Économie

Steve Jobs, au coeur de la culture Apple

Steve Jobs est mort mercredi 5 octobre 2011. Autrefois leader de la contre-culture informatique avec Apple, il s'était inscrit depuis l'iPhone dans l'esprit monopolistique des autres empereurs de la communication. Retour sur sa transformation.

Temps de lecture: 6 minutes

Steve Jobs est mort mercredi 5 octobre à l'âge de 56 ans. Avant la nécrologie écrite par notre confrère de Slate.com Farhad Manjoo, nous republions un article de Tim Wu, dans une série dédiée aux grands empires de l'information et de la communication .

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Steve Jobs était debout devant plusieurs milliers de personnes, dont certaines avaient campé devant l'auditorium pour espérer assister à l'évènement. Avec son col roulé noir et son jean, il était dans son élément, contrôlant parfaitement son texte, les émotions des spectateurs, et l'image qu'il projetait au monde.

Derrière lui, un immense écran où les mots succédaient aux animations. Ce jour-là, le 9 janvier 2007, Jobs était sur le point de révéler sa plus grande invention depuis le Macintosh.

Dans le monde de l'informatique, et plus particulièrement au sein du culte Mac, les keynotes de Jobs sont des évènements qui tiennent à la fois du concert de rock et du sacrement. Les applaudissements du public l'interrompirent à plusieurs reprises, chose peu commune lorsqu'un chef d'entreprise fait un discours.

«Aujourd'hui» commença Jobs, «nous allons vous présenter trois produits révolutionnaires». (Applaudissements épars.)

«Trois choses: un iPod grand écran doté de commandes tactiles, un téléphone portable révolutionnaire, et un objet totalement innovant pour surfer sur le Net.»

Jobs continua en s'adressant au public:

«Un iPod, un téléphone... vous avez trouvé?» (Davantage d'applaudissements.)

«Il ne s'agit pas de trois objets différents, mais d'un seul et même produit... qu'on a appelé l'iPhone!» (La foule applaudit à tout rompre, certains s'étaient même levés.)

Sur l'écran derrière Jobs, on pouvait lire:

«iPhone: Apple réinvente le téléphone.»

Quand Google et Apple étaient proches

L'iPhone était puissant en plus d'avoir de la classe; la perfection faite téléphone. Après avoir fait la démonstration de quelques-unes de ses fonctionnalités, Jobs a montré que l'iPhone était capable d'accéder à Internet via un vrai navigateur. Jobs a ensuite présenté le CEO de Google, Eric Schmidt, qui portait sur scène une cravate orange d'une longueur incongrue. Les deux hommes se serrèrent chaleureusement la main, comme le feraient deux chefs d'Etat.

Ce fut alors le tour de Schmidt. Comme il est membre du conseil d'administration d'Apple, il a commencé son discours par une blague sur les relations intimes entre Apple et Google.

«Je me suis dit que si un jour on fusionnait les deux sociétés, on appellerait le résultat AppleGoo. Mais je ne travaille pas au marketing.»

Malheureusement, cette pointe d'humour ne rencontra pas le succès escompté. Il continua:

«Ce que j'aime dans ce nouvel objet et la nouvelle architecture d'Internet, c'est qu'on peut fusionner mais sans vraiment fusionner... Ces architectures permettent de combiner l'expertise en matière de développement d'Apple avec les protocoles ouverts et les services de transmission de données que [fournissent] une entreprise comme Google

Comme le laissent entendre les remarques de Schmidt, en 2007 Apple et Google étaient aussi proches que peuvent l'être deux entreprises. Schmidt parmi d'autres jouait sur les deux tableaux, et les deux géants parlaient souvent et avec effusion l'un de l'autre. Bien qu'une génération les sépare, la relation entre Google et Apple était vue par certains comme celle d'un père et son fils; deux sociétés idéalistes et radicales, montées par des jeunes gens déterminés à faire les choses autrement.

Deux contre-cultures

Apple est à l'origine de cette révolution, une entreprise se réclamant de la contre-culture qui a lancé l'informatique personnelle, et surtout la première à introduire l'idée d'ouverture chez les particuliers. Google, pendant ce temps, avait fini par convaincre même les plus sceptiques, et devint dans les années 2000 l'instrument de choix des évangélistes d'Internet. Ils embauchèrent même Vint Cerf, un des plus grands visionnaires du Web, au poste de «chef Internet évangéliste».

Apple et Google ont tous deux rencontré le succès en faisant fi de la sagesse convenue. Google est entré dans le marché de la recherche en ligne alors que ce dernier était encore considéré comme un marché de «matières premières», et s'est lancé en tant que web-entreprise après l'effondrement de la bulle. La révolution d'Apple fut bien plus impressionnante: dans les années 1970, en plein âge d'or des machines centralisées, la société décidait de construire un tout petit ordinateur personnel. Et bien sûr, Google comme Apple ont des ennemis communs comme Microsoft, des entreprises plus traditionnelles, et les gens coincés en général.

Ce jour où Apple a dévoilé l'iPhone, il y avait une idée essentielle dans le discours de Schmidt que celui-ci n'a pas su expliquer, concernant la raison pour laquelle Apple et Google ne devaient pas réellement fusionner. Le PDG suggérait qu'au sein d'un réseau «stratifié» et à l'ère des protocoles ouverts, on pouvait disposer de tous les avantages de l'intégration mais sans jamais avoir à partager les mêmes bureaux. On peut appeler ça la théorie de l'entreprise selon Google: sur Internet, pas besoin de fusions ni de partenariats exclusifs; chaque société doit simplement se concentrer sur ce qu'elle sait faire le mieux. L'âge d'or des Rockefeller et Carnegie, et autres Zukor et Vail était révolu.

L'exclusivité d'Apple contre l'ouverture de Google

Révolu, vraiment? L'accueil chaleureux de Jobs à l'égard de Schmidt servait en fait à dissimuler que le partenaire le plus important d'Apple pour le lancement de l'iPhone n'était autre qu'un des ennemis jurés de Google, la némesis de tous ceux qui prônent l'ouverture sur Internet aujourd'hui. A la fin de son discours, Jobs lâchait le morceau: l'iPhone aurait un partenariat exclusif avec un opérateur mobile aux Etats-Unis, AT&T. «C'est le meilleur opérateur du pays, et celui qui a le plus de succès», affirma-t-il. «58 millions d'abonnés. C'est le numéro un

S'il avait été présent, Ed Whitacre, alors PDG d'AT&T, aurait exprimé son désaccord sur la fin des grandes fusions prédite par Eric Schmidt. Fin 2006, tout juste une semaine avant l'annonce de l'iPhone, Whitacre obtenait l'autorisation du gouvernement fédéral pour les transactions qui ramenèrent la quasi-totalité du système Bell sous tutelle AT&T. Cette dernière n'a jamais vraiment cru à l'ouverture des protocoles –ni à l'ouverture de quoi que ce soit, d'ailleurs. L'esprit de Vail était encore bien vivant en territoire AT&T-ien, et Apple, autrefois leader de la contre-culture informatique, en faisait désormais partie.

Sur le chemin des autres empires

Au cours de ces dix dernières années, Steve Jobs a hissé Apple vers une rentabilité sans précédent. Il a également guidé l'entreprise sur le chemin emprunté par tous les empires de l'information du XXe siècle. Malgré son partenariat avec AT&T (et bientôt peut-être avec Verizon, née de la scission de l'ancien empire AT&T), c'est bel et bien le Hollywood tel que conçu par Adolph Zukor, et non pas le système Bell, dont Steve Jobs s'est inspiré pour construire Apple. Comme Zukor, qui aspirait à l'intégration de toutes les différentes strates de l'industrie du cinéma, Jobs cherche lui aussi à absorber tout ce qu'il peut: distribution, hardware, logiciels, applis, contenu, tous sont contrôlés directement par Apple ou bien soumis à son approbation.

Comme l'expliquait Jobs le mois dernier lors d'une téléconférence avec des analystes:

«Nous pensons que le débat ouverture contre fermeture n'est qu'un écran de fumée qui masque le vrai problème, qui est: qu'est-ce qui est mieux pour le consommateur, la dispersion, ou bien l'intégration? Nous pensons qu'Android [de Google], qui est déjà très dispersé, l'est davantage de jour en jour. Nous privilégions l'intégration.»

Intégration est un mot qui capture l'essence même de l'ancien monopole AT&T, des studios hollywoodiens, et de la vision qu'a Apple de l'avenir. C'est un mot qui convient aux apôtres de la perfectibilité persuadés qu'il existe une méthode idéale pour effectuer n'importe quelle tâche et en présenter ensuite les résultats. C'est finalement un retour à l'idéal tayloriste de la fin du XIXe-début du XXe siècle consistant à trouver «le meilleur moyen» de concevoir n'importe quel système.

Un mariage entre technologie et intégration

Le futur selon Apple repose sur le mariage entre la technologie du XXIe siècle et l'approche du XXe siècle en matière d'intégration. Le meilleur contenu produit par Hollywood et New York et la puissance du réseau d'AT&T se retrouvent dans les outils Apple qui répondent instantanément au moindre désir humain. Incontestablement l'alliance entre puissance et séduction. Et cerise sur le gâteau, le pire du Web –spam, applis peu fiables, contenu amateur qui laisse à désirer– est éliminé.

Il serait idiot de refuser d'admettre que la vision d'Apple et l'excellence de ses produits a un attrait certain. Le modèle suivi par l'entreprise est depuis longtemps gage de réussite dans l'industrie des médias; mais si l'histoire nous a appris quelque chose, c'est bien que l'intégration de masse pose de nombreux dangers à long terme, particulièrement lorsque l'âge d'or touche à sa fin.

Rappellons-nous qu'il n'a pas fallu longtemps après l'intégration de l'industrie américaine du cinéma vers la fin des années 1920 pour que celle-ci subisse l'ire de l'Eglise catholique criant à la censure. Les industries médiatiques centralisées sont beaucoup plus faciles à censurer, et l'intégration ou la fermeture l'est également et de façon inhérente, contrairement à une approche fragmentée ou bien ouverte. Même si ces problèmes ne se sont pas encore posés, il ne faut jamais oublier qu'une industrie conçue dès le départ pour contrôler du contenu est une industrie qui servira plus facilement à contrôler les esprits.

Tim Wu

Traduit par Nora Bouazzouni

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