Culture

La (presque) réponse de Mick Jagger à Keith Richards

Que pourrait répliquer le chanteur aux vacheries proférées par le guitariste dans sa récente autobiographie? On l'a imaginé pour lui.

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Le journaliste Bill Wyman, homonyme de l'ancien bassiste des Rolling Stones, dont les avocats l'avaient menacé de devoir renoncer à son patronyme, a récemment rêvé avoir reçu par erreur un pli UPS contenant un manuscrit: la réponse du chanteur du groupe, Mick Jagger, à l'autobiographie de son co-compositeur de longue date, Keith Richards, parue fin octobre. Le «vrai» Bill Wyman veille en effet jalousement sur les archives du groupe depuis cinq décennies, et aurait donc été le destinataire naturel de cette missive totalement imaginaire, que nous reproduisons ci-dessous.

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Je suis, à ce que je vois, assez mal loti, si tant est que je comprenne bien les allusions salaces de Keith. Je ne chante pas bien. Je ne suis pas poli avec le personnel; on m'aurait même entendu dire pendant des réunions «Mais tais-toi donc, Keith». L'authenticité de la musique et l'importance de notre travail m'indiffèrent. Je veux «dominer» le groupe, comme James Brown. Je suis «insupportable». J'ai couché avec Anita.

Tout cela ou presque se trouve dans le premier quart de cette interminable prose, mais l'écho de mes diverses tares résonne tout du long pour culminer vers la fin sur quasi vingt pages d'une invective confuse.

Honnêtement, ça ne m'atteint pas, pour des raisons que je vais développer et qui, j'espère, seront comprises. Ces propos sont ceux d'un type qui va sur ses 70 printemps, pour qui les homos sont encore des «tantouzes» et les femmes des «garces». Je pense beaucoup de choses de Keith. Lui et moi, on a été proches pendant de longues années. On se connaît depuis l'école primaire, c'est dire! On a grandi dans la même banlieue falote de l'est de Londres. On est tombés l'un sur l'autre dans une gare vers 18 ans et on a commencé à parler blues. On était différents: j'étais déjà passé à la télé avec mon père, qui était un prof d'éducation physique assez connu à l'époque; Keith était plus… brut de décoffrage, disons. Les dix années suivantes, on s'est à peine quittés. Même quand on a commencé à devenir connus, on a continué à vivre l'un chez l'autre. On était encore très jeunes; on vivait en clan, comme les chiots.

On voulait devenir célèbres

Le groupe venait à peine d'être formé quand nos vies ont changé. Mais je repense encore aux premiers temps, aux temps crasseux qu'on a passés ensemble dans un appartement minuscule et froid, plus sale qu'on ne peut se le figurer. Notre colocataire, Jimmy Phelge, était un clown invétéré qui portait des caleçons souillés. Oui, on voulait –je voulais– devenir célèbres, mais j'aimerais faire remarquer que nos moyens d'y parvenir n'étaient pas absurdes; ils étaient tout bonnement impensables, dans le sens où l'on ne savait pas du tout comment s'y prendre. La scène musicale londonienne était parfaitement insignifiante et on ne jouait pas le jazz tradi (le métier de base de Charlie) qui dominait alors.

Mais on s'entraînait jour et nuit, mus par un même élan tacite, nous, les petits banlieusards innocents soudain propulsés à l'orée d'un monde trouble. Ce qui m'amène à Brian, as de la guitare et brute épaisse. Cet aspect de sa personnalité ne nous était pas inconnu, notamment parce qu'il passait un temps indécent à frapper ses petites amies dans la pièce d'à côté. Je n'en suis pas fier. Keith se targue (trop à mon goût) d'avoir sauvé Anita des griffes de Brian; mais ça, c'était bien des années plus tard. Avant, on a tous les deux été témoins de sa barbarie, dans la chambre à coucher et ailleurs. On ne s'est pas souciés de la demi-douzaine de gosses qu'il avait engendrés, on a fermé les yeux devant sa bestialité pendant les tournées. On manquait de plomb dans la tête; on était nous aussi des chacals obsédés qui n'hésitions pas à se taper la petite amie d'un autre quand la voie était libre. Mais laisser faire Brian, ce n'était pas bien, et Keith aurait dû le reconnaître dans son livre.

Brian a dû être rattrapé par une sorte de justice karmique: on l'a regardé descendre en enfer, harcelé par la police, de plus en plus inapte sur le plan artistique, ce qui a achevé de l'éloigner de nous. Ce n'est pas exact: on ne s'est pas contentés de le regarder. On l'a carrément poussé vers la sortie, on s'est payé sa tête à compter du jour où il ne pouvait plus rien nous apporter. Encore une fois, on était jeunes. Vous faisiez quoi, à 25 ans? On ne savait rien de la dépression, de la folie, de la dépendance, des effets potentiels de l'acide. Je ne sais pas trop si la drogue a diminué ses capacités ou si elle était en fait un moyen de camoufler ses failles. La première chanson qu'on a composée avec Keith a fait un tabac: Brian n'a pas pu écrire pour sauver sa vie, très concrètement. Et n'oublions pas qu'il était un enfoiré de première.

Keith reste sous-estimé

Je digresse, mais c'est pour expliquer d'où on vient. On n'avait pas de modèle. Je n'ai rien contre Steven Tyler [le chanteur d'Aerosmith, NDLE], mais ce n'est pas pareil. On a tâtonné dans le noir, on est devenus célèbres en quelques semaines et, au final, on a laissé un ou deux cadavres derrière nous. On a fait tout ça, bien ou mal, ensemble. On était amis.

La deuxième chose qui compte, c'est le talent de Keith. Quelque part, on a considéré qu'il allait de soi, comme il dit. On avait l'impression que c'était notre devoir de composer ensemble une bonne chanson par jour de boulot. Il a la gentillesse de dire qu'il me donnait la base et que je faisais le reste. Mais c'est lui qui fournissait les chansons; moi, je plaquais des paroles dessus. En cinq ans, il a écrit une douzaine de tubes qui sont entrés au Top 10, et après que Mick Taylor eut rejoint un groupe devenu plus mature, il a composé une grande partie des albums Beggars Banquet et Let It Bleed. Encore une fois: vous faisiez quoi à 25 ans? Je note qu'aucune des chansons qu'on avait enregistrées auparavant n'aurait trouvé sa place sur ces albums, et que n'importe quel titre de ces albums semblerait déplacé sur Aftermath et Between the Buttons.

La progression de Keith était sidérante. Comme pur compositeur rock (pas folk ni pop), je pense non seulement qu'il est le meilleur, mais aussi qu'il n'a pas d'égal en termes de profondeur et d'évolution, de As Tears Go By à Satisfaction, de Jumpin' Jack Flash à, je ne sais pas, Gimme Shelter. Monkey Man. Street Fighting Man. L'instinct reptilien des accords. La musicalité des intros et des breaks. L'innovation dans l'enregistrement –plus rudimentaires, c'est sûr, mais bien plus puissants que les Beatles sur le terrain de l'émotion. La sinuosité, l'entrelacement des guitares qu'il aimait quasiment à la folie. Sans lui, qu'est-ce que je serais devenu? Un Peter Noone? Le mot «intégrité» sied mal à un groupe aussi compromis, aussi entaché que le nôtre. Mais pendant quelques années, contrairement à tous les autres, Beatles inclus, on a déclaré une guerre sans merci à la société débile, hypocrite, répressive et arbitraire dans laquelle on vivait. Avec pour seules armes les chansons de Keith. Je l'avoue aujourd'hui, l'aspect provoquant des paroles servait peut-être à épater la bourgeoisie, et leur côté poétique a pu s'inspirer d'un certain Zimmerman [Bob Dylan, NDLE]. De toute façon, personne n'y aurait jamais prêté attention sans ces accords saisissants, irrésistibles. Les morceaux parlaient d'abord par leur musique, pas par leur texte. Les fans transis qui voient en Keith le dernier représentant du rock authentique me fatiguent, c'est vrai; mais il se peut qu'il soit encore sous-estimé à ce jour.

Ces deux choses sont donc primordiales: notre lien et son talent. À présent, fermons les yeux et transposons-nous quarante ans plus tard: il a écrit un livre qui dit, en substance, que j'en ai une petite. Que je suis un mauvais pote. Que je suis insaisissable.

Les critiques, qui idolâtrent Keith, ne se demandent pas ce que tout cela vient faire ici. On a rarement évoqué ces sujets en public, et quand on l'a fait, c'était très indirectement. On n'en parle pas en privé non plus et, en effet, Keith n'est pas venu dans ma loge depuis vingt ans. Je croyais qu'on avait tous les deux appris que ça ne servait à rien de lâcher quoi que ce soit à la presse, si ce n'est un ragot par-ci par-là pour obtenir quelques articles jouasses du genre «Les Stones reviennent et ils rockent le feu!» à chacune de nos tournées. Je crois que Keith n'a jamais été conscient des heures fastidieuses que j'ai dû passer à cette fin avec Jann Wenner de Rolling Stone.

Keith dort, Keith dort, Keith dort

Moi, je sais ce que tout cela vient faire ici.

Le livre raconte les anecdotes.

Ah! les anecdotes. Le rock, les filles. Les accidents de voiture, les arrestations. Les voilà couchées sur papier, dans une écriture qui rend assez bien, il faut le reconnaître, l'élocution légèrement oblique, traînante et efféminée de Keith, toujours à un zeste charmant de l'incompréhensible.

J'ai vécu ces anecdotes d'un autre point de vue. La plupart m'ont été livrées par un assistant, un avocat, un organisateur de tournée ou un attaché de presse, qui passait une tête dans la pièce où j'étais pour dire... Keith a disparu. Keith dort en coulisses, et on n'arrive pas à le réveiller pour le concert. Personne ne veut s'y risquer parce qu'il garde un flingue chargé sous son oreiller, et qu'il le pointe sur ceux qui le mettent en boule. Keith s'est encore endormi au studio. Non, Keith n'est pas en train de faire le mixage de l'album. Il s'est barré en Jamaïque et, non, on ne sait pas quant il reviendra. Keith dort. Keith dort. Keith dort.

Vieille canaille. Et ce ne sont là que les plus inoffensives des informations qu'on voulait bien me communiquer sur mon partenaire. Quand on monte d'un cran dans le pittoresque, ça donne... Keith (ou son saxophoniste préféré/dealer/compagnon de défonce/profiteur du moment) a cogné sur un photographe/a détruit une chambre d'hôtel/s'est castagné avec des gens du coin/est tombé dans le coma. Ah oui, au fait, la police est là (parce que la police, on est bien content de l'avoir en coulisses pendant les concerts ou les enregistrements).

Ou bien: le nouveau musicos pour lequel Keith s'est personnellement porté garant est encore sous crack. Situation particulièrement cocasse en ce que je me retrouvais alors à devoir chanter dans un stade accompagné non par un, mais par deux guitaristes qui ne tenaient pas debout. Keith s'étend longuement sur son décrochage de l'héroïne, mais il ne s'attarde pas autant sur le fait qu'il a remplacé l'héroïne par l'alcool. À choisir pour partenaire sur le long terme, je préfère certes le pochard bredouillant au camé comateux, et je parle en connaissance de cause. Mais dans un cas comme dans l'autre, ce n'est pas l'idéal.

Eh oui, il leur est arrivé de ne pas tenir debout sur scène (ou de s'endormir en studio). Aujourd'hui, j'en rigole et je ne m'en prends qu'à moi-même. Après tout, Keith m'avait «assuré personnellement» que Woody ne prendrait pas de crack en tournée.

J'ai pourtant été surpris quand c'est arrivé. J'admets que le professionnalisme, la parole donnée et l'éclate rock'n'roll… sont des notions assez interchangeables, dans notre univers. Mais il est vrai aussi que je suis devenu moins tolérant avec le temps. Dans notre groupe, dans cet extravagant cirque ambulant qui est le nôtre, on m'a collé le rôle du père fouettard, celui à qui l'on reproche les règles idiotes et arbitraires (par exemple, pour un concert devant 60.000 personnes, qui nous rapportera 6 ou 7 millions de dollars pour quelques heures de travail, je suggère que tout le monde soit à l'heure, et que chacun se débrouille, avec les moyens de son choix, pour rester conscient pendant toute la durée du spectacle).

Je préfère discuter avec Warren Beatty

OK, admettons. Tout cela n'était... qu'un peu d'exubérance en tournée. Mais franchissons un autre degré dans l'anecdote, avec des épisodes qui se répètent non pas sur des mois, non pas sur des années, mais sur des décennies entières. Arrêté avec un bocal plein d'héroïne, ainsi qu'un sac rempli de drogues diverses et de tout l'attirail du parfait junkie, Keith a été accusé de trafic de drogue. C'était ce qu'il avait emporté pour un week-end à Toronto. Il est déjà difficile d'assurer un concert avec un guitariste catatonique, mais c'est plus compliqué encore s'il est en prison pour dix ans. Je ne m'étendrai pas sur le fait que cette aventure est arrivée pile au moment où tous les labels s'arrachaient notre signature, et que mon pouvoir de négociation s'est évaporé en une seconde.

Et voici une autre histoire rocambolesque: le petit ami d'Anita, âgé de 17 ans, s'est accidentellement donné la mort chez Keith, dans sa chambre, avec une arme à feu que Keith avait laissé traîner. Le petit Marlon, qui devait avoir dans les 10 ans, a vu Anita, couverte de sang, descendre l'escalier totalement affolée. Marlon aurait très bien pu être celui qui joua ce jour-là avec l'arme. Variante: Keith est (encore) parti dans le décor, avec Marlon (encore) dans le véhicule.

Dans son autobiographie, Keith ouvre de grands yeux étonnés devant tout ce qui... lui tombe dessus. Il a fréquemment pâti d'une installation électrique défectueuse dans les hôtels où nous avons logé: ce phénomène s'est reproduit un curieux nombre de fois. Il faut croire que les Ritz-Carlton ne sont pas construits comme à l'époque. Redlands, sa maison, a aussi connu quelques incendies, tout comme une propriété qu'il louait à Laurel Canyon. C'est un miracle que Marlon ait survécu à son enfance. Keith a envoyé sa fille à Dartford pour que la petite soit élevée par sa grand-mère paternelle. Et il a eu un autre fils qui, laissé à sa mère paranoïaque, déséquilibrée et héroïnomane, n'a pas dépassé les quelques mois. Keith s'en veut et, sur ce point au moins, on est d'accord.

Il dit que je méprise le groupe et que je préfère la compagnie de la haute. Et vous, préféreriez-vous discuter avec Warren Beatty, Andy Warhol et Ahmet Ertegun d'Atlantic… ou avec Keith, sa mule Tony et les autres gus revêches et atones de sa joyeuse bande de junkies? Keith semble ne pas comprendre pourquoi j'ai voulu éloigner ma loge le plus possible de celle d'un type qui se trimballe avec un flingue chargé. Et bon sang! A peine Keith avait-il lâché l'héroïne que Charlie s'y mettait.

Keith me reproche de ne pas avoir fait de tournée dans les années 1980. On me prête la malheureuse déclaration suivante: «Les Rolling Stones sont un boulet pour moi». Cela l'a blessé. Il pense que j'ai balancé cette vacherie à un moment où ma carrière solo décollait un peu. Il jubile d'ailleurs que je me sois planté. Mais il confond cause et conséquence. Vous vous imaginez faire une tournée avec un alcoolo, un toxico et un accro au crack? Boulet, c'était peu dire. J'ai passé la décennie 80 à essayer de passer à autre chose, et ça n'a pas marché. Si c'était à refaire, j'essaierais juste un peu plus fort.

Enlevez les frais, divisez par cinq

Quand je suis revenu, je voulais au moins assurer sur un plan, celui de l'argent. On n'a pas été complètement à côté de la plaque, dans les années 1960, sauf quand on a fait l'erreur monumentale de signer avec Allen Klein qui, par un trait fatal de nos stylos, s'est octroyé le contrôle total de notre travail au cours de cette décennie. J'en assume la responsabilité. Keith minimise l'évènement, mais le fait est que nous avons signé avec ce voleur, et en toute légalité. Klein était un roi de l'arnaque; dès la signature, il a refermé son piège sur nous. Cette signature était l'aboutissement d'un plan parfaitement huilé qui lui a permis d'embarquer nos chansons dans ses malles pour trois fois rien. C'est bien l'anecdote non musicale la plus décisive de notre histoire, et de loin, et on n'en entend rarement parler. J'avais à peine 30 ans, et j'ai laissé échapper un trésor prodigieux.

Dans les années 1970, on a travaillé très dur, et avec Some Girls, on a enfin commencé à vendre un tas de disques. Mais en réalité, on ne pouvait pas gagner beaucoup à l'époque, même en faisant des tournées. Au début des années 1970, on pouvait jouer pendant deux mois dans des salles de 10.000 à 20.000 places, à 6 ou 10 dollars le billet. On s'estimait alors heureux quand on empochait la moitié des recettes. Faites le calcul, puis enlevez les frais de manager, d'avocats, etc., et divisez le reste par cinq. Enfin, on ne se privait pas non plus. C'est allé mieux au fil des ans, et Keith et moi, on touchait en plus les droits d'auteur sur nos chansons. Mais si on compare avec Paul ou Elton à ce moment-là (qui, outre qu'ils vendaient plus que nous, ne partageaient leurs revenus avec personne), notre notoriété était totalement déconnectée de nos comptes en banque.

En 1981, je nous ai fait jouer dans des stades pour un tarif plus raisonnable, et cet été-là, on a dû rafler davantage que durant l'ensemble de notre carrière. Je l'ai refait plusieurs fois depuis, pour toucher à chaque fois, je précise, presque autant que tout ce qu'on avait gagné les trente ou quarante années précédentes, tournées incluses. La tournée A Bigger Bang a engrangé plus de 588 millions de dollars –plus d'un million de dollars par jour pendant 18 mois– et on s'est réservé la part du lion. Si les organisateurs n'étaient pas contents, ils pouvaient augmenter le prix de la petite restauration ou du parking. Et je ne parle même pas des sponsors, des billets, des produits dérivés…

Et la musique dans tout ça?

Je sais, j'ai l'air d'un comptable qui mérite bien les railleries de ses camarades. Mais je n'ai pas le souvenir que Keith se soit plaint de ces sommes, ni, soit dit en passant, qu'il m'ait fallu vingt ans pour penser à payer Ronnie équitablement. De même que tous les deux, on a fait la sourde oreille quand Mick Taylor ou Ronnie demandaient à être crédités sur les chansons qu'ils avaient composées.

Keith regrette-t-il vraiment le bon vieux temps? Les salles miteuses, le son pourri? Les bleds flippants du fin fond de l'Amérique, où des gamins survoltés attendent des heures au soleil de pouvoir se ruer comme des dingues sur les quelques places qui restent? Nos journées de galère sur la route, pour pouvoir se ramener chacun, quoi, dans les 3.500 dollars? Moi, je me souviens de Keith endormi quelque part, ou de ses retards de plusieurs heures sur l'horaire du concert; de nos fans déchaînés qui courent partout, qui se bastonnent, qui jettent des pierres à la police. Aujourd'hui, le show commence à l'heure, il y a des écrans pour les gars du fond, et les gros bonnets ont droit à des places à 1.000 dollars.

Le truc, c'est que je suis une rock star. La plus grande tournée rock de tous les temps n'est qu'à la mesure de mon succès.

Je sais ce que vous pensez. Keith pense pareil. Et la musique, dans tout ça? Tout n'est-il pas, au final, une question de musique?

J'observe que les Stones ont rarement une mauvaise critique, quelle que soit la qualité de leurs albums (l'action de Jann, là encore, et de tous ceux qui veulent suivre ses pas: car comment parvient-on, à chaque fois, à enregistrer notre «meilleur album depuis Some Girls»?)

Imaginez que vous ayez pour partenaire musicos, comme j'en avais l'incroyable chance, le compositeur de Satisfaction, Paint It Black, 19th Nervous Breakdown, Honky Tonk Woman, etc. Puis imaginez que ce partenaire perde, pratiquement du jour au lendemain, une grande part de son talent.

Pas, comme on le croit souvent, dans les années 1980, quand le déclin créatif des Rolling Stones était patent. Non, avant. Bien avant. Disons 1972, au plus tard.

Pas de grandes chansons sur Exile

Ceux qui aiment Exile on Main Street aiment sa densité, son mystère, sa foi bourbeuse. Sans le calculer, dans un chaos d'une rare intensité, nous avons forgé un objet poisseux, impénétrable et envoûtant par instants. Mais je trouve que cette ambiance brumeuse ne tient pas ses promesses. Il y a de bonnes chansons, sur Exile, mais pas de grandes chansons. Reprenons l'album précédent, Sticky Fingers. J'ai écrit Brown Sugar, Mick Taylor Sway et une grande partie de Moonlight Mile ainsi que de Can't You Hear Me Knocking. Keith et moi, on a composé le reste, comme Wild Horses, mais au final, ce n'est pas lui qui est à l'origine des meilleurs titres de l'album.

De là, on est passés à Exile. Des morceaux chouettes, Rocks Off ou Happy, mais pas de Gimme Shelter ou de Let It Bleed. La société ne tremblait plus devant la puissance de nos accords.

Les années suivantes ont été difficiles. Je ne dirais pas que Keith n'écrivait plus. Il écrivait. Mais c'était de plus en plus laborieux à chaque album, ses facultés s'amenuisaient en même temps que la qualité de ses compositions. Il se moque des titres disco –Hot Stuff, Miss You, Emotional Rescue. Mais quel aurait été le sort commercial de ces albums sans ces tubes? On était dépassés par tous les groupes, de Supertramp aux Doobie Brothers. Pendant ce temps, il fallait que je trouve des idées et que j'extirpe de mes compères une matière exploitable, sans renoncer à poser mon nom sur les chansons, ce que j'ai toujours réussi à faire à une ou deux exceptions près.

Un film de Godard et un téléfilm

Les albums de cette époque sont, sauf peut-être Some Girls, mollasses et peu convaincants. Les quelques hits disco dont je parlais. Quelques paroles coquines (Starfucker, Some Girls). Des ballades où les incorrigibles Stones font preuve de touches inattendues de maturité (Memory Motel, Waiting on a Friend). Et puis un tas de remplissage informe, le piano électrique de Billy Preston, l'emballage Motown… Keith n'a même pas participé aux bonnes trouvailles. Le single It's Only Rock and Roll est né d'une collaboration entre Woody, Bowie et moi. Avec Taylor, on a conçu le splendide Time Waits for No One, fantaisie pour percussions, piano et guitare qui n'a rien perdu de son charme magique (je ne crois pas que Keith ait jamais accepté qu'on le joue en live. Sway non plus).

Je reconnais que Keith était conscient par intermittence durant l'enregistrement de Some Girls. Notre son était alors 100 % new-yorkais, c'est là que je vis, c'est ce qui me plaisait à l'époque. Partout et nulle part à la fois, le talent de Keith n'était pas localisable.

Pour Tattoo You, j'étais épuisé. Complètement à sec d'idées. J'ai demandé au producteur Chris Kimsey de fouiller dans nos archives, et il nous a ressorti Start Me Up, une très vieille chanson sur laquelle on avait fait vingt, trente ou quarante prises en rythme reggae... et une prise avec une vraie guitare rock. C'est devenu notre dernier véritable tube, qui a fortement déterminé la suite de notre carrière. Grâce à cette chanson, on restait dans l'écurie des faiseurs de hits des années 80. Waiting on a Friend, symbole d'une nouvelle plénitude, venait, si je me souviens bien, d'une session réalisée des siècles plus tôt avec Mick Taylor. De notre travail du reste des années 80 et de la décennie 1990, moins on en dit, mieux on se porte. Qui peut chanter un seul refrain de Dirty Work? En nommer un seul titre? On ne joue jamais de chansons de cette période pendant les concerts, sauf contraints et forcés.

J'entre ainsi dans le détail pour mieux décrire la genèse de notre déclin, mais aussi pour en souligner le triste corollaire: Keith a laissé un vide en moi, à cette époque. Après Exile, j'ai dû mettre les bouchées doubles. Quand il a laissé filer sa créativité, j'ai perdu quelque chose d'essentiel. D'accord, il y a une étincelle dans Some Girls ou Shattered, aussi fabriquée soit-elle, mais je sais que la plupart des autres titres sont nuls. Et dans les années 80 et 90, ça n'a fait qu'empirer. Je me débattais entre des clichés d'une effroyable platitude et des insanités prétentieuses pleines de syllabes. Comparez Sympathy for the Devil et Heartbreaker. L'un a donné lieu à un film de Godard, l'autre à un téléfilm. J'ai écrit une chanson dont le titre était She's So Cold puis, quelques années plus tard, j'ai pondu She Was Hot.

Devoir faire face

Keith a connu la même chose. Je crois que c'est pour ça qu'il s'est engouffré dans l'héroïne puis dans l'alcool: pour échapper à la pression de devoir se faire face, pour oublier qu'il ne peut plus (et qu'il ne pouvait plus à l'époque). C'est peut-être d'une banalité confondante, mais ce n'est pas pour rien qu'un type passe dix ans de sa vie dans le brouillard et les trois décennies suivantes dans une stupeur perpétuelle. Presque toute la rancœur de Keith tient au fait qu'il n'a pas été simple, finalement, de préserver l'image publique des Rolling Stones, et que ça n'a pas toujours été joli joli pour y arriver. Mais voilà, j'ai fait ce qu'il fallait. Et entre autres choses, on se souvient rarement que Keith Richards n'a pas écrit une seule chanson rock qui vaille en 35 ans.

Tout cela m'a valu le livre de Keith.

Pourquoi l'a-t-il écrit? Ou plutôt, tant qu'à l'écrire, pourquoi a-t-il consacré tant de pages à me descendre?

En fait, je crois qu'il ne parle pas vraiment de moi et qu'il veut juste attirer mon attention.

Car son amertume tient aussi au fait qu'il sait qu'il m'a perdu il y a de nombreuses années. C'est bizarre, Keith ne compose plus de bonnes chansons rock, mais par contre, tous les quatre ou cinq ans, il confectionne une belle petite ballade. Depuis Tattoo You, Keith écrit et chante deux titres par album (on s'est méchamment disputés sur Bridges to Babylon, où il voulait en caser trois; ça ne me plaisait pas, mais je n'avais rien de mieux à proposer, alors que le précédent album datait déjà de trois ans. Qu'une chanson que j'ai écrite soit aujourd'hui co-signée avec K.D. Lang est une autre histoire). Sur les deux chansons de Keith, l'une n'a en général aucun intérêt, et l'autre... est une perle. Enfilez ces perles avec les chansons qu'il a écrites en solo et celles des premières années –You Got the Silver, Happy, etc., jusqu'à Thru & Thru et All About You– et vous obtenez un bijou de puissance et d'émotion (j'ai essayé).

Ces chansons sont plus sincères

Ces chansons sont plus sincères que son livre. Dans The Worst, il dit: «I'm the worst kind of guy/For you to be around» («Je suis le pire genre de mec/Avec qui tu puisses traîner»). Ce sont des paroles qui sonnent vrai pour un tas de gens. Ça m'évoque la façon dont Keith et moi, on s'est perdus l'un l'autre. Dans un morceau plus ancien (Coming Down Again), il expose un point de vue que je trouve un peu dérangeant, et pour quelqu'un dont on dit qu'il a passé sa vie à flirter avec la décadence absolue, ce n'est pas rien:

«Slipped my tongue in someone else's pie
Tasted better every time
He turned green and tried to make me cry
Being hungry 
ain't no crime»

(«J'ai léché un gâteau qu'était pas le mien
À chaque fois, c'était plus sublime
L'autre est dev'nu vert, m'a traité d'chien
J'avais faim, c'est pas un crime»)

D'une sincérité vivifiante. Je crois que Keith a cette vision de la vie: désirer, c'est avoir faim. Et vous m'accorderez que le monde serait très dangereux si telle était la norme. Cela explique un grand nombre de ses actes. Dans le livre, il raconte dans quel état il s'est rendu la première fois chez les parents de sa future femme Patti Hansen: ivre au dernier degré, une bouteille de Jack Daniel's à la main, accompagné d'un de ses potes dégénérés. Vous imaginez comment la soirée s'est finie. Je suis sûr que Keith pense qu'il n'y a pas de souci («J'étais nerveux, c'est pas un crime»«Mais tais-toi donc, Keith», pensé-je). Quand on traverse la vie comme ça, qu'on est riche et célèbre, et qu'en plus, on redore son blason à chaque nouveau coup pendable, on peut dire, omission faite des morts qui jalonnent le parcours, qu'on a une très bonne étoile.

Et j'ai tout fait pour qu'elle veille sur lui. Je suis resté à ses côtés, je l'ai soutenu, je ne l'ai pas viré pendant de très nombreuses années. Cela aurait signé l'arrêt de mort des Stones, bien sûr, alors peut-être était-ce seulement égoïsme de ma part. Après tout, même hébété, c'était un nom; il était mon gagne-pain, alors je pouvais bien le laisser pioncer. J'ai pris les choses en main jusqu'à ce qu'il finisse par se réveiller et par réaliser qu'il n'avait pas son mot à dire dans la gestion de nos affaires. Ça aussi, ça le rend furieux. Bien sûr, laissons Keith Richards s'occuper d'une opération qui rapporte 1 million de dollars par jour! Je ne sais pas ce que j'aurais pu faire d'autre. Avec l'âge, on en apprend plus sur tout ça: j'aurais peut-être été censé procéder au cérémonial élaboré qu'on appelle «intervention». La société aurait pu mettre un terme au grand chambardement des années 1960 en exigeant qu'on «intervienne» tous les uns pour les autres. Mais de toute façon, étant donné que dans la bande, la moitié carburait à l'héro et le reste à la coke, je ne crois pas qu'intervenir aurait changé quoi que ce soit.

Il s'observe lui-même

Keith parle aussi de moi dans ses chansons solo, et avec moins de subtilité: «I'm so sick and tired/Of hanging around/Jerks like you» (dans All about you: «J'en ai plus que marre/De me farcir/Des cons comme toi»). On me demande souvent pourquoi je l'ai laissé mettre ces chansons sur l'album. Pourquoi pas? C'est une super chanson. Il a le droit de la chanter, il a le droit d'écrire un livre, aussi. Il veut attirer mon attention, établir un lien. Faire comme avant. Mais à notre âge, ça ne rime plus à rien. Keith rend hommage à la permanence de son caractère. Moi, j'en ai ma dose de tout ça.

Tout de même, quand je pense à Keith, je me dis parfois qu'une personne très différente du livre émerge de ses chansons. En ces rares moments, il se détache de lui-même et s'observe. «I think I lost my touch» («Je crois que j'ai perdu le contrôle»), chante-t-il ainsi sur Slipping Away». «It's just another song and it's slippin' away» («C'est juste une chanson de plus, qui s'échappe»). C'est bizarre, le rock. Dans un beau morceau –ces guitares qui tintent tour à tour avec sobriété–, les mots prennent tout leur sens, et alors, le temps d'un instant, je le crois et je suis avec lui.

Ou encore How Can I Stop, qui pourrait bien être la dernière grande chanson de Keith. «How can I stop … once I start?», murmure-t-il en boucle, encore et encore. «Comment je pourrai m'arrêter... une fois que j'aurai commencé?».

Ça parle du rock, bien sûr, de la guitare, de sa place et de la mienne dans l'étrange groupe que nous formons. Ça parle aussi de l'héroïne et de tout ce qu'il n'arrive pas à arrêter. Ça parle de Keith, qui a commencé et ne s'est jamais arrêté –la célébrité, les chansons, les concerts, les femmes et la drogue; la violence et l'absurdité, l'addiction, la mort, les vies brisées, les cruautés, petites et grandes. À la fin du morceau, Keith a mis Wayne Shorter au saxo, pour un solo qui est en soi une expérience transcendante, peut-être l'un des plus beaux passages de tous nos disques. Il revient, lancinant, durant les deux dernières minutes d'un très long morceau qui s'achève sur une note quasi... extatique, peut-être? Là, je suis perdu. C'est quelque chose que je ne suis pas sûr d'avoir vu dans la vraie vie, quelque chose qui n'est pas dans le livre. C'est le son –ou du moins, ce qui se rapproche le plus de ce que Keith Richards n'admettra jamais– d'une conscience.

Bill Wyman

Traduit par Chloé Leleu

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