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L'utopie d'un journalisme non lucratif

Le financement des journalistes par des fondations est un modèle difficilement importable en France.

En attendant le messie de la fondation. DR
En attendant le messie de la fondation. DR

Temps de lecture: 3 minutes

Le concept fait rêver plus d'un journaliste français: avoir comme actionnaire une organisation à but non lucratif, fondation ou assimilée. Dernière expression en date de cette volonté, la lettre de la Société des rédacteurs du Monde (SRM) au directoire du groupe qui appelait la semaine dernière à cette solution pour garantir son indépendance éditoriale.

L'imaginaire fonctionne à plein sur le sujet: avec la fondation, c'en serait fini des actionnaires pénibles et (forcément) cupides, prompts à exiger des réductions de coûts aux premiers nuages, la «religion» du profit ne serait plus qu'un souvenir, etc. Le rêve a même une incarnation, il s'appelle ProPublica. J'y ai consacré un article dans la Monday Note en janvier 2008 intitulé «When non-profit empowers good journalism». En résumé: Paul Steiger, ancien directeur de la rédaction du Wall Street Journal (16 prix Pulitzer sous son règne, un par an), a convaincu un richissime californien de créer une une fondation pour financer exclusivement du journalisme d'investigation.  N'importe qui peut reprendre le matériel de ProPublica puisque tout est sous licence Creative Commons, c'est-à-dire gratuit sous certaines conditions de références et  de respect de l'intégrité des contenus. Financé à hauteur de 10 millions de dollars (7,5 millions d'euros) par an sur plusieurs années, ProPublica emploie 24 journalistes plus une dizaine d'autres employés.

Ce modèle de journalisme philanthropique est-il adaptable en France?  La réponse doit tenir compte d'une série de facteurs.

1 - Les besoins nécessaires en financement.

Pour ProPublica, la Fondation Sandler injecte 10 millions de dollars par an. Mais ce financement n'est pas ad vitam. La fondation paiera tant qu'il faudra jusqu'à ce que le projet équilibre ses coûts en revendant sa production. On parle ici d'un investissement de 50 à 100 millions de dollars. Même Herbert Sandler, le mécène, n'y est pas allé seul. Pourtant sa fortune était estimée avant la crise à 2,4 milliards de dollars (elle provient de la création d'une caisse d'épargne dans les années 60, revendue par la suite pour 26 milliards de dollars au géant des services financiers Wachovia). Cette dimension de richesse n'existe quasiment pas en France.

2 - La rentabilité de la presse en France. Il ne faut pas perdre de vue que le recours à une fondation ne dispense par les journaux de gagner de l'argent. On peut, certes, envisager un système de don. C'est ce qu'a annoncé le Huffington Post qui met sur la table 1,75 million de dollars pour financer du journalisme d'investigation. Cela, c'est du mécénat pur et dur. Mais la fondation est surtout  un bouclier juridique destiné à protéger les rédactions de prises de contrôle non sollicitées et/ou d'influences diverses. C'est comme cela que fonctionne par exemple le Guardian dont la maison mère, le Guardian Media Group est contrôlé par le Scott Trust mais le groupe est lui-même très rentable. Un tel rêve n'est pas à la portée du Monde après huit exercices déficitaires. Si son rêve d'une fondation est légitime, il lui faut d'abord retrouver une rentabilité, même marginale.

3 - La faiblesse du mécénat en France. Elle s'explique par l'omniprésence de l'Etat, par exemple dans la sphère culturelle au sens large. L'importance du budget de la Culture n'a pas rendu nécessaire le développement d'un flux d'argent privé (savoir si c'est une bonne ou une mauvaise chose n'est pas le sujet).

4 - La relation particulière que les mécènes français entretiennent avec le contenu éditorial. Pour faire court: on ne trouvera pas en France l'équivalent d'un Herbert Sandler qui se limitera à dire: «voici un chèque, embauchez des pointures et faites du bon journalisme». Le magnat tricolore — prototype Bernard Arnault, François Pinault, Marcel Dassault — cherchera à acheter de l'influence. C'est dans les mœurs françaises. Peu importe que ce soit d'ailleurs au détriment de l'intéressé: bizarrement, les mécènes français préfèrent l'illusion du pouvoir intellectuel à la grandeur du désintéressement.

5 - Le sous-développement du principe même de fondations «rentables». Il s'agit des institutions qui bénéficient de dotations en capital (à base de dons privés) dont le placement génère des revenus financiers. C'est comme cela que fonctionnent les grandes universités américaines. Une seul chiffre : avant la crise, la dotation en capital de la seule université de Harvard était comparable à la totalité du budget de l'enseignement supérieur (détails dans ce papier de E24.fr). Si une fondation veut réinvestir le fruit de ses placements financiers dans le fonctionnement d'une rédaction «non-profit» sans toucher à sa dotation en capital, le calcul est vite fait: pour financer une équipe significative de journalistes coûtant, mettons, 30 millions d'euros par an, la fondation doit être richement dotée. En prenant un rendement moyen lissé — et prudent — de 5%, il faudrait un fonds de 600 millions d'euros, une somme colossale. A titre de comparaison, les fonds propres de l'Institut Curie se montent à de 200 millions d'euros. En terme d'échelle nationale, le compte n'y est donc pas. Les 1.443 fondations françaises ont un total d'actifs inférieur à 10 milliards d'euros, soit dix fois moins qu'en Allemagne et environ 150 fois moins qu'aux Etats-Unis. Là-bas, le total des actifs du secteur «non-profit» était de 1.900 milliards de dollars en 2004. Même amputé par la crise économique, il y a de quoi financer quelques rédactions.

Frédéric Filloux

Image de une: DR

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