Monde

L'Europe sans influence

Parce qu'elle est faible, l'Union n'est ni un problème... ni une solution.

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Nicolas Sarkozy vient de lancer sa Présidence du G20. Le Forum économique de Davos a ouvert ses portes mercredi 26 janvier. Dans les discussions de l'un et de l'autre, il y aura une grande absente: l'Europe. Et une énigme, toujours non élucidée: comment l'Union européenne réussit-elle ce prodige d'être incapable, malgré tous ses atouts à être un acteur crédible sur la scène internationale?

Avec seulement 7,5% de la population mondiale, l'Union européenne a réussi à devenir le plus grand marché du monde, la première puissance économique (28% du PNB mondial), la première puissance commerciale (1er exportateur et 1er importateur), la première puissance agricole avec les Etats-Unis, le premier contributeur pour l'aide publique au développement (la moitié de l'aide mondiale totale; elle attire le tiers des investissements mondiaux; Airbus fait jeu égal avec Boeing. L'euro, dont Milton Friedman disait en 1997 qu'il ne verrait jamais le jour, est devenu la deuxième monnaie de réserve. Entre 1999 et 2010, 14,2 millions d'emplois ont été créés dans la zone Euro, soit près du double des Etats-Unis (7,8 millions) pour une population équivalente 330 millions).  Elle a créé les instruments d'une diplomatie commune et a lancé une trentaine d'opérations de maintien de la paix ou de stabilisation démocratique en étant présente sur les cinq contients. Que de chemin parcouru en  quelques décennies. Quant au modèle économique et social  (le marché  + la protection et la solidarité sociales) qui fait la spécificité de l'UE et qui d'ailleurs évolue, se transforme et se modernise, il est loin d'être condamné, surtout avec la crise. D'ailleurs, les Etats-Unis viennent d'élargir leur système d'assurance maladie, la Chine commence à se pencher sur la sécurité sociale et M. David Cameron a des difficultés à faire accepter le bouleversement du Système National de Santé (NHS) britannique.

L'Europe n'est pas prise au sérieux sur la scène internationale

Barack Obama a refusé l'an dernier de se rendre au traditionnel Sommet Union Européenne-Etats-Unis, non parce qu'il méprise l'Europe mais parce que n'était inscrit à l'ordre du jour aucun des grands sujets de politique internationale sur lesquels Européens et Américains auraient pu dialoguer et  coopérer. L'Europe, parce qu'elle est faible, n'est ni un problème, ni une solution. Autre exemple: la Russie. Tout est réuni pour que l'Europe définisse avec la Russie une relation stratégique, à commencer par l'interdépendance énergétique (l'Europe est le débouché naturel des exportations russes et possède technologie et financements, la Russie a les réserves de pétrole et de gaz). C'est l'intérêt des Européens que la Russie se modernise, se démocratise et s'européanise. C'est l'intérêt de la Russie de se rapprocher de l'Europe. Or, jusqu'ici, aucune politique digne de ce nom n'a été définie. Le sommet de Deauville (France, Allemagne, Russie) en novembre 2010 a jeté les bases de ce qui pourrait être une vision commune pour l'avenir mais rien ne dit que celle-ci sera partagée par les 27 Etats membres. Idem pour la Chine, le Proche-Orient, l'Inde, l'Afrique. Même chose dans les discussions sur le réchauffement climatique: l'UE a été écartée des négociations finales par les Etats-Unis et la Chine alors qu'elle avait joué un rôle important auparavant. Même constat en matière d'aide: quel sens y a-t-il à distribuer des centaines de millions de dollars à une Autorité Palestinienne longtemps corrompue pour financer des infrastructures périodiquement détruites par l'armée israélienne?

1/ Il y a deux explications contestables:

- la première serait que l'Union européenne a accompli son rôle historique: elle a apporté la paix et la prospérité. La fin de la menace soviétique a dévalorisé, notamment aux yeux des Etats-Unis, son  importance stratégique au profit de l'Asie. Explication peu convaincante car la fin de la guerre froide a  au contraire redonné à l'Europe sa liberté (à commencer par celle de réunifier l'Allemagne) et aurait pu être le point de départ d'une influence renaissante;

- deuxième explication: avec la  mondialisation, l'échelon européen  est devenu inutile puisque l'Union européenne se retrouve coincée entre les Etats-nations d'une part et le marché global d'autre part. Mais la montée en puissance de la Chine et des grands pays émergents rend au contraire  le renforcement de l'unité européenne plus nécessaire et , avec la mondialisation, les grandes entreprises européennes ont davantage besoin d'une base européenne forte dans un marché intérieur unifié pour affronter une compétition internationale plus dure.

2/ On en arrive donc au cœur du problème. Ce n'est pas tant que l'Union ne peut pas mais c'est qu'elle ne veut pas être un véritable acteur, pour deux raisons principales:

a) d'abord son incapacité à mobiliser l'ensemble des moyens (économiques, commerciaux, technologiques, financiers, juridiques, règlementaires,  diplomatiques, militaires) dont elle dispose au service d'intérêts européens. On sait ce que sont des intérêts nationaux. On sait ce que sont des principes universels. On a du mal à définir  et donc à défendre  l'intérêt général européen. Ce n'est pas irréversible et d'ailleurs ces intérêts européens commencent à s'imposer à nous:

- il y a d'abord l'euro: les gouvernements de la zone euro ont compris que les marchés exploitent et sanctionnent l'absence d'unité et de solidarité au sein de la zone. Au-delà des divergences  -réelles- entre Français et Allemand et de l'impression de désordre (amplifiée par les déclarations publiques  contradictoires), apparait aujourd'hui la volonté claire des gouvernements de la zone, à commencer par la France et l'Allemagne, de stabiliser  durablement le système. Des progrès majeurs ont été accomplis en peu de mois. Les positions respectives ont évolué de façon impressionnante. C'est encourageant mais cela demande à être confirmé.

- il y a aussi la politique de la concurrence: l'ouverture de l'UE reste nécessaire. L'Union européenne aurait tout à perdre, pour sa croissance, sa compétitivité, son dynamisme et son influence à ériger des lignes Maginot. Mais il faut évoluer et vite. Pendant longtemps, la politique de la concurrence a été conçue et appliquée par la Commission exclusivement sur le plan interne à l'Union, sans prendre en considération les implications du marché  global  pour les entreprises européennes. L'abolition des frontières internes et le démantèlement des monopoles à l'intérieur  d'une part, la libéralisation des échanges internationaux d'autre part étaient censés former un tout indissociable, logique et non contradictoire. Ce n'est pas ainsi que la Chine, les pays émergents ou les Etats-Unis l'entendent. Il est temps de s'adapter. D'où la nécessité  de plus en plus reconnue de se battre pour  la réciprocité, l'accès aux marchés publics et la protection de la propriété intellectuelle.

- de la même façon, en matière d'environnement, l'idée que l'Union européenne doit donner l'exemple en s'imposant des contraintes qui seront ensuite partagées par les autres, doit être revue surtout si, dans le même temps, la Chine consacre- avec succès- des sommes considérables au développement des technologies propres.

b) la deuxième raison découle de la première: l'Union européenne ne peut pas espérer peser sur la scène internationale en s'en tenant aux seules vertus du «soft power» et en laissant la responsabilité du «hard power» aux autres. La possession de l'outil militaire n'est certes plus suffisante  (voir l'aventure américaine en Irak, la situation en Afghanistan, la lutte contre le terrorisme ou la prolifération des armes nucléaires) mais l'absence de moyens et de volonté de défense condamne irrémédiablement l'Union européenne à n'être qu'une grande Suisse. Il ne s'agit d'ailleurs pas uniquement l'usage ou de la menace d'utiliser la force militaire qui fait défaut  mais aussi et surtout la volonté d'utiliser tous les moyens non militaires de coercition ou de représailles  pour faire prévaloir les intérêts de l'Union européenne en tant que telle. On touche là au problème fondamental de l'Europe. Tout le logiciel de la construction européenne repose sur le partage des souverainetés, la mise en commun des  compétences, la culture du compromis, les vertus du multilatéralisme, le respect des valeurs universelles. Qu'il n'y ait aucune ambigüité: c'est un progrès et un succès. Mais le succès de l'Union européenne comme modèle politique est un frein à l'Union européenne comme acteur influent, crédible et respecté sur la scène internationale.

La deuxième phase de la mondialisation nous contraint à changer

Si on tente de dégager quelques lignes de forces pour l'avenir, quelques remarques s'imposent:

-  l'Union européenne restera un animal hybride, mi supranational, mi intergouvernemental. C'est bien ainsi. Il faut qu'il y ait des institutions et des pouvoirs supranationaux c

les Etats-nations sont là pour rester. D'ailleurs, aussi bien sur le plan  institutionnel (le Traité de Lisbonne) que dans la pratique politique, le balancier penche nettement en faveur des Etats et nos dirigeants nationaux ont fait ce qu'il fallait dans les nominations pour que les chefs des institutions européennes (Président du Conseil européen, Président de la Commission et Haut Représentant pour la Politique Etrangère et la Sécurité) ne leur fassent pas ombrage.

- la question est de savoir ce que nos Etats vont faire de leurs pouvoirs accrus. Jusqu'ici, l'Union européenne s'est construite  avec une système de décision chaotique aboutissant à des compromis et des consensus mous entre des pays qui voulaient une Europe forte avec des institutions faibles (en gros, la France) et ceux qui  voulaient une Europe faible avec une solidarité et une intégration inexistantes (c'est-à-dire le Royaume Uni).

- ce temps est révolu car nous avons en face de nous des bouleversements dont nous n'avons pas encore pris la mesure dans notre organisation industrielle, nos conditions de travail, nos modes de vie, le rythme et la profondeur des réformes structurelles. Face à ces convulsions à venir, les gouvernements peuvent être tentés de s'en sortir tout seuls, l'Allemagne avec sa formidable machine à exporter, la Grande Bretagne grâce  à l'ajustement de la parité de la Livre et la flexibilité de son marché du travail, et la France en se reposant sur son génie bien connu. Cela aurait pu être le cas dans la première phase de la mondialisation, fondée sur la prééminence du capitalisme occidental. Mais cette phase est en train de s'achever.

- nous somme entrés dans une deuxième phase de la mondialisation où la Chine en particulier a l'ambition et les moyens de façonner une nouvelle globalisation reposant sur des échanges commerciaux, des relations industrielles et technologiques, des flux financiers, des interdépendances politiques, voire des règles et des références culturelles correspondant aux nouveaux rapports de forces. 

- si tel est le cas, le renforcement de l'Union européenne n'est plus une question  institutionnelle ou une querelle idéologique, c'est une nécessité, non seulement parce que selon l'adage connu, l'union  fait la force mais aussi parce qu'il faut se projeter dans l'avenir. Si nous voulons compter dans le monde de demain, alors il faut  faire en sorte que l'Union européenne, Turquie comprise, soit suffisamment forte pour être au cœur d'un vaste ensemble qui la relie à l'espace euro-méditerranéen, à l'Afrique et à la Russie. En termes d'espace, de démographie, de puissance économique et financière, de ressources naturelles, de moyens militaires et de richesse culturelle, cela ferait de l'Europe un véritable pôle de ce fameux monde multipolaire qui pour certains Français voulait dire moins d'Amérique et qui risque de signifier moins d'Occident.

Pour un pays comme la France qui a toujours voulu être aux avant-postes de l'Europe, il y a là une énorme responsabilité et l'occasion d'un nouveau leadership. Quel parti, quel dirigeant politique aura l'intelligence de se saisir du sujet avant qu'il ne soit trop tard?

G. Le Hardy

Photo: La station suisse de Davos Vincent Kessler / Reuters

 

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