Sports

Le rugby au bord du K-O

Les dégâts des contacts sur la santé des joueurs est un sujet tabou qui commence à peine à être évoqué en France.

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A l’origine, le rugby était un sport d’évitement. Puis il est devenu une discipline de contacts. Le voilà arrivé au temps des collisions. Avant le K-O général? C’est l’avertissement lancé par Jean-François Chermann, joueur de rugby amateur depuis plus de 30 ans, neurologue et responsable de la consultation «Commotion et sport» à l’hôpital Léopold-Belland de Paris, dans son livre K-O, le dossier qui dérange paru il y a quelques jours aux éditions Stock.

Dans la préface de l’ouvrage, Christophe Dominici, l’ancien international du XV de France et du Stade Français, victime lui-même d’un K-O en 2005 lors d’un match du tournoi des VI nations contre l’Italie, fait part également de son inquiétude. «Dans un rugby moderne de plus en plus professionnel, de plus en plus axé sur les performances physiques, exposé à des chocs de plus en plus violents et avec une moyenne de 170 regroupements par match, le Docteur Chermann a raison de tirer la sonnette d’alarme avant que les sportifs, emportés par la passion, ne laissent leur vie sur ce qui reste avant tout un terrain de jeu», souligne-t-il.

Ballon repris au bond le 12 octobre dans les colonnes du Figaro par Raphaël Ibanez, l’ancien capitaine du même XV de France mis au tapis sans connaissance à trois reprises en 2008 et suffisamment sage pour mettre un terme à son aventure sportive. «J'ai effectué des tests pour mesurer la capacité de réactivité de mon cerveau, avoue celui qui souffrait alors de troubles de la vision. Le neurochirurgien, qui s'occupait des champions anglais de boxe, m'a mis en garde contre les risques et les éventuelles séquelles. Pour lui, cela ne faisait aucun doute: continuer à jouer au rugby aurait été préjudiciable à ma santé. J'ai alors pris conscience du danger potentiel qui me guettait. Il était temps pour moi de choisir la prudence…» En avril dernier, c’est l’ancien All Black Leon MacDonald, 56 fois capé, qui fut contraint de jeter l’éponge après un énième traumatisme sérieux. Des exemples parmi tant d’autres.

Football américain

Ce livre, à découvrir que l’on soit responsable professionnel ou amateur, sort au moment où le football américain est lui-même confronté aux dégâts provoqués par sa pratique de plus en plus violente avec le constat des graves séquelles endurées par de nombreux anciens joueurs. Depuis la reprise, en septembre, du championnat professionnel de la NFL, les articles abondent sur cette question de santé publique stigmatisée par de nombreuses statistiques affolantes. Une étude récente a ainsi montré qu’un joueur recevait en moyenne 80.000 coups sur sa tête tout au long de sa carrière. Avec des conséquences dramatiques, comme l’apparition dès l’âge de 40 ans, des premiers symptômes de démence pugilistique consistant en des troubles de la mémoire, de la personnalité ainsi que de fortes dépressions.

La prise de conscience est politique aux Etats-Unis, le congrès s’étant enfin récemment saisi du problème en voulant prévenir les commotions dans la pratique sportive dès le plus jeune âge. Comme le relève Jean-François Chermann, un questionnaire a même été distribué aux jeunes retraités de la NFL afin de mesurer l’impact des commotions. Les résultats de l’étude seront connus en 2011. Sachant que la NHL, le championnat professionnel de hockey sur glace, est également ébranlé par l’explosion du nombre des commotions sur ses patinoires.

Le 5 mai dernier, à La Presse, l’un des quotidiens de Montréal, Ian Laperrière le joueur canadien des Flyers de Philadelphie, avait ainsi évoqué sa détresse après un nouveau choc sérieux à la tête: «J'ai souvent joué malgré les blessures, mais ce serait risqué, car le tissu de mon cerveau n'est pas aussi fort en ce moment. J'ai comme un bleu sur le cerveau. Si je reçois un coup à la tête et que ça se met à saigner, je peux mourir sur la glace.»

Refus de se reposer

Loin de la boxe, sport également et évidemment ravagé par les commotions cérébrales, le rugby n’en est pas encore là, heureusement. Sans vouloir se montrer alarmiste, Jean-François Chermann met cependant en garde les joueurs, mais aussi les entraîneurs et les présidents de clubs qui, sous la pression de l’enjeu sportif et financier, peuvent refuser d’observer le repos que nécessite une commotion. En précisant que les commotions avec perte de connaissance, forcément les plus repérables, constituent seulement 10% de l’ensemble des commotions. Il écrit:

«Dans le rugby, concernant l’implication des joueurs dans la reconnaissance de cette pathologie, nous avons 20 ans de retard par rapport au football américain. J’ai en mémoire le cas d’un joueur qui, en 2008, n’était pas venu au rendez-vous de peur de ne pas être autorisé à jouer le match de la semaine suivante. Lorsque je m’inquiétai de son absence à la consultation, on me répondait qu’il n’avait pas perdu connaissance et que, de toute façon, il allait beaucoup mieux

Dans son livre, le neurologue évoque le syndrome de l’automate, c’est-à-dire du joueur commotionné en mesure de finir un match, mais incapable plus tard de se souvenir du déroulement de la rencontre au point de ne plus savoir si elle a été gagnée ou non. Il dénonce aussi les risques du «syndrome du deuxième impact» qui concerne les jeunes de moins de 25 ans pour qui les dangers liés aux commotions sont plus grands avec des conséquences possiblement mortelles en cas de récidive. Pour s’en convaincre, le documentaire d’ESPN sur la tragédie vécue par le jeune joueur de football américain, Preston Plevretes, victime de ce «syndrome du deuxième impact», est à regarder ici.

Congrès médical

En septembre 2009, la Fédération Française de Rugby a organisé son 2e congrès médical à Toulouse où toutes les questions ont été abordées, y compris celles liées aux commotions. Présent à ces travaux, Jean-Claude Skrela, le Directeur Technique National, regretta publiquement la présence peu nombreuse de présidents de clubs et d’entraîneurs pas suffisamment en alerte sur ces problématiques médicales. Comme s’ils préféraient mettre tous ces sujets sous le tapis au moment où le rugby gagne des points médiatiques face au football et fait monter les audiences de Canal Plus avec le Top 14 quand celles de la Ligue 1 déclinent.

 «Seuls trois médecins dans le Top 14 sont rémunérés à hauteur d’un mi-temps, regrette Jean-François Chermann. Les autres, pour la plupart d’anciens joueurs, exercent bénévolement et pour beaucoup n’ont pas de formation spécifique.» Selon Christian Bagate, le président de la Commission Médicale de la Fédération française de rugby, le sport professionnel n’est pas plus traumatisant que le sport amateur, «mais les joueurs sont mieux préparés et suivis». Ainsi, avec l’introduction du passeport médical, qui permet un suivi du cheminement diagnostique et une meilleure prévention des pathologies, le nombre de blessures aurait diminué d’un tiers en cinq ans. Mais le ressenti des joueurs n’est pas forcément conforme à ces chiffres encourageants. L’avalanche de blessures à la veille des test-matches de novembre de l’équipe de France n’est pas très rassurante non plus.

Evoquant le néologisme de dementia footballistica trouvé par un collègue américain concernant la NFL, Jean-François Chermann conclut au sujet du rugby: Mon vœu le plus cher est que tout soit mis en œuvre pour que jamais l’expression dementia rugbystica ne voie le jour.» Les nouvelles cadences infernales du rugby, entre Top 14, test-matches, Coupes d’Europe et Coupes de monde, n’inclinent pas à l’optimisme…

Yannick Cochennec

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