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Vie privée: Jeff Jarvis défend Google contre l'Allemagne

Jeff Jarvis, gourou du web et grand fan de Google, s'en prend à l'Allemagne pour avoir autorisé une vie privée sur Internet.

Temps de lecture: 9 minutes

«Allemagne, qu'as-tu fait?»

Qui sait si ce cri du cœur*, cet élan d'angoisse et d'hystérie narcissique rejoindra un jour le panthéon du maniérisme pop-culturel aux côtés de «Don't Cry for Me Argentina». Mais le plaidoyer déchirant que Jeff Jarvis, gourou du web, adorateur de Google et twitteur de son opération de la prostate, a publié le mois dernier tiendra certainement une place importante dans l'histoire de l'idiotie numérique.

Allemagne, qu'as-tu fait?

C'est que deux ou trois trucs peuvent venir en tête. Du genre, la Première et la Seconde Guerre Mondiale, par exemple, ou encore les massacres industriels, sans oublier la surveillance de la Stasi, en Allemagne de l'Est et son régime de torture. Mais en fait, non, Jeff Jarvis parlait d'un crime germanique plus récent, et se demandait ce qui, pour lui, a tout d'une question bien plus importante et profonde: que m'as-tu fait, à moi, Jeff Jarvis, grand et puissant manitou du sophisme internétique, dont le code de la route pour la conduite en ligne se doit d'être respecté?

Le cinglant J'Accuse* de Jarvis, opposé à une violation choquante de sa philosophie de la «publicitude» [publicness] a sans doute bouleversé la nation allemande jusque dans ses fondements les plus fondamentaux.

La Deutschland** a aujourd'hui un autre crime majeur, une autre profonde infamie à ajouter à son histoire. Ils ont résisté à l'exhaustivité totale et absolue de Google Street View! Il semble que l'Allemagne, en raison de ce que Jarvis –au milieu d'un réquisitoire contre la vie privée titré Parties Publiques [Public Parts] qui soutiendra sans doute que tout le monde devrait (comme il l'a fait), tweeter sur le contenu de ses couches pour adultes– appelle une «manie de la vie privée», a autorisé ses habitants à se retirer des clichés de Google Street View.

Ô rage, ô désespoir!

Google a en réalité fait preuve d'une remarquable empathie culturelle en permettant aux Allemands de voir leurs maisons floutées par pixellisation sur Street View. Mais Jarvis ne l'entend pas de cette oreille. Der Kommissar a déterré la hache de guerre!

Jarvis, auteur d'un livre long et obséquieux intitulé What Would Google Do? [La méthode Google] (assimilant donc Google à Jésus [sur le modèle de l'expression «What Would Jesus Do?»]), ne peut outrageusement pas admettre une telle compassion, même de la part de son tout-puissant Google. En cherchant à condamner le blasphème, ses excès rhétoriques atteignent d'ailleurs de scabreux sommets: il cite, en s'en félicitant,  le commentaire d'un Allemand suggérant qu'en permettant d'activer ces dérogations intimes, l'Allemagne «bombarde numériquement ses propres bâtiments», les flous pixelisés provoquant l'équivalent de cratères de bombes dans le paysage virtuel. Un Dresde numérique!

En quelque-sorte, Jarvis accuse ces pudibonds allemands, un quart de million sur une population de 82 millions d'individus, de «défigurer le paysage» avec de tels vides formés au sein de l'indéfectible surveillance de Google, et de limiter par là-même la maladroite indécence –rappelant les fouilles au corps des aéroport–, qu'il appelle de ses vœux avec les foudres totalitaires d'un dictateur numérique en herbe. (Il n'a semble-t-il pas conscience de dénigrer ainsi les victimes véritables des crimes et des bombardements allemands.) Que nenni, la position par «défaut» du Roi Jeff, seigneur d'une société au fonctionnement parfait est la «publicitude» pour tous, fulmine-t-il: «L'Allemagne a aujourd'hui rabaissé le peuple. Elle a spolié le peuple.»

«Allemagne, qu'as-tu fait?», on se le demande, en effet.

Depuis mon premier portrait du racket international et consultatif qu'il dirige, et ses conseils prodigués aux entreprises frileuses sur l'avenir numérique (un avenir comprenant souvent, pour Jeff, beaucoup de fric, de conférences bien pépères et de sinécures en écoles de journalisme), j'avais réussi à ne pas m'en prendre à Jarvis. Parce que, franchement, c'est un peu comme vaincre sans péril et triompher sans gloire –ou chasser l'ours au lance-roquettes, si on veut mettre la formule au goût du jour (même si je recommande l'excessive et jouissive réaction de Mark Dery face aux tweets auto-satisfaits de Jarvis sur son opération de la prostate).

Mais la vanité, la grandiloquence cannibale et l'emphase des propos de ce MacLuhan des bacs à sables n'ont pas visiblement éclairci les rangs des nombreux nigauds institutionnels qui prennent sa philosophie pour argent comptant et qui ont élevé le gugusse au rang d'indispensable futurologue numérique, évangéliste en chef du «journalisme entrepreneurial.».

Ce qui ne fait qu'un avec la décision auto-résignée l'École de Journalisme Medill, jadis arrogante, de se renommer en une «École de Journalisme, de Communication et de Marketing intégré» (LOL). (Il semble que je devrais faire état ici, à des fins de totale transparence sur l'origine de ma consternation, de ma situation d'«élève éminent» de l'ancienne Medill.)

Mais la décision de Medill est cohérente avec celle de l'Université de New-York d'installer ce pitre de Jarvis à la chaire d'un programme de journalisme «entrepreneurial», ayant l'ambitieux projet d'établir un partenariat (en synergie) avec Trader Joe's [enseigne américaine de fruits et légumes, NdT] pour créer un département d'études avancées de la courgette. (J'ai inventé la fin, mais elle ne me surprendrait pas plus que ça.)

Bon journalisme = tout ce qui rapporte

La devise du journalisme honorable était autrefois: «réconforter ceux qui vivent dans l'affliction et affliger ceux qui vivent dans le confort». Aujourd'hui on a: «des ristournes pour les riches et de la junk-food pour les pauvres». Ou disons le tout net: «tout ce qui permet de faire des ronds est par définition du bon journalisme».

Mais revenons-en à cette lugubre pleurnicherie: «Allemagne, qu'as-tu fait?». Cette offensive lancée contre les options de retrait arrive au moment-même où la vie privée devient une question fondamentale pour l'avenir de la presse sur Internet (et de l'Internet en général), essayons donc un instant de prendre l'argument de Jarvis et son «Allemagne, qu'as-tu fait» au sérieux.   

Pour lui, n'importe quel citoyen a le droit de se poster devant n'importe quelle maison allemande et de la prendre en photo, que cela plaise ou non à son propriétaire.

L'entreprise n'est pas une personne comme les autres

C'est tout à fait vrai. Mais en comparant la surveillance panoptique de Google Street View à un pékin prenant une photo pour une raison quelconque, Jarvis émet un avis en réalité très semblable à celui du juge Roberts et de la Cour Suprême dans son infâme arrêt Citizen United, qui abolit une distinction vieille d'un siècle faite entre les citoyens privés et les entreprises, et qui donne carte blanche à des sociétés aux profits colossaux  pour injecter de l'argent dans le processus politique (et  dévoyer par la même occasion les campagnes électorales). L'idée-maîtresse de cette décision veut que les entreprises soient des «gens», comme vous et moi. Aucune différence entre vous et Google, en tout cas dans le droit d'influencer l'électorat en saturant l'espace publicitaire. 

Dans le cas allemand, une multinationale peut –ou pouvait, avant que l'option de retrait soit permise– tenter de faire des profits avec la vie privée d'un individu, un profit d'autant plus lucratif que l'entreprise peut se targuer d'une exhaustivité totale et absolue, ou totalitaire. S'ils ne la volent pas, ils s'approprient une chose qui vous est précieuse, ce sans votre consentement, et non pas pour l'insérer dans un album-souvenir personnel.

(Ce cadre est aussi utile pour appréhender WikiLeaks, que Jarvis soutient, et que je soutiens, aussi, parce que ce sont des États qui sont rendus plus transparents et non pas des individus sans défense.)

Dans le cas allemand, il est aussi question d'insensibilité culturelle. «Ne me dites pas que cela a un foutu lien avec les Nazis et la Stasi», nous prévient sèchement Jarvis, comme s'il essayait de préempter un débat qu'il sait perdu d'avance. Facile à dire, pour lui, qui n'a pas vécu sous ces régimes de surveillance. Les Nazis, dans toutes leurs horreurs, n'étaient pas aussi obsédés par la surveillance que la Stasi, la police secrète est-allemande (Jeff, lance donc La vie des autres dans ton Netflix). La Stasi a réalisé le rêve funeste du philosophe anglais Jeremy Bentham et de son pénitencier panoptique, transformant tout un État en prison via une surveillance totale.

Google, Jarvis et le Panoptique

Cela vaudrait peut-être la peine de s'arrêter un instant sur le Panoptique, parce que je pense que Jeff, qui n'a pas vraiment démontré combien il était familier de l'histoire avant Google, ou de la philosophie avant Zuckerberg, illustre parfaitement la platitude de nombreux gourous du web actuels. Des futurologues qui n'ont pas le temps pour le passé, tous affairés qu'ils sont à diriger des «écoles de journalisme et de marketing intégré» et leurs programmes «entrepreneuriaux» plus qu'ils ne permettent à leurs étudiants de comprendre en profondeur la société, l'histoire, la culture et l'humanité, comme y mettent toujours un point d'honneur l'école de journalisme de Columbia ou la fondation Nieman, à Harvard.

Et s'il connaît le Panoptique, et ce qu'il implique, alors il est d'autant plus honteux qu'il ne s'aperçoive pas de quel type de totalitarisme numérique il se fait le héraut.

Mais le plus horripilant, c'est son plaidoyer de plus en plus tapageur et hystérique (dans les deux sens du terme) en faveur d'une «publicitude» involontaire et imposée à tout le monde. Il semble incapable de comprendre la différence qu'il y a entre les vertus de la transparence, quand il s'agit des mondes fermés des gouvernements et des entreprises, et les dangers –et l'intrusion– de la transparence sur les individus.

L'essence du totalitarisme

Si je ne suis pas d'accord avec tout Hannah Arendt, sa conception de l'essence du totalitarisme comme l'effacement des frontières entre les sphères publiques et privées demeure vraie. La mainmise du public sur le privé reste toujours à craindre. Encore une fois, je suspecte Jeff d'ignorer de tels arguments. Je pourrais le défier de prouver sa lecture d'Arendt et, si c'est le cas, de dire ce qu'il en pense. Après tout, voilà quelqu'un à qui on a confié une chaire de professeur dans une université prestigieuse. «L'intelligence collective» de ses collègues gourous d'Internet n'équivaut pas à un apprentissage, mais bien plutôt à l'association d'ignorances multiples.

Ce manque apparent de familiarité avec les théories sur la vie privée et le totalitarisme (surtout pour quelqu'un qui écrit un livre sur la «publicitude») est si étrangement niais qu'on serait tenté d'examiner l'attitude «tout le monde doit faire comme moi» de Jeff avec l'équivalent psychologique d'un scanner corporel d'aéroport. Qu'est-ce qui peut bien se passer sous la boîte crânienne d'un type avec une telle rage d'imposer sa «publicitude» à des citoyens férus de vie privée, au nom d'un Big Brother voyeur? Est-il possible que, dans certains recoins de son psychisme, il soit en réalité mortifié d'avoir exposé ses organes génitaux à la face du monde, et qu'il veuille ainsi que tout le monde fasse une chose comparable pour lui éviter de passer pour un taré?

En fait, ceux qui chérissent la sauvegarde d'un droit à la vie privée ont de la chance qu'un gars aussi débile que Jarvis soit la mascotte du mouvement cherchant à le détruire.

L'«option de retrait» au coeur de la société américaine

Et les questions de vie privée deviennent de plus en plus centrales à mesure qu'évolue le Web. Jarvis n'a, en l'état de mes connaissances, jamais rien dit sur cette invasion de la vie privée. (Je me demande bien pourquoi.). Je ne voue pas un culte aux commentateurs anonymes qui se cachent derrière leurs pseudos, mais je ne pense pas qu'on doive leur arracher leur anonymat de force. Jeff, montre-nous que tu soutiens le piratage de Gawker si tu adores tant que ça la «publicitude».

En attendant, les termes mêmes, ces mots démoniaques d'«option de retrait», que Jarvis voit bombarder et défigurer les bâtiments allemands, sont aujourd'hui au cœur de l'imminente bataille de la web-culture américaine –oui, en tant que société dans son ensemble, depuis la frayeur nationale qu'ont provoquée les scanners corporels et autres pelotages d'entrejambe mis en place par la TSA.  

Mais dans le cas de l'intimité à l'aéroport, l'enjeu est différent: vous pouvez décider de prendre l'avion ou non, et autoriser les passagers à ne pas se soumettre aux scans corporels pourrait potentiellement mettre la vie d'autres personnes en danger.

Vie privée contre publicité

Le véritable conflit conceptuel et philosophique viendra de la proposition de la commission fédérale du Commerce américaine (FTC) permettant aux internautes de refuser les «profilages comportementaux» qu'autorisent les «cookies» et d'autres dispositifs de surveillance plus raffinés. Ici, cette option de retrait en faveur du respect de la vie privée menace directement les profits de structures commerciales. La une des pages économie du Times, daté du 6 décembre, comprenait un article sur «la question de l'option de retrait: les projets sur le respect de la vie privée en ligne tourmentent de plus en plus la publicité personnalisée».

Plus les éditeurs de presse en ligne connaîtront parfaitement les préférences de leurs lecteurs, via des outils de profilage, plus ils pourront faire payer à leurs annonceurs le droit de cibler précisément de potentiels acheteurs. Mais plus ils en sauront, moins il vous restera de vie privée, et de moins en moins à mesure que les instruments de pistage et de collecte de données se sophistiqueront. 

Ces deux prochains mois, la FTC recueillera les avis de toutes les parties concernées quant aux effets sur le commerce en ligne, et sur la culture en ligne, d'un possible mécanisme «anti-pistage» chez des consommateurs attachés à leur vie privée. Le Times cite des opposants à ce projet, pour qui un tel dispositif «anti-pistage» pourrait «restreindre la faculté des entreprises à monétiser l'Internet».

Une alternative respectueuse de la vie privée semble se jouer entre une option de retrait globale qui, une fois que vous aurez coché une case, rendra la totalité de vos informations impossible à pister, et une option de retrait limité sur laquelle les consommateurs pourront cliquer à chaque fois qu'ils ne voudront pas que les données d'un site spécifique soient remontées. Les mauvais augures d'associations de l'industrie en ligne prévoient qu'un travers de cette option soit le basculement nécessaire vers des modèles de contenu payant.

Il semble qu'une âpre bataille se prépare. Mais tous les belligérants devraient consentir à exercer une telle option de retrait face à des analphabètes comme Jeff «Allemagne, qu'as-tu fait?» Jarvis, et n'y porter aucune attention.

Ron Rosenbaum

Traduit par Peggy Sastre

* en français dans le texte

** en allemand dans le texte

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