et que la déstabilisation du groupe soit le seul objectif recherché. L’objectif aurait, en ce cas, déjà été atteint. On veut croire que la direction possède des éléments qui lui permettent d’évacuer cette hypothèse.

L’existence de cette affaire montre à quel point les secrets industriels, qu’ils touchent aux technologies ou aux modèles économiques, sont convoités dans un contexte de concurrence internationale exacerbée. Eric Besson en charge de l’Industrie au gouvernement, a d’ailleurs resitué ce dossier dans son contexte de «guerre économique». Avec, comme dans tout conflit, la bataille de l’information… ou de la désinformation. C’est l’objet de l’espionnage industriel, dans tous les secteurs.

Le domaine du huis clos

Toutes les entreprises s’équipent et mettent en place des procédures pour  empêcher les fuites. Et lorsque des malversations sont commises, les parades pour réduire le préjudice sont échafaudées loin du regard du public. Les limiers de la DCRI sont habitués à travailler dans l’ombre. Pour toutes ces raisons, avant même de connaître le résultat de l’enquête, on peut s’interroger sur le bien-fondé des décisions qui ont été prises et du mode opératoire choisi par la direction, qui aboutissent à braquer les projecteurs sur le groupe. Remonter la filière, si elle existe, est maintenant rendu beaucoup plus difficile. Il est temps, pour les cadres et ingénieurs de la marque au losange en France tout comme pour les enquêteurs de la DCRI, que l’affaire retrouve le huis clos dont elle n’aurait pas dû sortir. Mais il est sans doute trop tard. Weston peut en tout cas donner des leçons à la multinationale Renault.

Gilles Bridier

Photo: Carlos Ghosn Thierry Roge / Reuters

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