Économie

Oui, votre chef sert à quelque chose

Une nouvelle étude de la Banque mondiale et de l'université de Stanford démontre l'importance de la paperasse, des consultants et du management.

Temps de lecture: 5 minutes

Imaginez un monde sans managers. Si vous avez déjà travaillé dans un open space, vous pouvez vous représenter un paradis où les salariés sont libérés des démarches administratives inutiles, de la paperasse insensée et des patrons incompétents. Un lieu où le travail est réellement fait.

Malgré la prolifération des gourous du management, des consultants en management et des écoles de management, pour beaucoup d'entre nous ce que font vraiment les managers et pourquoi ils sont nécessaires n'est pas franchement limpide. Une nouvelle étude de la Banque mondiale et de l'université de Stanford intitulée «Does management matter?» [PDF] répond à cette interrogation. Dans le cadre d'une collaboration avec le cabinet de conseil Accenture, des chercheurs ont sélectionné au hasard des usines de textile en Inde qui allaient profiter gratuitement d'un remaniement de leur management pendant cinq mois, et ont comparé la rentabilité et l'efficacité de ces usines réorganisées avec un groupe d'usines témoins qui continuaient leurs activités sans rien changer. Les résultats ont montré que le management fait une différence: la productivité a augmenté d'environ 10% grâce à une amélioration de la qualité, à la gestion des stocks et à l'accélération de la production.

L'expérience de Bombay

Les auteurs de l'étude énumèrent 38 principes définissant un bon management. On y trouve des procédures de notification et d'analyse des défauts, des systèmes de suivi de la production et des stocks, et une attribution claire des rôles et des responsabilités de chacun. Si tout cela semble assez raisonnable à première vue, il faut garder à l'esprit que cet ensemble de pratiques a le potentiel de créer un monde digne de Dilbert où sévissent des demandes de rapports alambiqués, une surveillance à la Big Brother et des procédures rigides qui émoussent la créativité et l'innovation (si vous avez des doutes, pensez à la dernière fois que vous avez dû remplir la paperasse d'une note de frais).

Afin d'évaluer si le bon management ainsi défini était bénéfique à l'entreprise, la Banque mondiale a demandé à Accenture de dispenser ses conseils habituels (essentiellement de mettre en application les 38 principes du bon management) à un groupe d'entreprises textiles de taille moyenne de la région de Bombay, spécialisées dans le tissage du coton. Les chercheurs ont d'abord approché 66 entreprises. Dix-sept d'entre elles (comptant au total 28 usines) ont accepté de jouer les cobayes dans l'expérience de management. Quatorze usines ont bénéficié d'un assortiment complet de conseils, tandis que six autres servaient de groupe témoin pour comparer les améliorations apportées par un «meilleur» management.

Pour Nick Bloom, professeur à Stanford et co-auteur de l'étude, le chaos qui régnait dans les usines de tissage de coton avant l'arrivée des consultants donne un aperçu du monde sans managers. Bloom rapporte avoir vu des réserves jonchées de fils en train de pourrir, sans rangement ni par couleur, ni par qualité, ni par quelque autre caractéristique que ce soit. Les employés devaient fouiner pour dénicher un produit et ne le trouvaient pas toujours. Le sol des usines était une vraie pagaille, les couloirs obstrués par d'énormes machines et encombrés d'outils mis au rebut. Le matériel était sale, mal entretenu et avait bien souvent dépassé sa date limite d'utilisation. En moyenne, les entreprises de leur échantillon ne mettaient en œuvre que dix des 38 bonnes pratiques de la liste.

Avant que les consultants ne retroussent leurs manches, chacune des vingt usines reçut un diagnostic sur un mois de son management et de ses performances. Il s'agissait en réalité d'un bilan de santé de départ. Les quatorze usines sélectionnées pour travailler avec Accenture bénéficièrent ensuite d'un programme de quatre mois de modernisation de leurs pratiques de management. Dans la majorité des cas, les managers restèrent en place, mais les procédures d'origine furent remplacées par les protocoles standard du management moderne. Enfin, Accenture procéda à une évaluation suivie dans les vingt usines pour déterminer si les performances s'étaient améliorées après l'intervention des consultants.

Avant/après

Les photographies avant/après des réserves et des chaînes de fabrication révèlent à peu de choses près toute l'histoire (certaines de ces photos sont reproduites à la fin de l'étude). Du désordre et de la confusion naquit l'ordre: dans les réserves, les sacs de fils furent désormais empilés, disposés avec méthode et entreposés en hauteur pour éviter l'humidité. Les bureaux, autrefois encombrés de piles de papiers disposées au petit bonheur, furent dotés de tableaux classant les priorités et suivant les flux entrant et sortant des chaînes de fabrication réorganisées. Les défauts furent réduits de moitié et les stocks de presque 20%, tandis que le rendement augmentait de 5%. En tout, les auteurs estiment que les bénéfices de chaque usine –en imaginant que les nouvelles pratiques restent appliquées– augmenteront de plus de 200.000 dollars par an.

L'amélioration des méthodes de management provoqua également dans les usines des changements en marge de ceux qu'avaient institués les consultants d'Accenture. Les nouveaux mécanismes de surveillance et de contrôle créèrent un flux d'informations susceptible de déborder complètement le directeur d'usine. Rien de surprenant par conséquent que les usines aidées par Accenture aient commencé à avoir davantage recours aux ordinateurs (sans doute une bonne nouvelle pour les perspectives d'emploi des salariés maîtrisant l'informatique, une moins bonne pour les travailleurs non-qualifiés risquant d'être licenciés en raison de la plus grande efficacité des usines).

Mieux renseigné sur les opérations de chaque usine, le président de l'entreprise accorde plus volontiers une plus grande marge de manœuvre à chaque directeur d'usine: toute baisse de production –ou disparition mystérieuse de fils de la réserve– déclenchant une alarme au siège. Les chercheurs ont d'ailleurs constaté une plus grande délégation de responsabilités aux gestionnaires d'usines après la mise en application des nouvelles pratiques de management. Auparavant, sans moyen de garder un œil sur les managers, les propriétaires limitaient l'expansion de leur patrimoine industriel et n'employaient souvent que des membres de la famille proche dont ils étaient sûrs qu'ils ne piocheraient pas dans la caisse. Ainsi, quand Bloom demanda au propriétaire de l'entreprise la plus efficace des 17 impliquées dans l'étude pourquoi il s'était contenté d'une seule usine, il secoua tristement la tête et répondit: «Pas de fils.»

Il s'avère que les défauts de management des entreprises textiles indiennes sont loin d'être des cas isolés. Dans une étude antérieure [PDF], Bloom a conduit avec deux chercheurs de la London School of Economics une enquête mondiale sur les pratiques de management, en utilisant des mesures de qualité comparables à celles utilisées par Accenture. Ils ont engagé des étudiants en MBA pour interroger des managers de sociétés de dix-sept pays différents. L'Inde a été classée troisième en partant de la fin, juste derrière le Brésil et devant la Chine. A elles trois, ces économies si mal gérées représentent près de 40% de la population mondiale.

Gérer comme les Allemands

Sans surprise, les pays les mieux placés dans le classement mondial du management sont des nations figurant parmi les plus riches: les États-Unis, l'Allemagne, la Suède et le Japon occupent les quatre premières places. Pourquoi les managers indiens n'apprennent-ils pas à gérer leurs usines comme les Allemands? Et s'ils ne peuvent y arriver seuls, pourquoi ne sont-ils pas plus nombreux à demander à Accenture de les y aider? Les auteurs de l'étude ont posé la question aux propriétaires des usines. Environ un tiers d'entre eux n'avait tout simplement pas connaissance de nombreux principes de management en vigueur dans la plupart des usines modernes, comme par exemple l'entretien préventif des machines pour éviter des pannes. Même quand ils connaissaient l'existence de ces pratiques, ils ne pensaient pas qu'elles pouvaient s'appliquer avec profit à leur propre situation. Comme cinq mois de conseil d'Accenture sont normalement facturés autour de 250.000 dollars, on imagine aisément qu'un tel coût effraie de potentiels clients qui n'ont pas la certitude que l'augmentation de leurs profits suffirait à en justifier la dépense.

Les conclusions de l'étude suggèrent que nous ferions bien de consacrer au moins une partie de nos dons humanitaires au financement d'écoles de commerce en Inde et dans d'autres pays en développement, afin que leurs économies puissent avoir les consultants et les managers dont ils ont besoin pour créer les services administratifs que nous aimons tant détester aux États-Unis. Pour l'un des auteurs de cette étude, David McKenzie, l'Inde devrait permettre à davantage de multinationales de s'installer afin de servir de terrain d'entraînement aux managers. Naturellement, ces multinationales provoqueraient la faillite des entreprises indiennes les moins bien gérées, ce qui rend cette proposition difficile à vendre à un pays connu pour son nationalisme économique historique.

Et quid du travailleur en open space se lamentant sur les injustices de la vie de bureau moderne? Quand les 38 principes du bon management rencontrent les réalités de la gestion d'une société comptant des dizaines ou des centaines de milliers de salariés, en découle un ensemble rigide de règles, de régulations et de contraintes qui peuvent paraître conçues pour rendre la vie de bureau misérable et vaine. Mais c'est aussi ce qui permet aux entreprises modernes d'éviter le chaos des tisseurs de coton en roue libre de Bombay.

Ray Fisman

Traduit par Bérengère Viennot 

Photo: Dilbert Lumière / Ol.v!er [H2vPk] via Flickr CC License by

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