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La «Communauté de la séduction», le Fight Club de la drague

Née à la fin de les années 90, la très secrète «communauté» croit en un idéal de la séduction qui marcherait à tous les coups. Découvrez la Meute perpignanaise, le Clermont Cocky Club ou la Marseille Chacal Team.

Temps de lecture: 7 minutes

Face à une question aussi existentielle que «Quand faut-il rappeler une femme?», l'homme est assez démuni. Les femmes bénéficient de l'aide traditionnelle et rassurante de la presse féminine, qui les prend par la main dès le premier résultat Google. Pour les hommes, la première occurrence renvoie à une curieuse vidéo hébergée sur drague.tv. On y voit, affalé dans sa chaise de jardin, Sébastien Night, «expert en Séduction», professer ses leçons.

Si les conseils de Sébastien Night l'ont convaincu, l'homme seul face à Google sera alors dirigé vers son livre Séduire en 5 secondesses ateliers de formation et ses DVD. Sébastien Night a fait breveter sa méthode de séduction, la «méthode PRINCE», construite grâce à son incroyable métamorphose: «Je suis un ancien timide qui a abordé 1.000 femmes en 1 an»affirme-t-il. Pour crédibiliser sa méthode, il joue au coach sur les plateaux télés, même si ça ne marche pas à tous les coups.

La méthode PRINCE peut passer pour une sympathique arnaque, à classer dans la catégorie bien connue des coachs auto-proclamés. Mais Sébastien Night fonde sa science de la drague sur son expérience dans la «Communauté de la séduction», aussi appelé le «Game», une impressionnante nébuleuse de forums et de sites web, une sorte d'organisation semi-secrète de la drague mondiale qui possède le secret pour transformer n'importe quel «AFC» («Average frustrated chump», mec frustré moyen) en un «PUA» («Pick up artist», artiste de la drague).

Un jargon incompréhensible pour les non-initiés

Cette communauté est née en Californie à la fin des années 90 autour de la figure de Ross Jeffries (qui a inspiré le personnage de Tom Cruise dans Magnolia). Cet ancien scénariste de télévision a inventé la méthode de la «speed seduction» en s'inspirant de méthodes issues de la programmation neuro-linguistique (PNL), du développement personnel, de l'hypnose et du marketing. Ce sont ses élèves qui vont faire prospérer la communauté en ouvrant des forums et des sites autour de sa méthode.

La célébrité mondiale de la communauté arrive en 2005 avec la sortie du livre The Game de Neil Strauss, un ancien journaliste qui reviendra fasciné d'un reportage pour le New York Times sur les Pick up artists. Il s'inscrit alors aux séminaires de Mystery, séducteur mythique de la communauté, et raconte son parcours initiatique dans The Game, mélange de témoignages et d'enseignements des techniques. Le livre, best-seller mondial, devient la bible de la communauté mais suscite un vif débat en interne, comme l'explique Mélanie Gourarier, doctorante en anthropologie à l'EHESS, qui prépare une thèse sur la communauté:

«Quand le livre est sorti, il y a eu un débat: faut-il que le Game soit connu? La communauté s'inspire énormément du film Fight Club, dont les deux premières règles sont "Il est interdit de parler du Fight Club". Ne pas parler du Game permet que les femmes n'y aient pas accès, ne connaissent pas leurs méthodes et leur jargon. Parfois, les membres de la communauté qui draguent à plusieurs disent carrément ce qu'ils vont faire à la fille devant elle, dans leur propre jargon incompréhensible des non-initiés

Depuis, la communauté a bien grandi. Le plus gros forum français, French Touch Seduction, compte plus de 17.000 membres, 99% d'hommes, essentiellement entre 20 et 30 ans, avec souvent des études longues et scientifiques dans leurs CV, d'après son créateur FrenchKiss. Des lairs, rassemblement géographique de dragueurs issus du Game, se sont ouverts dans la plupart des grandes villes françaises: le très select Cercle des players parisiens, la Meute perpignanaise, le Clermont Cocky Club, la Marseille Chacal Team, la Confrérie des Chevaliers de Savoie... etc.

L'art du field report

Car si la socialité se construit sur Internet, le but est ensuite de passer sur le terrain —«un street»— pour tester les méthodes des gourous de la drague. Quand des membres de la communauté vont faire un street, ils se fixent en général un objectif chiffré, type 10 numclose (10 numéros de portables recueillis dans la rue). L'apprentissage se poursuit par un field report, des rapports de terrain très complets postés sur un forum, dans lequel le dragueur va à la fois partager ses bonnes idées et apprendre de ses erreurs dans la confrontation avec les autres. Il est vivement conseillé d'apporter la preuve de ce qu'on avance («J'ai fait 10 numclose») soit avec des photos ou des témoignages des copains qui étaient aussi présents. «Dans un tel système,  le doute est permanent, explique Mélanie Gourarier, chacun est suspecté de raconter n'importe quoi. Il faut dire que certains sont devenus connus après avoir posté un superbe field report, presque chevaleresque. Il y en aura toujours qui contesteront en disant "après tout, on ne sait pas si c'est vrai"».

Voici un field report typique:

Le post intitulé «Numclose après s'être fait gifler» raconte une soirée en boîte. Dans cet extrait, l'apprenti dragueur s'attaque à une «B-», c'est-à-dire une fille de niveau moyen. [Pour tout comprendre, voici un petit lexique ]

«On va à l'autre bout de la boite, et on se pose sur les banquettes. Je m'assieds à coté d'une B- qui s'ennuie ferme, avec un BL complètement fermé, jambes et bras croisés:

M: Tu danses pas ?
E: Non...
M: Ah, toi aussi t'es venue pour baiser ?
E: Euuuh, t'es venu pour ca toi ?
M: Toujours, que ce soit dans le bus, le métro ou dans un magasin.
E: lol, moi mon copain n'est pas loin, il travaille ici.
M (mon cul ouais): Ah il est gentil ? Il fait quoi exactement, barman ?
E (pas très convaincante): Euuh... un peu de tout, il débarasse, sert des verres, etc..

[fluff]

Je finis par intégrer son groupe d'amis, en causant avec tout le monde. Je game la B- juste pour le sport. Je crée tellement le rapport que je peux me permettre de faire n'importe quoi, elle se laisse faire. Après avoir sorti 15000 phrases CF qui ont fait marrer mon pote à coté:

M: Tiens on va faire un truc cool, donne ton pied. Pose-le sur la table ici. Parfait.
(Je prends son lacet et tire, pour faire un noeud autours de sa cheville)
E: lol c'est la nouvelle mode ?
(sur sa languette de basket, c'est écrit "cube", parfait pour enchaîner sur le jeu du cube, mais comme c'est une B- et qu'elle ne m'intéresse pas je laisse tomber)

Je continue à lui faire bouffer du CF et elle est complètement open, elle est en lettres à la fac mais ne comprend pas le second degré, me fait plein de kinos et son corps et complètement tourné vers moi. A un moment son "copain" vient débarasser la table.

E: C'est lui mon copain, enfin mon pseudo-copain, on n'est pas vraiment ensemble.

Oui, "mon copain n'est pas loin" est un shit-test vieux comme le monde.
Fluff avec ses copines, je la numclose par ennui, je suis le seul à mettre l'ambiance à cette table. Toutes les filles autours me lancent des EC pour que j'aille animer la leur, sûrement.»

Chaque field report est une petite pierre apportée au grand édifice de la Séduction. La communauté entretient l'illusion d'une méthode idéale, parfaite, scientifique qui permet de réussir à coup sûr un numclose, un kissclose, un blowjobclose ou un fuckclose. Mystery, le célèbre pick up artist, rêve à voix haute d'un modèle mathématique de la drague:  

«Si je travaillais avec des chercheurs, des types qui bossent en intelligence artificielle, on serait capable de construire un truc qui pourrait mimétiser la façon dont les êtres humains se comportent. C'est pour bientôt.»

Le mec moyen frustré (autrement dit tous ceux qui ne sont pas dans la communauté) répondra «ok, mais ça dépend avant tout du physique». Une ineptie pour les membres du Game, qui se veut une démocratie de la séduction dans laquelle on ne peut pas être moche par essence. On ne peut être que timide, mal habillé ou mal à l'aise; tout se guérit pas à pas au contact de la communauté. 

Ne jamais fixer sur une seule fille

Le fond de la méthode du Game est de récuser la séduction traditionnelle: l'homme offre des verres ou des cadeaux à la femme qu'il veut séduire. Le player doit refuser toute marque de soumission à la femme, ne pas rentrer dans tous les pièges tendus par les shit-test en répondant selon une grille de lecture pré-définie et surtout il ne doit jamais fixer sur une seule fille, signe d'une perte de maîtrise de ses émotions. Seuls les vrais pick up artists peuvent accéder, comme dans un jeu vidéo, au boss final, la femme idéale:

«Souvent, c'est à l'issue d'un échec amoureux que les membres arrivent sur la communauté, raconte Mélanie Gourarier. Ils se rendent compte qu'ils n'arrivent pas à séduire telle fille dont ils ont absolument envie. Ils tapent "séduction" dans Google et tombent sur un forum où on leur explique que c'est pas possible de fixer sur une fille, de faire ce qu'ils appellent un one-itis. Si on entre dans la communauté, c'est pour séduire plein de filles. Après, arrivé à un certain niveau, ils peuvent trouver ce qu'ils estiment être la femme rare.»

Cet étrange mélange de dandysme et de machisme, qui postule que la féminisation de la société oblige les hommes à s'organiser entre eux, trouve ses références francophones chez le controversé Eric Zemmour, auteur de Le premier sexe, et l'encore plus controversé Alain Soral, intellectuel d'extrême droite et auteur de Sociologie du dragueur et Vers la féminisation, Démontage d'un complot anti-démocratique. Rémy Pautrat, un coach très connu de la communauté, revendique dans le bandeau de son site d'avoir été «élu» n°1 de la séduction par Alain Soral.

La drague-providence en milieu libéral

La pensée de la communauté pourrait être résumée par cette phrase de Tyler Durden, le héros de Fight Club«On est une génération d'hommes élevés par des femmes. Je ne suis pas sûr qu'une autre femme soit la solution à nos problèmes.» Partant d'un postulat très moderne sur l'égalité entre les besoins sexuels des hommes et des femmes, le Game en conclut que les hommes n'ont pas à se soumettre aux femmes, en payant par exemple des coups au bar. Ils ont d'autant moins à le faire que le marché de la séduction est vu comme déséquilibré en faveur des femmes. 

La communauté de la séduction est en quelque sorte la réponse pseudo-scientifique au problème économique posé par Michel Houellebecq en 1996 dans Extension du domaine de la lutte:

«En système économique parfaitement libéral, certains accumulent des fortunes considérables; d’autres croupissent dans le chômage et la misère. En système sexuel parfaitement libéral, certains ont une vie érotique variée et excitante; d’autres sont réduits à la masturbation et la solitude. Le libéralisme économique, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. De même, le libéralisme sexuel, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société.»

La lutte est exorcisée dans un terme plus positif, le Game, mais il s'agit bien de performer sur le marché libéral de la séduction grâce à des méthodes marketing. L'échelle sociale est matérialisée par une série de 9 étapes, allant du «mec super frustré» qui «se masturbe en regardant des mangas hentai», au pick up «expert» ou «master» qui «décide de payer une call-girl une heure pour la séduire afin qu’elle lui paye l’heure suivante». La call-girl qui tombe amoureuse, l'aboutissement d'une masculinité en déclin qui retrouve sa fierté dans la séduction.

Vincent Glad

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