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WikiLeaks: un Pulitzer pour les diplomates!

Le «cablegate» de Wikileaks nous permet de découvrir une véritable forme artistique: celle du câble diplomatique, à la voix fine, pince-sans-rire, parfois cynique...

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«Comme bon nombre de ses concitoyens, le président Nazarbayev est un grand amateur de chevaux». Voici la première ligne d’un câble diplomatique américain. Son titre: «Mode de vie des dirigeants kazakhs». Le reste du document s’emploie à décrire une galerie de personnages hauts en couleur, comme le ministre de la défense Danial Akhmetov («un bourreau de travail autoproclamé [qui] n’aime rien tant qu’à se détendre à la "homo sovieticus", une méthode qui a fait ses preuves: en un mot, s’abrutir d’alcool»), le gendre du président (Elton John a joué pour son 41e anniversaire) ou encore l’oligarche Aleksandr Mashkevich («personne ne sait vraiment comment Mashkevich dépense ses milliards, mais une chose est sûre: ses talents culinaires ne valent pas un centime»). Le câble consacre quelques lignes aux Premier ministre Karim Masimov, qui aurait fait la fête jusque tard dans la nuit dans un club collet monté, le «Chocolat»: «ses compagnons se sont vite fatigués mais il est resté sur la piste de danse, seul et plein d’entrain» –triste personnification de la décadence et du nihilisme post-soviétique.

Un Pulitzer pour les diplomates!

Le comité du prix Pulitzer lit-il ces documents? Les 250.000 câbles diplomatiques qui viennent d’être diffusés par WikiLeaks ne se contentent pas d’apporter un éclairage sur un certain nombre de grandes questions internationales –que ce soit les ambitions nucléaires de l’Iran ou l’effondrement de la Corée du Nord. Les fuites nous permettent également de découvrir le câble diplomatique, véritable forme artistique en lui-même. Certes, la plupart des documents diffusés s’en tiennent au style sténographique –le diplomate X a rencontré le chef d’Etat Y pour parler de Z. Mais les meilleurs câbles forment un genre littéraire à part –genre habité par une sensibilité particulière, et régi par une série de conventions.

Pour analyser le style des câbles diplomatique, il faut tout d’abord prendre connaissance du contexte. Les diplomates écrivent pour un certain type de lecteurs, tout comme les écrivains et les journalistes. Les câbles ont pour but d’informer les communautés diplomatiques et militaires –que ce soit au sujet de l’homme d’influence afghan Ahmed Wali Karzaï, ou à propos de l’agitation de la communauté musulmane en France. Mais les diplomates cherchent également à impressionner le destinataire –leur patron du ministère des affaires étrangères. Si vous êtes un agent du Service extérieur américain basé en Molvanie, quelques câbles au style enlevé peuvent vous faire sortir du lot. Un bon diplomate se doit d’être observateur, intelligent, et de savoir analyser la personnalité et les motivations des personnes qu’il rencontre. Et les câbles leur permettent de jouer les m’as-tu-vu.

Voilà qui permet de mieux comprendre la –désormais célèbre– dépêche expédiée par un diplomate américain basé à Moscou; ce dernier relate un mariage auquel il vient d’assister au Daghestan, une région du Nord-Caucase. L’auteur commence par donner sa lecture de l’évènement («Tout était somptueux et l’alcool coulait à flot, dissimulant la rigidité glaciale du Nord-Caucase –que ce soit en matière de territoires, d’ethnies, de clans ou d’alliances»). Il passe ensuite au compte-rendu («les hôtes de ce mariage musulman ont consommé une prodigieuse quantité d’alcool; et ce avant, pendant et après la cérémonie»), et note quelques observations factuelles (le chanteur du mariage «n’a pu venir parce qu’il a été blessé par balles quelques jours auparavant»). Il fait enfin la synthèse de tous ces éléments, pour dresser une analyse lapidaire établissant un parallèle entre cette cérémonie et le climat politique de la région. Mi-étude sociologique, mi-carnet de voyage, le câble utilise les techniques du journalisme à des fins d’analyse politique.

Profils psy et diplomatie en action

Certains câbles ressemblent à des profils psychologiques tout droit sortis d’un roman de John le Carré. Charles Rivkin, ambassadeur des Etats-Unis en France, parle ainsi d’un Nicolas Sarkozy «hyperactif», «impulsif» et craint de ses conseillers. Christopher Dell, ambassadeur au Zimbabwe, qualifie Robert Mugabe de «brillant tacticien» handicapé par «son ego; par sa certitude d’avoir toujours raison; par son obsession pour le passé, qu’il utilise pour justifier le présent et l’avenir; par sa profonde ignorance des enjeux économiques (il pense que ses 18 doctorats lui donnent le pouvoir de suspendre les lois de l’économie, y compris l’offre et la demande), et par son style, jugé trop tactique et principalement basé sur le court terme.» Dell pense que les jours de Mugabe sont comptés, mais il ne s’attend pas à le voir faire son mea culpa: «Mugabe ne va pas se réveiller un beau matin en décidant de changer du tout au tout, prêt à réparer tout le mal qu’il a pu faire… Il va s’accrocher au pouvoir coûte que coûte, et au diable les conséquences».

Les meilleurs câbles nous montrent la diplomatie en action: tentatives de manipulation et autres jeux d’esprit. Dans le compte-rendu d’une rencontre entre plusieurs diplomates américains et Ahmed Wali Karzaï, on peut lire que l’homme d’influence est «aux dires de tous un narcotrafiquant corrompu». La méfiance de l’auteur envers Karzaï est à la fois explicite («l’homme a prouvé qu’il pouvait dissimuler sa véritable nature quand le besoin s’en fait sentir») et implicite: il note ainsi qu’un représentant des Etats-Unis «a insisté sur le fait que la coalition ne pourrait tolérer de voir certaines personnes agir à l’inverse des objectifs de campagne de la FIAS. [Karzaï] a répondu: "personne ne serait assez stupide pour faire une chose pareille."» Et non –aussi étrange que cela puisse paraître, ce câble n’a pas été rédigé par Aaron Sorkin.

Même les plus banales des dépêches sont souvent formulées avec style. Cet agent de renseignement canadien ne se contente pas de se plaindre de la conception que peuvent avoir ses concitoyens du terrorisme; il leur attribue une vision du monde «digne d’Alice au pays des merveilles». De la même manière, le président d’Azerbaïdjan Ilham Aliev ne se contente pas d’affirmer que le président russe Dmitri Medvedev est en désaccord avec son premier ministre Vladimir Putin; il explique à diplomate qu’il existe «un dicton, en Azeri: "on ne peut pas faire bouillir deux tête dans la même marmite"». L’analyse du diplomate: «cette expression argotique pour le moins grossière signifie que deux chefs veulent en venir aux mains». Un diplomate en poste aux îles Fidji a quant à lui soigneusement noté les propos du directeur des affaires politiques du Commonwealth, Amitav Banerji, lorsque ce dernier a déclaré que le prince Charles «n’inspirait pas le même respect» que la reine Elizabeth II.

Une voix cynique et raffinée

Voici donc à quoi ressemble la voix cynique et raffinée de la diplomatie. Son humour prend souvent la forme de l’ironie. Dans une dépêche, l’ambassadrice américaine au Kirghizstan cache par exemple bien mal son mépris pour le prince Andrew: lors d’un brunch de 2008 pris à Bichkek (la capitale) en compagnie de plusieurs chefs d’entreprises, le prince aurait «pesté contre les enquêteurs anticorruption de Grande-Bretagne, qui avaient été assez "idiots" pour manquer de faire échouer» une vente d’arme avec l’Arabie Saoudite. Lorsqu’un membre de l’assistance a fait remarquer qu’il faudrait s’accommoder de la corruption pour faire des affaires au Kirghizstan, «le duc d’York est parti d’un grand éclat de rire, déclarant: "on se croirait vraiment en France"».

Le câble intitulé «Un aperçu des excentricités de Kadhafi, le dirigeant libyen» s’arrête aux frontières de la moquerie pure et simple, mais fait tout de même remarquer qu’une «infirmière ukrainienne du nom de Galyna Kolotnytska, qui suit Kadhafi depuis longtemps, lui est aujourd’hui presque indispensable; la personne en question serait une "blonde voluptueuse"». L’auteur nous explique également, avec une précision chargée de sarcasme, que le dirigeant libyen ne peut gravir «plus de 35 marches» à la fois.

Autre signe distinctif: la condescendance. Un Américain en poste à Téhéran en 1979 fait remarquer que «l’aspect dominant de la psychologie persane demeure sans doute l’égoïsme débordant», égoïsme qui «laisse peut de place à la compréhension des points de vue extérieurs». Le diplomate basé en Libye fait remarquer que Kadhafi a demandé à ce qu’une tente soit installée aux Nations Unies, «ce qui lui permet de montrer qu’il est un homme proche de ses racines sans avoir à l’expliquer par oral».

Les étrangers rient, les Américains observent 

A la lecture de ses câbles, on finit également par observer un certain déséquilibre des pouvoirs. Les étrangers rient, plaisantent, font des bons mots. Les Américains sont calmes, distants; ils observent sans jamais participer. Dans un câble, on apprend que le ministre de l’intérieur du Koweït «a demandé –d’un ton acerbe– pourquoi l’US NAVCENT s’était donné la peine de sauver une embarcation transportant des trafiquants de haschisch iraniens, deux semaines auparavant: "Dieu avait décidé de les punir de mort, et vous les avez sauvés; pourquoi?"».

Plus tard, le ministre déclare qu’il sait comment l’Amérique devrait se débarrasser des prisonniers de Guantanamo: «"Vous les avez capturés en Afghanistan; vous devriez les relâcher là-bas, en pleine milieu de la zone de combat."». Les Américains ne se fendent jamais d’un sourire. Un autre document relate une rencontre durant laquelle Mohammed bin Zayed, prince héritier d’Abou Dhabi, se serait «tapé sur les cuisses avant de déclarer: "vous ne devinerez jamais ce que vient de me dire [le général pakistanais Pervez] Musharraf … il m’a demandé si les EAU avaient reçu le feu vert pour le Predator!" (Note: le GEU se trouve pour l’instant dans l’incapacité de fournir un drone Predator armé aux EAU; MbZ est très sensible sur ce point, mais cela fait un moment qu’il n’a pas directement évoqué le sujet.)» Sur le moment, les Américains ont sans doute ri avec le prince; dans la dépêche, ils restent entièrement silencieux.

Il arrive que la froide distanciation observée par le narrateur américain disparaisse; le câble reflète alors la personnalité de son auteur. Richard Hoagland, ambassadeur au Kazakhstan, relate une rencontre avec le vice-président d’une grande compagnie pétrolière «dans un restaurant presque vide (les temps sont durs, encore et toujours!) au sein de l’hôtel Radisson, à Astana». L’homme d’affaires «est expansif, et même théâtral, par nature», écrit-il. «Lorsqu’il se sent en confiance, il vous ouvre son cœur. Il va sans dire qu’il enjolive sa propre histoire –comme nous le faisons tous».  

Enjoliver les histoires: voilà un talent important pour le diplomate. Outre les avantages que présentent les qualités de conteur dans le domaine des bonnes manières, ce dernier doit être en mesure d’expliquer quelle place occupe les pays étrangers dans l’histoire américaine –et vice-versa. Ces récits mettent en relief l’histoire commune et les intérêts mutuels des pays concernés. C’est également ainsi que pensent les hommes politiques: «Sarkozy s’identifie à l’Amérique, écrit ainsi l’ambassadeur Rivkin dans un câble. Il compare sa propre montée au pouvoir à une saga à l’américaine.»

Les histoires sont particulièrement utiles lorsqu’il s’agit d’explorer le domaine du possible –ce que les diplomate font constamment. Elles nous montrent qu’un évènement en entraîne toujours un autre; nous permettent par exemple de comprendre pourquoi l’Arabie Saoudite pourrait faire pression sur l’Iran pour forcer Téhéran à revoir ses ambitions nucléaires à la baisse. Une histoire convaincante peut renforcer une alliance; un mauvais conteur peut l’affaiblir. Si l’on en juge par la qualité des câbles diffusés par WikiLeaks, cette tâche est entre de bonnes mains. 

Christopher Beam

Traduit par Jean-Clément Nau

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