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Cachez ces 92 vidéos que l’Amérique ne saurait revoir

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On ne saura donc pas ce qu’il est advenu de 92 vidéos «égarées» ou passées aux broyeuses de la CIA. La centrale du renseignement américain avait pourtant reconnu elle-même s’en être «en partie» délestée avant que le 2 mars 2009, le procureur fédéral de New York Lev Dassin ne vienne confirmer la disparition de l’ensemble. Dans l’intervalle, un autre magistrat fédéral de New York, Alvin Hellerstein, saisi d’une requête de l’American Civil Liberties Union (ACLU), avait donné jusqu’au 6 mars suivant à la CIA pour livrer l’inventaire complet du matériel détruit, ainsi que la liste des témoins de l’escamotage. Il était déjà tard, bien trop tard. Et c’est en prenant tout le temps nécessaire à un discret classement sans suite que le procureur fédéral John Durham vient d’annoncer l’abandon des poursuites dans cette affaire après investigation «approfondie» du FBI.

On ne verra donc rien de ces entretiens expérimentés par l’Agence dans une prison secrète de Thaïlande sur un membre présumé d’al-Qaida et un suspect dans l’attentat contre le porte-avions USS Cole au Yémen en 2000. Certes, le souvenir d’Abou Ghraïb, de Kandahar et Guantanamo –dont la promesse de fermeture par Barack Obama est restée lettre morte– est passé par là. Les révélations de Wikileaks également, qui rendent aujourd’hui assez dérisoire la dissimulation –et la prime judiciaire donnée à celle-ci– de faits connus de l’opinion publique internationale. On comprend que la CIA ait eu à cœur de corriger, même à la marge, le déficit d’images née de la «guerre contre le terrorisme» mais que journalistes et défenseurs des libertés publiques se rassurent: la fin de l’enquête sur les vidéos disparues ne signifie pas la fin de l’enquête sur tortures et mauvais traitements infligés aux prisonniers de l’Agence. On respire? Pas tout à fait.

Logique intenable

D’une part, il est à craindre que l’enquête sur les dernières méthodes d’interrogatoires de la CIA ne s’annonce plus difficile sans des éléments de preuve à présent impossibles à produire. Surtout, la décision fédérale du 9 novembre de classer sans suite l’affaire des vidéos résume la logique intenable à laquelle s’accroche l’administration Obama depuis mai 2009.

Résumons. Trois mois après l’investiture d’un nouveau président et, l’espérait-on, d’une nouvelle gouvernance plus attentive à la communauté internationale, la Maison Blanche fait brusquement volte-face à sa promesse de la veille consacrant le droit d’accès des citoyens à l’information publique, même sensible. Le décret de l’Attorney General (ministre fédéral de la Justice) Eric Holder, portant sur une application large du Freedom of Information Act (FOIA) rappelle que la diffusion des données reste la règle et leur confidentialité l’exception. Or, d’emblée, cette prime aux libertés publiques restaurées se heurte à de fâcheuses photos. Des clichés d’Irak et d’Afghanistan où l’armée américaine ne brille guère par l’humanisme et le respect des conventions de Genève. Les clichés feront donc exception à la nouvelle règle, ordre du Bureau Ovale, mais d’autres à peine plus ragoûtants ont déjà circulé. Une double logique s’installe. L’administration ne nie pas les horreurs commises. Elle jure même les punir et y mettre un terme. Mais, ignorant ce que fait sa main gauche, sa main droite pose son veto systématique à toute publicité qui ruinerait l’image des troupes et à travers elle, des Etats-Unis tout entiers.

L'exemple de Bradley Manning

Curieuse option, que n’a pas arrêté la dernière livraison de Wikileaks mais qui prend corps avec le sort réservé à la source potentielle du site. Un soldat. Bradley Manning. Le jeune homme reste aux arrêts militaires, les preuves manquent, le Pentagone surveille et la justice attend. Quoi? Peut-être de voir dans quel sens penche la polémique opposant les soutiens du «héros du FOIA» aux détracteurs du «traître à la patrie». La dispute a enflé à la veille des élections du mid-term, puis Bradley Manning est retombé dans l’oubli. Les garanties constitutionnelles auquel il a droit attendront mais le pays n’est pas au bout des contorsions entre ses principes fondateurs et ses impératifs de sécurité nationale.

Faute de choisir, il faut donner le change. La veille de la décision fédérale sur les vidéos disparues, l’administration américaine s’est dite «prête à répondre à toute question» relative à ses programmes de surveillance. Le précédent Bush a, là encore, la vie dure. Car l’actuel programme, dont l’unité de détection des surveillances nie qu’il soit «un programme secret ou un programme de renseignement», semble s’inscrire dans l’exacte continuité des filatures téléphoniques et informatiques mises en place en 2002 et révélées trois ans plus tard. Le programme en question a largement dépassé la superficie des cinquante états de l’Union, or voici que l’actuel agite trois pays d’Europe du Nord (Danemark, Norvège et Suède), où l’on vient d’y découvrir quelques extensions. La Maison Blanche et ses services répondront. Question de principe. De là à modifier ses programmes…

Les principes souffrent et l’information aussi au pays du Premier amendement. Les mémoires de George W. Bush en donnent une vision assez singulière. L’ancien locataire de la Maison Blanche y justifie ce que contenait les 92 vidéos disparues et qu’un public informé de leur existence ne verra plus. Il admet s’être senti «mal à l’aise» lorsque la preuve fut établie que l’Irak ne détenait pas d’arme de destruction massive tout en maintenant que l’intervention devait y avoir lieu. Barack Obama, le trop conciliant, a semble-t-il cru rompre avec l’héritage de son prédécesseur en en liquidant la surface encombrante. 

Benoît Hervieu, Bureau Amériques de Reporters sans frontières

Photo: Skip containing discarded VHS tapes / Rob Pearce via Flickr CC License By

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