Monde

Nuit de braise à Tunis

Le récit de la nuit de mercredi à jeudi à Tunis, sous couvre-feu, avant le discours de Ben Ali.

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Tunis, un mercredi soir de braise, au coin de la rue Bach Hamba et de l’Avenue Habib Thameur. Sirène hurlante, lumières rouges tournoyantes, une ambulance déboule à toute allure et s’arrête pile au milieu du carrefour dans un crissement de pneus effroyable. Le conducteur lâche le volant, saute sur son siège, court, va s’accroupir auprès d’un homme étendu sur le trottoir, baignant dans son sang. Depuis vingt heures, du mercredi soir 20h jusqu’au jeudi 1h du matin, je chemine à travers Tunis et ses banlieues. Le couvre-feu décrété n’a pas été respecté. Hay Ettadhamen, Hay Hellal, Ezzouhour, Ezzahrouni, Kabaria, Essabaghine…, tous ces quartiers poudrières, la ceinture rouge qui encercle les quartiers chics de Tunis, sont illuminés par des torches et des pneus brûlés.

«Vous êtes fous d'aller au-delà»

De Bab Bhar, la porte de la mer, à Bab Jedid, la porte neuve, de place en place, témoin comprimé, perdu dans la foule, mais jamais anonyme, car je porte mon étrangeté sur mon visage, mes vêtements, mes lunettes noires, et dans ma gaucherie des questions mal posées. Je suis fouetté par la pluie soudaine et aspergé de boue. Tunis, c’est dangereux. Dès le port de Radès, on m’a dit: «N’allez pas plus loin.» Un docker qui m’accompagnait m’a exhorté: «Ne te promènes pas au-delà de cette rue, tu tomberai sur des policiers.» Je suis tombé sur des amoureux qui allaient la main dans la main. Un matelot m’a dit: «Vous êtes fou d’aller au-delà! Il y a des coupeurs de routes.»

Je marche dans la ville. Il y a toujours du monde, dans les rues et sur les routes. Hommes sans emploi ou affairés à des besognes obscures, changeurs de billets, et toute une partie de la population qui survit sur un amas de commerces minuscules, tentant ainsi de participer à la formation de fortunes sauvages. On n’est jamais seul. Et la liberté? «La liberté, on nous l’a donnée et nous a dit: Regardez-la.» Tout est entre les mains des trois P [Police, Palais, Pègre]. La voiture roule à tombeau ouvert. Barrage de police. On se fait racketter. J’en pleure. Je laisse derrière moi une foule silencieuse qui espère quoi? Un miracle? Encore! A un kilomètre de là, un blindé barre la route. Nous sommes arrêtés trois fois pour de longs et soupçonneux contrôles.

Après l’animation du centre ville, la ville est étrangement abandonnée. Qui habite ici? Un second pays? Est-ce pour en arriver à cette terre vide, que je me suis éreinté? La soirée à Tunis s’étire, lugubre. Les habitants doivent être tapis devant leur poste. Un ou deux restaurants, quelques boîtes où les jeunes vieillissent mal. Des maisons uniformes en ciment construites sans architecte suivent le tracé de la rue, encadrant parfois une demeure plus ancienne qui attend le pic des démolisseurs. Un bus ici? Pour quoi faire, puisque tout est mort? Le seul être vivant à passer est un chien. Cabotin, il passe et repasse, histoire d’être sûr qu’il m’a reconnu.

Le soleil brille dans les gouttes de pluie: «Ici, on dit que le loup se marie.» C’est étrange: tout est calme, le soleil sourit, les oiseaux rient, et puis soudain, on vous abat de derrière les feuilles d’un joli jardin. Je vous ai compris. La ville est en flammes. Le long de l’avenue de la République, des sacs de sable. Des véhicules blindés au croisement et personne dans la rue. Des feux rouges et de réverbères détruits, des restes de barricades qu’on vient d’abattre. Ce n’est que plus tard qu’on comprend que la rue est pleine de gens rassemblés dans le noir, silencieux. Des adultes, des adolescents, des enfants, des femmes, des vieillards, des mains se tendent… et des cris d’égorgés. Ils descendent des banlieues, ils envahissent Tunis.

Il y aura des souffrances et il y aura du sang. Est-ce nécessaire? Un orateur comprimé par cette foule compacte harangue: «L’ennemi ne sera pas celui né de l’autre côté des frontières ni de la mer, ni celui qui parle une langue différente de la nôtre mais celui qui n’aura pas raison, celui qui voudra violer la liberté et l’indépendance des hommes.» Cris, bombes lacrymogènes, balles réelles jusqu’au matin…  

Taoufik Ben Brik

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