France

Marine Le Pen, la Front tireuse

«Prenez le prochain virage à l’extrême droite et ensuite rejoignez l’autoroute sur votre droite.» C’est peu ou prou ce que semble indiquer à Marine Le Pen son GPS politique. Explication d’une stratégie qui pourrait changer l’équilibre des forces sur l’échiquier politique.

Temps de lecture: 8 minutes

Alors que la campagne pour la succession de Jean-Marie Le Pen à la tête du Front national s'intensifie, nous republions et actualisons un article mis en ligne à l'occasion des élections régionales de mars 2010.

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 Lors de son apparition sur les plateaux de télé en 2002, Marine Le Pen était une jeune femme blonde, calme, souriante. Une image télévisuelle étonnante parce qu’aux antipodes des stéréotypes traditionnellement associés à l’extrême droite française. La jeune femme jouait sur le pathos en racontant son enfance difficile, l’attentat contre l’immeuble où elle vivait petite, le divorce de ses parents, l’exclusion sociale du simple fait de son patronyme. Une victime de la violence, la violence des autres, des médias. Ce registre du sentiment personnel était l’antithèse du discours violent, virulent, vociférant auquel le parti nous avait habitués et il avait un atout considérable: il humanisait le Front national.

Celle qui avait commencé sa carrière comme avocate racontait qu’elle avait défendu des étrangers en situation irrégulière. «Oui, j’en ai sauvé pas mal. Je pense que les immigrés ne sont pas responsables de la situation. Ce sont les responsables politiques les responsables de cette immigration anarchique et massive. A partir du moment où ils sont là, ce sont des hommes et ils ont le droit d’être défendus. Ce n’est pas contre eux qu’il faut agir.»

On disait à l’époque qu’elle tentait de «dédiaboliser» le parti. Ses positions semblaient plus nuancées que celles de Jean-Marie Le Pen. Il n’était pas question pour elle de revenir sur la loi Veil sur l’IVG, elle refusait de voir dans les camps de concentration un détail de l’histoire. Et dans le même temps, elle se montrait d’une fidélité indéfectible envers son père. Un exercice d’équilibriste compliqué. «Est-ce que pour vous, Marine Le Pen, les chambres à gaz sont un détail de l’histoire? Non. Mais moi je suis une femme de mon époque. Je suis dans le sentiment. Je n’ai peut-être pas le recul qu’il a. Je ne suis pas là pour prendre sa défense. Ce qui m’intéresse c’est le futur.»

Elle rattrapait les incartades verbales du patriarche donc, les mettant sur le compte de son caractère, d’une différence de génération. Derrière, il fallait entendre que non, les provocations de son père n’étaient pas le programme électoral du Front, que l’on pouvait voter FN sans nier l’existence de la Shoah. Il s’agissait non seulement de montrer un autre visage du parti mais également de le sortir de l’impasse provocatrice dans laquelle son fondateur l’avait mené.

Un virage qui n’était pas forcément bien perçu au sein du parti, y compris par son père qui avait déclaré: «Marine est bien gentille avec sa stratégie de dédiabolisation mais un Front gentil ça n’intéresse personne». Pourtant, cette stratégie lui a permis d’avoir accès aux médias qui, s’ils rechignaient à inviter le père, trouvaient la fille plus fréquentable. En outre, elle a sans doute rapporté des voix au FN, des voix dont le leader avait besoin, celles des jeunes et des femmes. Et, à titre personnel, ses positions plus nuancées ont permis à Marine Le Pen d’exister face à son père.

Décalage d'une case

Et puis une transformation s’est faite chez Marine Le Pen. Lentement, sûrement. Dans l’attitude générale d’abord. Une voix de plus en plus forte, une carrure plus imposante, des attaques, des provocations. C’est elle qui lance la polémique au sujet de Frédéric Mitterrand et de sa «Mauvaise Vie», manipulant le texte (elle en lira un passage en rajoutant «jeunes» devant «garçons»). Des méthodes auxquelles elle ne nous avait pas habitués. Marine se lepenise. Un changement d’autant plus frappant avec l’entrée en politique de la petite-fille, Marion Maréchal-Le Pen.

Le père vieillissant, c’est comme si chacun avait été décalé d’une case dans la répartition des rôles. Marion Maréchal devenant la nouvelle Marine, la jolie jeune femme blonde fréquentable qui admire sa tante comme celle-ci admirait son père. Et Marine prenant le rôle du chef, plus imposant. Ce qui amène logiquement Jean-Marie Le Pen à disparaître.

Ce glissement se fait aussi dans le discours, avec une inflexion nettement plus fidèle à l’idéologie du Front à travers un thème précis: l’islamisation de la France. Certes, le sujet lui a été servi sur un plateau en or avec la forme qu’a prise le débat sur l’identité nationale. Mais là où traditionnellement le FN se positionnait sur l’immigration en général, le thème de l’islam est une nouveauté. Un changement de discours que Marine Le Pen reconnaît elle-même, l’imputant évidemment au fait que désormais, le danger musulman est devenu palpable. S’agissant de l’affaire du Quick hallal:

«Parce qu’aujourd’hui on peut parler d’islamisation. Je n’en ai jamais parlé mais là, j’en parle parce que vraiment dans cette affaire on est face à une islamisation et celle-ci va continuer à marche forcée s’il n’y a pas un coup d’arrêt électoral.»

Marine Le Pen, l’ancienne avocate des sans-papiers, emploie désormais une rhétorique qui s’appuie sur une vague théorie du complot qui n’est pas sans rappeler le spectre du lobby juif. Mais le lobby juif version nouveau Front serait un lobby musulman, qui profiterait de la complicité de l’Etat pour islamiser le territoire au détriment de tous les principes républicains. Ce nouveau danger apparaît en filigrane dans un entretien qu'elle accorde au Monde:

«La laïcité est déjà quotidiennement violée par nos dirigeants. Quelques exemples: le financement public des mosquées par l'intermédiaire des communes entre autres; les spécificités alimentaires imposées dans les cantines; les prières sur la voie publique comme c'est toujours le cas dans plusieurs villes de France, et particulièrement rue Myrha [à Paris]. Les exemples sont hélas innombrables.»

Un changement de discours qui n’a pas échappé au Bloc identitaire dont le credo est précisément l’islamisation de la France.

«Depuis quelques semaines, on voit comme une évolution du discours de Marine Le Pen sur l’islam, l’immigration clandestine. On se sent beaucoup plus proche d’elle que d’un Bruno Gollnisch», affirme Fabrice Robert, président du Bloc identitaire. «Je pense qu’elle est en train de faire évoluer sa ligne. On analyse avec intérêt ce qu’elle propose, on ne veut pas insulter l’avenir. Il est possible que dans quelques mois, quelques années, on puisse travailler ensemble». Les deux dirigeants se seraient rencontrés plusieurs fois.

Si elle insiste de plus en plus sur l’islamisation de la France, Marine Le Pen ne peut pas non plus tenir un discours complètement anti-musulman à l’instar d’un Philippe De Villiers ou du susnommé Bloc identitaire qui considèrent que l’islam est par nature incompatible avec la France éternelle. En-dehors de toute considération idéologique, ce serait se rendre de nouveau infréquentable. Mais elle semble avoir trouvé un début de positionnement. Plutôt que d’attaquer l’islam frontalement, elle défend la République, un des liens étant bien sûr la notion de laïcité.

Bastion de la laïcité

Le Front national serait le dernier défenseur d’une République française en voie de disparition. Dans la citation précédente, Marine Le Pen présente l’islam comme en train de conquérir la terre républicaine française en siphonnant l’argent des communes, s’imposant dans l’espace public de la rue au détriment de la libre circulation et surtout bénéficiant d’un traitement de faveur dans le temple républicain par excellence: l’école publique.

Cette défense des principes républicains entraîne d’autres changements dans le discours. Son père avait coutume de dénoncer les affreux privilèges dont jouissaient les fonctionnaires, les opposant à la dure vie des patrons de PME. Marine défend les services publics, les profs, les infirmières. A la logique d’affrontement droite/gauche ou privé/public, elle intègre une autre dualité paternelle: national/mondial, intérieur/extérieur. Il faut protéger la France et la France, c’est la République. Mais protéger suppose qu’il y a un danger – le fond rhétorique reste la peur, la crispation sur un modèle qui serait menacé par la diversité, la différence, l’autre et dans lequel le «vivre ensemble» deviendrait le «vivre comme moi».

Cet appel à la République lui permet également de faire la jonction avec l’orientation sociale de son discours. Parce que la République est sociale et que Marine Le Pen a bien compris qu’à l’heure de la crise économique, il y avait un besoin du retour de l’Etat. Cette composante sociale, traditionnellement associée à la gauche, se retrouve aussi dans les systèmes de droites extrêmes qui donnent une importance au social via l’intervention de l’Etat.

Pourquoi ce changement d’attitude ?

Ce durcissement peut étonner alors que précisément son ouverture semblait médiatiquement lui réussir. Pourquoi changer ? Simplement parce que les électeurs et les militants, ce n’est pas la même chose. Si pour les électeurs du Front, elle est perçue comme un symbole positif, au sein des militants traditionnels du parti, un parti majoritairement masculin, elle est une vendue face à un Gollnisch qui serait un vrai, un authentique. Or, elle a besoin du vote des militants pour prendre la tête du parti lors du prochain congrès, en janvier 2011. Une élection qui n’est pas gagnée d’avance puisque lors du dernier congrès, en 2007, Gollnisch l’avait devancée. Mais Marine Le Pen n’est pas une pâle copie de Jean-Marie. Elle ne va pas se contenter de l’imiter pour prendre sa place. Non seulement sa stratégie ne s’arrête pas là mais peut-être même qu’elle commence où se terminait celle de son père.

Marine plus forte que Jean-Marie

Jean-Marie Le Pen n’a finalement jamais eu de véritable ambition politique pour son parti. Il se satisfaisait très bien de son rôle d’opposant, jouissant (et jubilant) des triangulaires qu’il provoquait sans en tirer de bénéfices notables. Marine voit plus loin. Là où il jouait les trouble-fêtes, elle aspire à un véritable rôle politique ce qui implique un changement de stratégie du parti quand elle en aura pris les rênes. Son but? Faire du Front national un parti de gouvernement.

Toujours dans la même interview au Monde, alors qu’on l’interroge sur un possible déclin du parti avec le départ en retraite de son leader, elle répond:

«Je pense au contraire que nous sommes au début d'une nouvelle aventure pour le Front national et qu'il rassemblera dans les mois et les années à venir de plus en plus de Français convaincus non seulement par sa lucidité, mais par le programme de bon sens qu'il porte.»

Une phrase que Jean-Marie aurait sans doute pu prononcer mais il l’aurait fait par provocation. Marine, elle, y croit et fera tout pour.

Un Front national sous la direction de Marine Le Pen qui arriverait au gouvernement, ça peut paraître impensable, impossible, invraisemblable. C’est pourtant déjà ce que redoutait Pierre Moscovici en juin 2009 à l’occasion de l’élection municipale à Hénin-Beaumont. Il rappelait que le Front national n’était pas mort et faisait même un retour dans l’électorat populaire (analyse qui était aussi celle de Jean-François Copé). Le député socialiste ajoutait que:

«Marine Le Pen est plus dangereuse que son père (…) Jean-Marie Le Pen a vécu, en près de 60 ans de politique, dans la marge ; il assumait la fonction "tribunicienne": je râle, je gueule, je proteste contre le système... Elle est très différente: elle se débarrasse de certaines outrances, négationniste par exemple. Elle est tout aussi extrémiste sur le plan des idées. Et par ailleurs, elle a envie de participer au pouvoir et à la droitisation de la vie politique française. (…) Attention, les idées d'extrême droite ne sont pas mortes en France. »

A l’époque, il s’était félicité que l’UMP appelle à voter PS pour contrer le FN. Mais pour combien de temps?

Le scénario de l'alliance

Marine Le Pen, après avoir durci son discours pour remporter le parti, pourra mettre la pédale douce et revenir à sa stratégie de dédiabolisation. Et même passer par un changement de nom du parti au profit de… allez au hasard un nom avec la mention de République. Débarrassé du vieux militaire, le Front deviendrait-il fréquentable pour une droite en panne d’électeurs?

C’est le scénario que craignait Daniel Cohn-Bendit, au lendemain du premier tour des régionales:

«Je suis sûr que si Marine Le Pen reprend les rênes du Front national — ce qui est vraisemblable après son succès, entre guillemets, dans le Nord aux régionales — elle tentera d'arrondir les angles pour faire du Front national un allié potentiel de l'UMP et de la droite» mais pour cela: «il faut d'abord la défaite de la droite en 2012 (à la présidentielle) pour que la droite réfléchisse à comment reconquérir la majorité».

On assisterait alors à un bouleversement de l’échiquier politique français. Le Front deviendrait un parti de gouvernement. Une hypothèse impensable du temps de Jean-Marie. Mais que passera-t-il si, faute d’un allié de centre droit de poids, l’UMP se retrouve dans une position où il ne parvient pas à remporter les élections seul?

Sarkozy avait réussi à capter l’électorat frontiste sans faire d’alliance. Mais la déception qui s’en est suivie rend peu crédible un renouvellement de ce scénario. A l’heure actuelle, cette alliance peut nous paraître impensable, impossible, invraisemblable. Et pourtant, si on prend un peu de recul, c’est ce qui s’est passé dans d’autres pays d’Europe en commençant par l’Italie. L’extrême droite se rajeunit, devient fréquentable, apporte des voix et entre au gouvernement. Contrairement à ce que l’on pensait en 2002 quand la «jeune blonde» est apparue à la télé, elle pourrait bien surpasser son père. Dans les sondages d'opinion, c'est déjà fait (1).

Titiou Lecoq

(1) Ce sondage a été effectué après la publication de la première version de cet article.

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