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C’est entendu: Stéphane Hessel est une personne admirable. Gaulliste de la première heure, résistant, arrêté, déporté à Buchenwald, évadé, il deviendra haut fonctionnaire, diplomate et sera toute sa vie un digne représentant du bel idéal de la Résistance contre le nazisme. Ses combats pour les droits de l’homme, la décolonisation et toutes les injustices sont eux aussi admirables.
C’est entendu aussi, Hessel a raison sur beaucoup de points dans son petit opuscule Indignez-vous! qui devenu en quelques semaines ce qu’on appelle «un phénomène d’édition» avec plus de 500.000 exemplaires vendus (3 euros). On partage son indignation contre le traitement infligé aux immigrés, aux sans-papiers, aux Roms. Dans une société qui paraît si désunie, où chacun semble perdu et livré seul à son combat contre les autres, un rappel «aux principes et aux valeurs» de solidarité est bien utile.
Est encore plus utile, cette référence de Stéphane Hessel à Jean-Paul Sartre, dont la pensée a formé le jeune normalien qu’il était en 1939. «L’engagement sartrien»: «Vous êtes libres et responsables en tant qu’individus», disait le maître à penser existentialiste de toute cette génération (et aux suivantes): «Il faut s’engager au nom de cette responsabilité.» Beau message en effet et judicieusement rappelé aujourd’hui. L’indignation conduit à l’engagement, redit Hessel, et non à l’indifférence: «je n’y peux rien, je me débrouille»… Beau message donc à l’heure aussi où les responsabilités individuelles se replient derrière les «j’ai droit à»…
Mais c’est justement le problème. Comme le souligne le politologue Stéphane Rozès dans Libération, «l’indignation est nécessaire mais pas suffisante. Le danger est que les individus s’indignent et qu’ensuite ils se replient sur eux-mêmes». Encore faut-il présenter des solutions. La perspective morale ne peut se substituer à la politique sous peine de déboucher sur l’abstention.
On ne demande pas bien entendu à Stéphane Hessel, 93 ans, de présenter un programme de gouvernement. Encore une fois, le vieil homme s’indigne, cela suffit. Mais encore faudrait-il s’indigner à bon propos. C’est là que son texte dérange.
«C’est aujourd’hui le socle des conquêtes sociales de la résistance qui est remis en cause.» Tel est le fond de l’indignation de l’auteur. La société est livrée aux puissances de l’argent, l’argent «insolent, égoïste», «avec ses serviteurs jusque dans les plus hautes sphères de l’Etat» (Suivez son regard…). D’où une destruction systématique de la solidarité et l’abandon de l’intérêt général.. Et Hessel de nous donner au passage sa vision simple de l’histoire: ce qui a causé le fascisme, dit-il, est la peur des possédants, qui ayant tellement craint la révolution bolchevique, «se sont laissés guider par leurs peurs». On croyait l’origine du nazisme un peu plus compliquée que cela… On croyait aussi le monde actuel un peu plus compliqué que cela, et Hessel l’admet lui même d’ailleurs.
Cette description caricaturale est sûrement à l’origine du succès du livre. Mais la vision va trop de la caricature à l’erreur. Ainsi: «L’écart entre les riches et les pauvres n’a jamais été aussi important. C’est une innovation des XX et XXIe siècles.» Et l’écart entre César et un esclave? Entre Louis XIV et un paysan de Corrèze? L’OCDE note une augmentation des inégalités dans onze pays sur vingt depuis les années 1980. Le PNUD estime que le nombre de personnes vivant avec moins de l'équivalent d'un dollar par jour a diminué de près de 250 millions entre 1990 et 2000. Cela correspond à une réduction d'un quart de la part de la population vivant sous ce seuil de revenu dans les pays en développement (de 27,9% à 21,3%).
«L’actuelle dictature internationale des marchés financiers menace la paix et la démocratie.» Mais où Hessel a-t-il vu cela? On peut critiquer les marchés financiers et penser d’eux pis que pendre mais nous n’en sommes plus à l’heure du Chili et des complots d’United Fruits et de la CIA. Justement! Les marchés financiers cherchent d’abord, en général, la sécurité donc la paix et le respect des droits des investisseurs donc la démocratie.
«Nous avons eu cette crise économique mais nous n’en avons pas davantage initié une nouvelle politique de développement.» Mais les milliards de Chinois, d’Indiens, de Brésiliens et d’Africains qui sortent de la misère grâce à la mondialisation? Mais ces classes moyennes qui grossissent par centaines de millions dans ces pays? C’est là le «point aveugle» immense de l’indignation de Stéphane Hessel. La mondialisation déchire sans doute notre modèle social hérité de 1945 mais elle enrichit le Sud! En voilà une politique du développement réussie! Et autrement réussie que celle imaginée dans tous les beaux discours occidentaux tenus à l’ONU depuis l’après-guerre!
C’est le fond de l’affaire: l’indignation est légitime, encore une fois. Mais elle ne doit pas conduire à la glorification des acquis de la Résistance qui, par parenthèse, n’étaient pas si doux et partagés que le dit Hessel. Depuis, le monde a changé radicalement, la solution n’est sûrement pas de «résister» pour défendre les acquis sociaux d’hier. Il s’agit précisément de faire l’inverse et de faire évoluer le modèle social pour l’adapter à la mondialisation et sortir du travail précaire, du mauvais sort fait aux jeunes et aux femmes, d'une école défaillante pour 150.000 enfants, etc, etc.
«Indignez-vous!» Oui ! mais dans le sens inverse demandé par Hessel. Pourquoi la France tarde tant à récuser un modèle social qui, dépassé par le monde actuel, ne crée plus que les inégalités et de la défiance? L’indignation, si elle s’accroche à un passé à bout de souffle, devient indigne.
Eric Le Boucher