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Tunisie, Algérie... la théorie des dominos dans le monde arabe

On ne peut pas dire avec certitude si ces émeutes vont réellement se propager, car les régimes en état d'alerte ne seront pas pris par surprise et les situations locales varient du tout au tout.

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Il est évident que la plupart des régimes arabes sont sous tension face à l'éventualité d'une contagion des émeutes en Tunisie et en Algérie. Les journalistes arabes et les émissions de télé ont fébrilement débattu des réelles causes des manifestations, et de leurs significations, tandis que des alertes sur la répétition d'un «scénario Tunisie» se font entendre de pays en pays. Mais on ne peut pas dire avec autant de certitude si ces émeutes vont réellement se propager, car les régimes en état d'alerte ne seront pas pris par surprise et les situations locales varient du tout au tout.

Les émeutes ont d'ores et déjà enflammé les débats de toute une région sur les perspectives d'un changement politique, et les coûts d'une répression d'État et d'une stagnation économique. Les discussions sur le «scénario Tunisie» sont partout. En Jordanie, les Frères Musulmans ont dénoncé  aujourd'hui la montée imminente des prix planifiée par le nouveau gouvernement comme pouvant provoquer un déchaînement de colère sans précédent, sur le modèle nord-africain – comme on peut le lire en une du journal libanais Al Akhbar.

En Égypte, le Ministre du commerce et de l'industrie, Rachid Mohamed Rachid a écarté l'hypothèse d'un «scénario Tunisie» pour l'économie de son pays, même si de nombreux journalistes et militants politiques le contredisent. Le fameux chroniqueur saoudien Abdul Rahman al-Rashed semble aujourd'hui bien plus inquiet qu'exalté de voir les émeutiers faire probablement tomber la barrière psychologique de la révolte, et agite le spectre d'une «théorie des dominos» par laquelle même des pays arabes actuellement calmes pourraient rapidement être menacés.

Des efforts démesurés pour réduire tous les médias au silence

Le débat se poursuit sur les réseaux sociaux et les chaînes de télévision par satellite, malgré les efforts démesurés déployés par la majorité des régimes pour réduire au silence le moindre média qu'ils contrôlent. Des tentatives tunisienne et koweïtienne d'interdire Al Jazeera, à une répression plus classique des journalistes locaux, en passant par la censure croissante de Facebook, Twitter, et autres médias sociaux, les régimes arabes tentent de maîtriser l'information. Mais cela ne semble pas vraiment fonctionner. Même les médias traditionnels sont obligés de débattre des événements et de se pencher sur des questions dérangeantes.

Néanmoins, il n'est toujours pas dit que les manifestations perdurent, qu'elles entraînent des révolutions, ou même se concluent par des changements politiques majeurs au sein des régimes concernés. Mais elles se sont déjà saisis du discours politique arabe. Les soutiens aux régimes tentent en général de définir les événements comme des émeutes de la faim ou contre la montée des prix, ou même comme des actes de terrorisme fomentés par l'étranger.

La plupart des journalistes indépendants estiment qu’il s’agit là plus que de simples émeutes de la faim ou contre la montée des prix, ou d'un terrorisme étranger. Ils soulignent les problèmes politiques sous-jacents ayant permis une aussi mauvaise gestion économique, la corruption, et le manque de débouchés. L'analyse des événements aura un effet majeur sur leurs conséquences.  

Des opposants privés de leaders

En attendant, j'aimerais soulever une ou deux questions intéressantes sur les événements en cours. Tout d'abord, comme je l'ai montré la semaine dernière, du mieux que je peux dire, les manifestants manquent toujours d'une direction ou d'une autorité politiques claires – principalement parce que les régimes ont si minutieusement décimé l'intégrité de leurs institutions politiques que peu de citoyens voient une quelconque façon d'exprimer leurs griefs par le biais des canaux politiques conventionnels.

Peu de partis politiques semblent jouer un quelconque rôle significatif, même du côté des islamistes. Les manifestations doivent-elles être canalisées par un mouvement social ou politique organisé pour pouvoir appuyer des revendications politiques claires? Si elles continuent à grossir face à la répression du régime, sans leadership précis, quel genre de changement peuvent-elles produire? Ce qu'on peut avant tout espérer ici, c'est que les régimes arabes y répondent comme ils l'ont fait dans les années 1980, quand des émeutes économiques dans des pays tels la Jordanie ont conduit à des ouvertures démocratiques sans précédent. Mais la plupart de ces régimes ressemblent plutôt à l'Algérie du début des années 1990, où de telles ouvertures se sont en réalité soldées par une progression de l'islamisme, un coup d'État militaire, et des années d'effusions de sang. Qu'en sera-t-il?

Ensuite, il est frappant de constater combien le rôle dans ces événements d'acteurs internationaux comme les États-Unis ou l'Union Européenne a été minime. S'ils se sont impliqués, les États-Unis et l'UE ont brillé par leur prudence et le caractère épidermique de leurs réactions. Alors que beaucoup y voient des critiques, je n'en suis pas si sûr. Les Américains ont tendance à surévaluer l'importance de la rhétorique américaine sur les mouvements populaires arabes et leurs gouvernements.

La tête des uns tournée vers Washington, pas les oreilles des autres

La rhétorique du gouvernement Bush sur «la liberté et la démocratie», de 2004 à 2006, a peut-être eu un impact marginal, mais le véritable moteur des politiques belliqueuses de ces années-là est lié à des facteurs internes: l'élan de protestation et les réseaux cadrés par les manifestations favorables aux Palestiniens (à partir de 2000-2002) et hostiles à la guerre en Irak (2003); la nouveauté de la chaîne satellite d'Al-Jazeera et l'émergence de médias internet; le calendrier des ouvertures politiques, des séries d'élections prévues en Égypte, à l'assassinat de Rafiq Hariri.

Que l'extension de la vague de protestations se fasse aujourd'hui dans l'absence quasi complète des États-Unis, ou d'un soutien international, présente un paramètre intéressant. Les Tunisiens et les Algériens ne semblent pas avoir besoin d'un discours d'Obama pour sortir dans la rue, même s'ils tournent aujourd'hui anxieusement la tête vers Washington pour y voir un signe de soutien. Je suppose que le meilleur impact que pourraient avoir aujourd'hui l'étranger serait de limiter la violence répressive de ses alliés autocratiques – même si, en sentant leur survie menacée, il est peu probable qu'ils les écoutent.

Marc Lynch

traduit par Peggy Sastre

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