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Julian Assange a passé sa première nuit en prison après s'être vu refuser mardi matin la liberté sous caution par un tribunal d'instance britannique à la suite des plaintes déposées à son encontre pour des violences sexuelles qu'il aurait commises en Suède l'été dernier. Les Suédois ont demandé son extradition, une décision sur laquelle la justice britannique doit se prononcer, mais qui peut prendre des semaines, voire plus. Bien que certaines personnalités se soient engagées à payer la caution du fondateur de WikiLeaks, le juge a estimé n'avoir pas confiance en l'Australien, qui a les moyens de s'enfuir.
Même si un séjour en taule et la perspective de poursuites en Suède ne semblent guère séduisantes, voire avantageuses, c'est en fait une chance pour Assange. Je ne m'attends certes pas à ce qu'il témoigne publiquement sa gratitude, mais je parie qu'il a bien compris comment le mandat d'arrêt suédois, la demande d'extradition et dieu sait quoi d'autre pouvaient au final jouer en sa faveur.
Le mec antipathique devenu héros
Depuis sa cellule, Assange est en train d'accéder au statut de martyr, ce qu'il n'était pas jusqu'à mardi. Bon, en termes de martyr, on a déjà vu mieux; il ressemble à un extraterrestre, raconte plus de conneries qu'un meneur de jeu de la NBA (il dit pratiquer le «journalisme scientifique»), est convaincu que la fin justifie les moyens, et a tellement pris la grosse tête que c'est un miracle s'il réussit à marcher sans tomber en avant.
Mais jetez n'importe quel type un peu antipathique en prison, et vous ferez de lui un héros. Assange a déjà son noyau dur de partisans (dont je fais partie), et son arrestation ainsi que son emprisonnement pousseront probablement certains sympathisants au cul entre deux chaises à prendre enfin position, affirmant des choses comme «Je ne suis pas d'accord avec tout ce qu'il a fait, ni comment il l'a fait, mais cette histoire de violences sexuelles ça sent la fausse accusation!» Les adversaires d'Assange –du moins, ceux qui sont honnêtes– vous diront eux qu'ils n'attendent qu'une chose, c'est qu'on jette cette face de lavabo dans la Supermax, une prison de très haute sécurité située à Florence, dans le Colorado, pour qu'il fasse connaissance avec l'Unabomber Theodore Kaczynski, le traître du FBI Robert Hanssen, Eric Rudolph, qui posait des bombes dans les cliniques pratiquant l'avortement, et Zacarias Mouassaoui, un des conspirateurs du 11-Septembre. Mais, ajouteront ses détracteurs, pas du tout pour ces histoires de crimes sexuels.
Avec l'incarcération d'Assange, le «sujet» passe de comment-a-t-il-pu à comment-ont-ils-pu, avec autant d'efficacité que si un justicier un peu dérangé lui avait mis une balle dans la tête. Notre société aime à protéger et défendre les «victimes», exactement ce que toutes ces procédures judiciaires sont en train de faire de lui. En l'espace d'une nuit, c'est devenu Martin Luther King Jr. version albinos, qui écrit une lettre depuis sa cellule. La version miniature d'un Soljenitsyne qui se battait pour la liberté depuis le goulag. Pour les plus influençables, Assange c'est la somme de Henry David Thoreau, Nelson Mandela, et Aung San Suu Kyi, le tout dans un seul homme.
Persécuté à tort
Même la fermeture de son compte suisse destiné à «financer sa défense» joue en la faveur d'Assange. Avec le gel de ce fonds, son martyre devient quelque chose d'attachant aux yeux d'encore plus de sympathisants potentiels, qui pourront dès lors affirmer –non sans argumenter– qu'ils ne financent pas la défense d'un homme qui a commis un crime contre l'Etat, mais qui cherche plutôt à façonner notre conscience et se retrouve persécuté à tort pour des actes qu'on ne peut même pas qualifier de criminels partout dans le monde. (A lire sur Slate.com l'explication détaillée du «sexe par surprise» dont est accusé Assange.)
De même, Amazon évinçant WikiLeaks de ses serveurs ne fait qu'étayer le statut de défenseur de la liberté d'expression auquel a accédé Assange. Sur Boing Boing, un brillant article souligne qu'Amazon estime que les fichiers hébergés violent ses conditions d'utilisation, qui stipulent que «vous garantissez posséder ou contrôler de quelque manière les droits du contenu hébergé (...) et que l'utilisation du contenu que vous fournissez ne se trouve pas en violation avec ces modalités et ne puisse porter atteinte à toute personne ou entité». Boing Boing fait très justement remarquer qu'Amazon vend des livres –physiques et électroniques– dont le contenu contient des secrets d'Etat dont les auteurs ainsi que leurs éditeurs ne possèdent ni ne contrôlent les droits.
La décision collégiale prise par Visa, MasterCard, et PayPal de fermer les comptes WikiLeaks pour des raisons similaires à celles invoquées par Amazon finira elle aussi par tourner à l'avantage d'Assange. Ceux que WikiLeaks n'intéressait peu ou pas la semaine dernière prendront bientôt parti et s'indigneront des caprices de ces grosses légumes de la finance. Comme ça doit leur faire plaisir de transformer baristas et femmes au foyer en anarchistes!
Plus WikiLeaks coule alors que son fondateur est en prison, plus cela fera d'Assange un Spartacus en puissance, une nouvelle source d'inspiration et plus seulement de controverse. Le «mirroring» des infos WikiLeaks via des centaines de serveurs à travers le monde est une des manifestations de cet effet Spartacus.
Comme l'explique The Guardian, rien n'assure l'extradition d'Assange. Si la procédure est respectée, ce dernier peut très bien rejouer la version internationale du procès des Chicago Seven où les accusateurs devenaient les accusés –mais s'il cherche du soutien, Assange devrait éviter de trop se prendre pour Abbie Hoffman ou Jerry Rubin.
Si les Suédois ne parviennent pas à extrader Assange, les Etats-Unis seront certainement tentés de faire une demande similaire. Salon émet l'hypothèse qu'il existe déjà un acte d'accusation sous scellés aux Etats-Unis, mais j'ai du mal à imaginer que le ministère de la Justice prenne le risque constitutionnel d'invoquer l'Espionage Act de 1917 en poursuivant un étranger pour avoir divulgué des informations confidentielles que quelqu'un d'autre avait en sa possession. Comme je l'ai lu sur Twitter la semaine dernière, si Assange est un criminel pour avoir publié des câbles sur WikiLeaks, que dire d'Arthur Sulzberger Jr., le directeur de la publication du New York Times, qui les a lui publiés dans son journal? (Sur Slate, Nick Bravin, un ancien greffier à la Cour suprême, esquisse la manière dont le ministère de la Justice devrait s'y prendre pour poursuivre Assange avec succès.)
Dernier avantage de l'incarcération d'Assange: après avoir passé presque toute l'année en cavale, vivant d'argent liquide et squattant chez des amis et supporters, aujourd'hui il n'a plus à se demander où il passera la nuit prochaine –du moins jusqu'au 14 décembre.
Jack Shafer
Traduit par Nora Bouazzouni