Monde

Le BlackBerry à la vie, à la mort

Le pays de la révolution socialiste d’Hugo Chávez est le plus grand marché sud-américain de la marque BlackBerry. Une frénésie que rien n’arrête, car il est très difficile de contrôler ce qui s'échange sur ce téléphone.

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Au pays de la révolution bolivarienne, le BlackBerry est roi. «Il n’y a que le chien qui n’ait pas son BlackBerry dans la famille vénézuélienne! Tout le monde en a un, de la femme de ménage sexagénaire au jeune PDG. Même les enfants de dix ans», assure Shannon Angilello, vendeuse de téléphones portables pour l’opérateur Digitel dans une petite boutique de Caracas. Le smartphone canadien de Research in Motion (RIM) est même devenu l’accessoire indispensable dans les barrios –ces quartiers pauvres construits sur les pentes abruptes de la capitale– comme dans les gratte-ciel de verre des beaux quartiers. D’après le régulateur national des télécoms, Conatel, il circulerait environ 1,6 million de BlackBerry dans le pays.

L’opérateur Movistar assure que 70% des BlackBerry (BB) qu’il vend sur le sous-continent sont achetés au Venezuela, pays où le taux de pénétration des mobiles est supérieur à 100%. La nation caribéenne compterait deux fois plus d’utilisateurs de la marque que le Brésil et le Mexique réunis. Une assiduité bien récompensée par le fabricant canadien, qui cherche actuellement à développer des applications spéciales pour le public vénézuélien. Lors d’un séminaire organisé à Caracas, le dirigeant pour la région andine a annoncé vouloir «proposer plus de services aux utilisateurs, des services qui pourraient même plaire encore plus à ceux qui n’utilisent pas encore nos smartphones».

Même le président Hugo Chávez , qui avait tenté de détrôner les téléphones «capitalistes» en lançant un appareil de fabrication sino-vénézuélienne à bas prix, a cédé aux charmes du BB, qui est devenu, de son propre aveu, son «arme secrète», allié à son compte Twitter, contre les milliers d’opposants présents sur les réseaux sociaux.

Pourquoi les Vénézuéliens sont-ils fous de BlackBerry? «Pour le PIN!», répondent en chœur deux lycéens téléphone greffé à la main, chaussures Converse aux pieds et mèche de cheveux enduits de gel devant les yeux. Freddy Lugue, jeune promoteur de la marque pour Movistar, confirme. «Dans cette boutique nous en vendons environ 20 par jour, pas à des hommes d’affaires mais à des gens qui veulent avant tout avoir un PIN», explique- t-il. Le PIN? Le numéro d’identification unique et personnel à huit chiffres, qui a totalement remplacé, pour beaucoup, le numéro de téléphone ou le mail. Grâce à lui, les propriétaires de BB, et eux seuls, peuvent s’échanger gratuitement messages, photos, etc. Valentina, avocate et utilisatrice BlackBerry depuis trois ans, l’a adopté: «C’est un service de communication privée qui est très difficile à pénétrer, contrairement aux mails ou SMS qui peuvent être contrôlés. Dans mon travail on l’utilise beaucoup.» L’administration, les entreprises envoient régulièrement des messages sur les numéros de téléphone portable, entretenant la peur des Vénézuéliens d’être «contrôlés». Le numéro PIN, au contraire, n’est connu que des amis de son propriétaire, et inscrit son détenteur dans un «club», un cercle d’utilisateurs, analyse aussi Carlos Villarino, professeur en psychologie de la communication à l’Université centrale du Venezuela qui observe «une plus-value symbolique de l’objet, qui vient compenser d’autres carences». Dans un pays en voie de développement où une voiture peut coûter 80 salaires minimum et une maison modeste 400, fait-il remarquer, un BlackBerry qui vaut environ 3 ou 4 salaires génère l’illusion de pouvoir grimper l’échelle sociale à moindres frais.

Une des premières causes de vol

La fidélité aux marques, selon le psychologue Carlos Villarino, «est une spécificité de la culture du Venezuela». BlackBerry renvoit une image flatteuse à ces héritiers de Simon Bolivar fascinés par la nouvelle technologie, du fait de «la nature hybride de la société vénézuélienne, à mi-chemin entre un monde précapitaliste et un monde globalisé de haute technologie». Cela génère selon lui des tendances de consommation très particulières, «qui visent à réduire la fracture avec les pays développés». Le Venezuela est ainsi également l’un des plus gros clients de Hummer, la jeep de l'armée des Etats-Unis. Plus pragmatiquement, l'achat d'un appareil dernier cri promet une possible revente à bon prix, un détail loin d'être négligeable avec la forte inflation enregistrée dans le pays depuis plusieurs années (+27,2% en 2010).

Le succès du BlackBerry par rapport à l’iPhone, lui aussi synonyme de haute technologie, s’explique en partie par l’arrivée tardive sur le marché national de ce dernier (juin 2008). Le smartphone d’Apple, outre le fait qu’il ne possède pas le fameux PIN, souffre d’un prix d’achat supérieur, et d’applications moins facilement accessibles au consommateur vénézuélien. Sur un forum comparatif, un internaute regrette que les applications Apple ne puissent s’acheter qu’au moyen d’une carte de crédit, alors que l’administration limite les achats en ligne des Vénézuéliens à 400 dollars... par an.

Mais le Venezuela n’échappe pas à la vague de vols de smartphones qui sévit dans le monde entier, et constitue même dans ce domaine un des pires exemples… Dans un pays qui recense 17.600 homicides en 2010, il est devenu un des premiers motifs de vol et d’agression. Les titres des rubriques faits divers des journaux font froid dans le dos: «Il a reçu un BlackBerry en cadeau et peu après nous avons acheté son cercueil», pleure une famille dans El Universal le 19 décembre, «ils lui tirent dessus à deux reprises pour le voler», titre El Aragueño trois jours plus tôt.

En 2009, 100.000 téléphones ont été volés chaque mois au Venezuela, soit un taux de 43,6 vols pour 1.000 portables en circulation dans le pays. A titre de comparaison, en France la même année, 157.000 vols ont été enregistrés, ou 2,6 pour 1.000. Les boutiques, officielles ou non, offrent pourtant un large choix de téléphones offrant quasiment les mêmes spécificités, souvent moins chers que celui de RIM et donc moins convoités par les délinquants. Pourtant, assure Shannon Angilello, vendeuse chez Digitel, les clients «se rachètent un BlackBerry le jour même du vol, même s’ils ont peur de se faire agresser».

Julie Pacorel

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