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Pourquoi les soldats mutilent-ils les corps de leurs adversaires?

Les agissements d'une poignée de soldats américains en Afghanistan ne sont que les derniers de la longue histoire des pratiques de découpe et de prélèvement de corps.

Un soldat américain dans la province de Nimroz, REUTERS/Marko Djurica
Un soldat américain dans la province de Nimroz, REUTERS/Marko Djurica

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Jeremy Morlock, un des soldats accusés du meurtre de trois civils afghans, a été condamné mercredi 23 mars à 24 ans de prison après avoir plaidé coupable. Il devient le premier des cinq soldats jugés par un tribunal militaire à être condamné, quelques jours après la publication par le journal allemand Der Spiegel de photos des accusés posant avec une de leurs victimes. Cet article revient sur la longue histoire des mutilations en temps de guerre et les raisons qui poussent les soldats à commettre de tels actes.

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Der Spiegel a publié dans son édition parue lundi 21 mars des photos de deux soldats américains en Afghanistan posant avec le corps d’un civil afghan qu’ils sont suspectés d’avoir tué. Les documents font partie d’un lot de plusieurs centaines de photos utilisées dans le procès de 12 soldats accusés de meurtre et de mutilation de cadavres ou encore d’avoir conservé des doigts, des os de jambe, un crâne et des dents prélevés sur des corps afghans comme des trophées de guerre en Afghanistan en 2010. 

De tels actes peuvent paraître difficiles à croire venant de soldats d'une armée moderne et encadrée, mais ils ne sont pas l’apanage des soldats américains, et n'ont rien de nouveau. En fait, les découpes et autres prélèvements de parties de corps humain en temps de guerre sont aussi vieilles que la guerre elle-même, et on en retrouve des traces dans les sociétés préhistoriques.

Dans les caves d’Ofnet, en Bavière, des archéologues ont retrouvé 34 crânes, sans leurs corps, disposés en cercle, datant du mésolithique, donc d’au moins 4.000 à 5.000 ans. Ils ont tous été fracturés par un objet, et sont la preuve de l’existence de «violences interpersonnelles et de conduites guerrières».

L’anthropologue Lawrence Keeley écrit ainsi:

«Tous les témoignages confirment la pratique de l’homicide depuis l’apparition de l’homme moderne et les traces de l’activité guerrière sont archéologiquement décelables partout depuis dix mille ans».

Il estime que la guerre dans les sociétés primitives était plus fréquente, plus destructrice et plus violente que la guerre moderne, contrairement à ce que l’on a longtemps cru. La pratique de prise de scalp, qui est souvent associée aux Indiens d’Amérique, a même été évoquée par l’historien grec Hérodote à propos des Scythes en 440 avant JC.

La décapitation a quant à elle été pratiquée sur tous les continents à des périodes différentes, de la Chine à l’Amazonie en passant par les Celtes. Au XIVe siècle, le guerrier turco-mongol Tamerlan érigeait des tours avec les crânes des milliers de victimes de ses massacres. Lors de celui d’Isaphan, ville qui se situe dans l’actuel Iran, il aurait construit 35 minarets de 2.000 crânes chacun. Plus proche de nous, l’Empire ottoman fit construire une tour avec 952 crânes serbes après la bataille du mont Čegar en 1809.

Actes culturels

Pourquoi ces pratiques se retrouvent-elles de manière quasi-systématique, à échelles différentes, sur les champs de bataille? On ne peut trouver une seule et même raison qui pousse les combattants à prélever des membres sur leurs adversaires: «ces pratiques sociales sont toujours à remettre en contexte, et l’interprétation symbolique de ces actes doit tenir compte de la culture particulière et de nombreux facteurs», explique Christian Ingrao, directeur adjoint à l'Institut d'histoire du temps présent (CNRS).

De la même manière que la guerre est un «acte culturel» comme l’écrit Stéphane Audoin-Rouzeau, directeur d’études à l’EHESS spécialiste de la Première guerre mondiale, dans La Violence de guerre 1914-1945, «les manières de s’emparer des corps, de les tordre, de les découper, constituent des actes culturels à part entière, à travers lesquels l’exécutant exprime quelque chose de sa propre identité», écrit Jacques Sémelin dans Purifier et détruire.

La prise de scalp illustre bien les différentes significations que peut revêtir un même geste. Les historiens américains débattent encore aujourd’hui de l’origine de la pratique sur leur continent. Selon une théorie récente, et contrairement à l’idée communément acceptée, il ne s’agirait pas d’une pratique ancestrale des Indiens mais d’une importation des Européens. Une chose est sûre, les Européens ont bel et bien poussé les Indiens à scalper leurs adversaires pour «établir un contrôle des pertes adverses et constater l’efficacité de leurs alliés autochtones, tout en les incitant à combattre plus durement» en offrant une prime pour chaque scalp ennemi, comme l’écrit l’historien David Cornut.

L’incitation à la découpe des corps adverses n’est pas un cas isolé chez les Européens: la Commission d'Enquête internationale dépêchée au Congo Belge a reconnu au début du XXe siècle que des soldats noirs avaient reçu pour consigne de couper les mains des indigènes qu'ils avaient tués afin de prouver qu'ils avaient fait bon usage des cartouches qu'on leur avait distribuées, comme preuve que des combats avaient eu lieu.

Mais le fait que les traces de scalp dans la culture indienne datent de bien avant l’arrivée des Européens, et qu’il existait de nombreux rituels autour de la pratique qui auraient difficilement pu être importés par les blancs, remettent sérieusement en doute la théorie selon laquelle les occidentaux l'auraient importé. Quoiqu’il en soit, le scalp a revêtu un aspect froidement fonctionnel pour les Européens tandis qu’il revêtait une signification spirituelle pour les Indiens.

Différence entre violence et cruauté

L’exemple du scalp montre en tous cas qu’il faut bien distinguer la violence – même extrême – et la cruauté sur le champ de bataille. Si les Européens paient leurs alliés pour prendre des scalps, c’est d’abord pour mesurer et augmenter leur efficacité, et non pas par pure cruauté. La violence a ici un but autre qu’elle-même. De la même manière, l’exécution de prisonniers ou blessés de guerre, pratique répandue bien que contraire aux règles de la guerre, peut apparaître comme un acte de violence gratuite. Mais pour les Allemands qui exécutent 600.000 captifs russes sur le champ en quelques mois lors de l’opération Barbarossa (1941-1942), la logique fonctionnelle est bien réelle, ces derniers représentant une menace potentielle.

Avec la cruauté au contraire, la violence devient une fin en soi: «il ne s’agit plus seulement de détruire l’ennemi pour la menace qu’il représente, mais d’infliger de la douleur, de profaner son humanité, de jouir éventuellement de l’infliction de cette douleur et/ou de cette profanation», écrit Stéphane Audoin-Rouzeau.

Seconde Guerre mondiale

Lors de la Seconde Guerre mondiale, le front de l'est et la guerre du Pacifique ont été deux théâtres particulièrement sanglants où les violences entre soldats adverses ont atteint des niveaux très élevés. Sur le front de l’est, les pratiques de cruauté sont dans la continuité de ce qui s’est passé en 1914, où l’énucléation, l’ablation des oreilles, du nez, de la langue, des doigts, des ongles, des organes sexuels ou encore de la peau infligées par les Allemands aux soldats russes sont retrouvées de manière récurrente.

De manière générale, quatre emplacements du corps sont «systématiquement visés» lors des atteintes au corps adverse: l’abdomen, l’appareil génital, la main (section des phalanges, des doigts ou du poignet) et le visage. Ce dernier est le «lieu privilégié d’une gamme de gestuelles très variées», écrit Stéphane Audoin-Rouzeau dans Combattre, un ouvrage consacré à l’anthropologie historique de la guerre moderne. Toutes ces pratiques ont un objectif commun: la déshumanisation de l’adversaire en profanant des organes qui représentent justement l’humanité d’une personne comme la main, le visage ou le sexe. Le martelage complet de la face, qui se retrouve dans de nombreux films de guerre, a ainsi pour but de la rendre méconnaissable, et donc inhumaine.

Animalisation

Encore plus que la déshumanisation, c’est l’animalisation de l’ennemi que l’on retrouve dans ces pratiques. Ainsi, plusieurs cas de corps suspendus par les pieds, vidés de leur sang, énucléés, en partie dépouillés de leur peau, parfois éventrés ont été recensés lors des deux guerres mondiales sur le front de l’est, rappelant clairement la mise à mort des lapins ou des porcs, d’autant plus que de tels actes sont souvent commis dans des lieux réservés à l’élevage d’animaux.

Etrangement, ces pratiques déshumanisantes étaient beaucoup moins nombreuses sur le front de l’ouest. Une explication est la dévalorisation ethnique de l’adversaire sur le front de l’est qu’on ne retrouve pas sur le front de l’Ouest, où les deux camps «partageaient un sentiment d’appartenance à une humanité commune», malgré l’hostilité et la violence des combats, comme l’écrit Stéphane Audoin-Rouzeau. Cette différence montre bien que chaque conflit, et même chaque théâtre de guerre, doit être appréhendé en gardant à l’esprit les nombreux facteurs qui le rendent unique. 

Dans le vocabulaire militaire, les références à la chasse sont également omniprésentes. Jusqu’à récemment, il existait des «commandos de chasse» de l’armée française, et il existe encore aujourd’hui un «régiment de chasseurs parachutistes.» Dans la culture populaire, la frontière poreuses entre chasse et guerre a été abordée à de nombreuses reprises, par exemple dans des films comme Voyage au Bout de l’Enfer ou plus Predator.

Si l’adversaire se transforme souvent en gibier que l’on traque et que l’on tue selon les rites de la chasse, il peut aussi devenir un animal de bétail. Les grandes marches de la mort infligées par les Japonais aux prisonniers américains en 1942 ou aux Français à Dien Bien Phu en 1954 (600 km en 40 jours) transforment symboliquement les prisonniers ennemis en d’immenses troupeaux d’hommes.

Le champ de bataille

Stéphane Audoin-Rouzeau souligne le rôle du champ de bataille et de l’environnement sur les représentations construites par les combattants d’eux-mêmes et de leurs adversaires. La jungle par exemple dé-modernise la guerre, en ce qu’elle aveugle l’aviation et empêche l’utilisation de blindés, et favorise le rapprochement guerre-chasse: les lieux privilégiés sont «ceux où le sentiment d’altérité de celui que l’on combattait fut particulièrement marqué», comme le front de l’est, le Pacifique, la Corée, l’Indochine, le Vietnam, l’Irak même.

Christian Ingrao explique:

«La symbolique de la chasse est liée à l’expérience qu’ont les soldats sur le terrain. Quand ils sont dans la forêt ou la jungle et qu’ils sont persuadés que leur ennemi n’est pas tout à fait un être humain, ils se servent de leur référent pour développer des représentations, en l’occurrence l’animalité sauvage. A partir de ce moment là, leur guerre s’apparente à la chasse.»

L’animalisation est toujours dans l’air aujourd'hui, poursuit l’historien:

«Il n’y a qu’à voir comment Lynndie England traite les prisonniers à Abu Graib sur les photos qui ont fait le tour du monde: elle les met à quatre pattes et leur met des laisses autour du cou. La porosité entre monde animalier et ennemi est toujours là. En Afghanistan, il y a des opérations de ratissage, on est dans un imaginaire de chasse. Certes, on a abandonné la doctrine «search and destroy», on essaie de tuer moins de civils, mais il y a toujours quelque chose de cet ordre.»

La guerre du Pacifique

La guerre du Pacifique a été le théâtre de pratiques particulièrement cruelles entre Japonais et Américains. Les pratiques des Américains sur le théâtre du Pacifique sont uniques: les Gis y ont gardé, parfois collectionné, des parties humaines prélevées sur les adversaires à grande échelle. Les témoignages de vétérans de la guerre, notamment celui de Eugene Sledge sur lequel se sont basés de nombreux historiens (et la série The Pacific, produite par Tom Hanks et Steven Spielberg), offrent un aperçu particulièrement détaillé des pratiques américaines.

Les soldats américains ont non seulement prélevé des crânes, des oreilles, des phalanges ou encore des mains entières mais les ont également conservé, de manière tellement répandue que le commandant en chef de la flotte américaine dans le Pacifique a donné l’ordre suivant à ses troupes dès septembre 1942:

«Aucune partie du corps de l’ennemi ne doit être utilisée comme souvenir.»

Mais ces ordres sont restés lettre morte, et les Gis ont continué ce genre de pratiques tout au long du conflit. Des photos, dont l’une a été publiée dans le magazine Life, montrent des chars américains sur lesquels sont posés des scalps et des crânes adverses. Plusieurs cas d’envoi de crânes ennemis et autres parties de corps au pays ont également été documentés, parfois signés par l’expéditeur. Un soldat est même allé jusqu’à offrir un coupe-papier fabriqué à base d’ossements au président Roosevelt en 1944.

Les Américains préfèrent souvent expliquer leurs pratiques comme une réaction au fanatisme et la férocité de l’adversaire japonais. C’est un des thèmes explorés dans The Pacific, qui raconte la guerre du Pacifique du point de vue des soldats américains. Le respect des règles du bushido (le code de l’honneur des samouraïs, selon lequel la reddition est un déshonneur suprême) par les troupes japonaises signifiait que les prisonniers américains n’avaient aucune valeur. Les Japonais avaient une dévotion totale à leur cause qui avait de quoi effrayer leurs ennemis. «La violence de l’adversaire détermine aussi sa propre violence», confirme Christian Ingrao.

Mais la contre-violence n’explique pas à elle seule les pratiques des soldats américains. Une fois de plus, l’assimilation des Japonais à une «race» inférieure dont la sauvagerie est native, les troupes américaines allant même jusqu’à les considérer comme des «singes anthropoïdes», a certainement facilité «la mise en œuvre d’une large gamme de pratiques de chasse à leur encontre» (liquidation au lance-flammes des soldats qui se rendent, «concours de tirs» sur des prisonniers, chasses à l’homme dans la jungle…).

La superstition, voire la magie, expliquent aussi le prélèvement de trophées de guerre sur les corps adverses. «Il semble bien que ces parties prélevées soient investies par leurs possesseurs d’une vertu propitiatoire en fonction des combats futurs qui restent à affronter», écrit Stéphane Audouin-Rouzeau dans La Violence de guerre 1914/1945. Le doigt ou la main adverse devient une sorte de porte-bonheur que l’on garde sur soi pour les prochains combats.

Et aujourd'hui?

Après la guerre du Pacifique et celle du Vietnam, le procès des soldats américains pour leurs agissements en Afghanistan peut poser la question: les Gis ont-ils une propension particulière à la violence sur les corps adverses? Rien ne le prouve: les Français ont par exemple commis leur lot de mutilation lors de la Guerre d’Algérie. Interrogé sur d’éventuelles exactions de soldats français au cours de l’histoire récente et des procédures en cas de soupçons, le ministère de la Défense répond:

«A notre connaissance, de telles pratiques n'ont jamais été le fait de soldat français. A n'en pas douter, si cela se produisait, les coupables seraient sanctionnés, sans préjuger des suites judiciaires.»

Pour Christian Ingrao, si les cas américains sont plus visibles, c’est peut-être parce que la démocratie du pays fonctionne bien et que les agissements des soldats font tout de suite l’objet d’enquêtes et sont traitées dans les médias.

Grégoire Fleurot

Article mis à jour le 22 mars 2011 avec les photos publiées par Der Spiegel.

Des marines jouent aux cartes au camp Delhi, Afghanistan, le 3 octobre 2009  A. WAGUIH / REUTERS

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