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Quand ai-je entendu parler pour la première fois de Ferran Adrià? C’était probablement en 1999; je travaillais alors Chez Panisse, le restaurant d’Alice Waters. J’étais attablée avec le reste des cuisiniers, lorsque quelqu’un s’est mis à parler d’un chef catalan qui servait de fausses pâtes – des tagliatelles qui n’étaient pas faîtes de farine, d’eau et d’œufs, mais élaborées à partir d’un consommé gélifié. En Amérique, Chez Panisse était alors (et demeure aujourd’hui) le temple du minimalisme en matière de manipulation des ingrédients. Ce n’était pas son cas; lui voulait déconcerter ses clients – en somme, il faisait dans la manipulation «maximale» des ingrédients. Le concept m’a fait rire: après tout, ce chef avait bien raison d’admettre et de célébrer à sa façon l’étrangeté du rituel qu’est le repas dans un grand restaurant.
Il va sans dire qu’Adrià (qui a récemment annoncé qu’il fermerait son restaurant El Bulli en 2011 pour en faire une fondation) ne s’est pas contenté d’amuser une apprentie-chef de Berkeley (Californie). Ces vingt-cinq dernières années, il a permis à l’Espagne de ravir à la France sa place de principale source d’énergie de la cuisine mondiale. Il a lancé la mode du repas «à la tapas» (une innombrable suite de petits plats), assez peu courant à l’époque, même en Espagne (du moins en dehors de l’Andalousie). Il a amené les chefs du monde entier à brouiller les frontières entre sucré et salé. Et il s’est bien évidemment pleinement investi dans la technologie (provoquant une controverse en empruntant les additifs et les méthodes de l’industrie agro-alimentaire) pour obtenir de nouvelles textures, et travailler à de nouvelles températures. Nous vivions alors dans un monde très post-nouvelle cuisine – et nous étions à court d’idées. Adrià a reconstruit le paysage culinaire à grand renfort de bouillons pétillants, de poudres glacées, de gelées sphériques et de gaufrettes cristallines. Ses inventions ont insufflé une énergie toute populaire à un monde alors bien élitiste.
Adrià et El Bulli ont fait couler beaucoup d’encre. D’une, Adrià est l’archiviste obsessionnel de son propre processus créatif. Les livres consacrés à El Bulli (comme celui dont nous parlons ici) contiennent des catalogues détaillés de ses menus, de 1993 à nos jours; on y trouve également des diagrammes et des recettes complexes. Une journée à El Bulli, publié en 2009, comporte plusieurs photographies retraçant scrupuleusement la mécanique du restaurant, véritable machine gastronomique en mouvement – des livraisons du petit matin au nettoyage, tard dans la nuit. Pour les amateurs les plus acharnés, il existe également un documentaire de huit heures consacré au fonctionnement du restaurant, ainsi qu’une version plus courte du même film, tourné par le frère d’Adrià, Albert. Adrià a aussi ses détracteurs. Dans son livre La cocina al desnudo, paru en 2008, le chef catalan Santi Santimaria – également trois fois étoilé, a tout particulièrement critiqué ses liens avec l’industrie agro-alimentaire.
Biographe neutre
Ne manquait (du moins en langue anglaise) qu’un ouvrage majeur consacré à Adrià; un ouvrage qui ne sorte pas de son propre atelier (on connaît son génie, mais aussi sa tendance à l’autoglorification) et qui ne soit pas non plus signé par l’un de ses ennemis. C’est chose faite: Ferran, la biographie de Colman Andrews, vient de paraître – alors même que la carrière du chef prend un tournant décisif.
Certains pourraient s’étonner de voir Andrews devenir le biographe de Ferran; il est le co-fondateur (et fut, jusqu’en 2006, le rédacteur en chef) de Saveurs, un magazine connu pour son amour de la cuisine noble et rustique, et non pour les nouveautés tape-à-l’œil de la grande cuisine. Mais Andrews est également l’auteur d’un livre sur la cuisine catalane, publié avant qu’Adrià ne se fasse connaître; gastronome accompli, il a par ailleurs fréquenté un nombre plus qu’enviable de restaurants étoilés.
Andrews est un gourmet de premier ordre: il aime la simplicité lorsque cette dernière est bien exécutée; la nouveauté sans raison d’être le laisse froid. Lorsqu’il écrit sur un plat, le lecteur a l’impression de partager chacune de ses bouchées. Ne ce serait-ce que pour ces qualités, je suis heureuse qu’il ait décidé de s’intéresser à Adrià. La rhétorique qui entoure El Bulli dépasse souvent le repas en lui-même, mais Andrews s’intéresse exclusivement à la nourriture. Dans un chapitre, il décrit chacun des 40 plats servis chez El Bulli en 2008; il sort alors Adrià du royaume de l’éthique et du battage médiatique, pour recentrer – l’espace d’un instant, du moins – le propos sur le contenu de ses assiettes.
Parlons des plats
Lors du repas de 2008, Andrews a été séduit par un plat à base de queue de porc: «une viande sucrée, couleur acajou, croustillante et délicieuse, accompagnée d’une soupe au jambon et au melon assaisonnée de coriandre, de gouttes de jasmin et d’œillets.» Les plats aux noms alléchants qui ne tiennent pas leurs promesses une fois en bouche ne trouvent en revanche aucune grâce à ses yeux. C’est le cas du «canapé de fleurs», qu’il n’estime «pas rafraîchissant et peu parfumé». Certains sont jugés encore plus durement. Andrews nous offre une critique des plus sèches de l’«Anémone de mer 2008»: «un mélange sans surprises: anémone de mer, cerveaux de lapins crus, huîtres et calamondin (agrume aigre-doux d’Asie du Sud-Est) dans un bouillon d’aneth tiède.» Les impressions du critique sont touchantes: elles nous rappellent qu’El Bulli n’est pas que matière à polémiques culinaires; que l’endroit est bel et bien un restaurant, où l’on sert de vrais plats aux clients. Des plats issus d’une cuisine un rien grandiloquente, certes – mais des plats tout de même.
Dans Ferran, Andrews ne se contente évidemment pas de dresser la critique d’un seul repas – c’est bel et bien une biographie. Il nous raconte les origines d’El Bulli. La crique de Cala Montjoi, qui abrite le restaurant, était autrefois la retraite méditerranéenne d’un médecin allemand, Hans Schilling, et de son épouse d’origine Tchèque, Marketta. Le couple ouvrit un parcours de mini-golf sur la propriété en 1961, mais finit par se séparer. Marketta lança alors un petit restaurant de plage qui, influencé par le modèle français, eut bientôt des ambitions gastronomiques. Non seulement El Bulli existait avant Adrià, mais il avait déjà du succès: le restaurant a gagné sa première étoile Michelin en 1976, avec Jean-Louis Neichel.
Adrià commence à cuisiner pour El Bulli en 1984; en 1987, à 25 ans seulement, il est nommé chef de cuisine. En 1990, il rachète l’endroit avec le directeur du restaurant, Juli Soler; pendant les années qui vont suivre, Adrià adopte une esthétique de plus en plus avant-gardiste. Andrews évoque une théorie avancée par Adrià, selon laquelle c’est l’isolation (et un étrange concours de circonstances) qui ont fait d’El Bulli ce qu’il est aujourd’hui – et qui ont peut-être inspiré à Adrià cette approche iconoclaste de la cuisine. «Je suis presque sûr que les origines d’El Bulli – le restaurant de plage décontracté, tendance hippie de luxe – ont laissé leur marque, et explique au moins pour partie la créativité excentrique et débridée qui l’ont caractérisé par la suite», écrit Andrews.
Place dans l'histoire
En réorganisant l’histoire-mosaïque d’El Bulli, Andrews parvient également à replacer Adrià dans l’histoire culturelle et gastronomique. Adrià est peut-être un alchimiste de la cuisine, mais il n’est pas le premier. Andrews décèle une certaine continuité entre l’iconoclaste Jacques Maximin et Adrià; ce dernier a brièvement connu l’audacieux chef français lors de ses débuts au El Bulli. Les raviolis de Maximin (lamelles de navet et mousse de canard) préfigurent par exemple les nombreux types de pâtes étranges que l’on trouve depuis chez El Bulli – qu’elles soient préparées à base de tranches d’ananas aussi fines que du papier ou de feuilles de bouillon gélifié translucide. Andrews fait également remarquer que la tendance à l’anticonformisme est ancrée depuis longtemps dans la cuisine catalane – du chocolat dans les plats salés à l’association de fruits de mers et de viandes, tradition proche du surf’n’turf britannique, appelé ici mar i muntanya (la mer et la montagne).
Dans l’inévitable chapitre consacré aux détracteurs d’Adrià, Andrews fait le point sur les arguments de ceux qui voient d’un mauvais œil son utilisation des additifs alimentaires. Il évoque l’argumentaire d’Adrià, qui dit n’employer que des ingrédients sains et réglementaires. «Un fuet (fine saucisse sèche catalane) est mille fois plus néfaste pour votre santé que tout ce que j’ai pu préparer au cours de ma carrière», explique-t-il à Andrews. Mais le biographe semble toutefois éprouver de la sympathie pour le chef du Can Fabes, le fameux Santimaria, qui, en attaquant Adrià, dénonce la disparition progressive du lien qui unit l’homme à la nourriture; un phénomène qui constitue pour lui une perte d’ordre spirituel. «La cuisine d’avant-garde [Adrià et les autres adeptes de la cuisine ultra-technique] ont brisé la relation qu’entretenaient cuisine et culture locale», se plaint-il.
Ferran absent de sa biographie
Dans le livre, Santimaria n’est qu’un second rôle pittoresque – mais son ego surdimensionné, son humanisme foutraque et romantique en font un personnage aux motivations bien plus compréhensibles que celles du protagoniste. D’une certaine manière, Ferran est paradoxalement absent de sa propre biographie; il manque tout du moins une analyse approfondie des idéaux qui l’animent. Le créateur fut au centre de tant de polémique qu’il est quelque peu décevant de découvrir un récit si banal – on croirait presque regarder un reportage de l’émission «Behind the Music» retraçant le parcours d’un rockeur à la vie peu mouvementée. L’homme est élevé au sein d’un foyer uni, il aime faire la fête, commence à cuisiner pour financer ses sorties. La fête continue, jusqu’au jour où il est engagé dans un restaurant isolé, titulaire de deux étoiles. Il s’assagit, commence à inventer des plats follement originaux, gagne une troisième étoile Michelin, devient une icône, se marie, devient encore plus sérieux. Fin.
Andrews cite souvent le chef et ses plus proches compagnons dans le livre, mais j’aurais souhaité qu’il nous offre une image plus nette de leurs personnalités. Peut-être s’est-il abstenu de s’interroger plus avant sur la psyché d’Adrià pour ne pas froisser son sujet, qui lui a ouvert toutes grandes ses portes: le chef lui a accordé de longues interviews, et lui a permis de visiter à loisir son atelier et le restaurant. Peut-être Adrià a-t-il tendance à cacher ses émotions les moins avouables (du moins en présence d’un journaliste). Quoi qu’il en soit, j’ai fini ce livre sans vraiment savoir ce qui l’anime. Cherche-t-il à se faire connaître (les doctorats honoris causa semblent lui inspirer une fierté démesurée)? Est-il uniquement motivé par une ambition intérieure (après tout, il a raffiné son processus créatif pendant plusieurs années lorsqu’il a pris la tête d’El Bulli, restaurant alors relativement peu connu et sans exposition médiatique)?
«Tout ce que nous voulons chez El Bulli, c’est nous réveiller le matin en éprouvant une excitation unique; celle de découvrir si nous allons être capable de créer quelque chose de nouveau», explique Adrià. C’est cette quête obsessionnelle de nouveauté qui m’a toujours fascinée chez lui; j’irais même jusqu’à dire «inquiétée». Et pourtant, le livre ne va jamais assez loin dans son exploration de cette pulsion créatrice. Au final, le véritable Adrià me semble aussi lointain que peut l’être l’idée de déguster, un jour, du foie gras en poudre sur les hauteurs de la plage de Cala Montjoi.
Sara Dickerman
Traduit par Jean-Clément Nau