Économie

Ariane décolle et manque

L'espace reste une arrière-cour américaine. L'Europe y investit trop peu.

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Les hommes sont capables de beaucoup d’exploits techniques impressionnants. La coulée d’une aciérie, la danse gaie d’un robot de peinture, l’élégance du pont de Millau. Mais rien, et de loin, n’égale le départ d’une fusée. J’ai eu la chance de voir Ariane 5 décoller de Kourou, jeudi 28 octobre dans la nuit guyanaise.

J’avais assisté à un départ de Cap Canaveral, il y quelques années, l’impression extraordinaire est toujours la même.  La mise à feu provoque une fantastique explosion de lumière blanche. D’un coup, on voit comme en plein jour. Puis, quelques secondes d’angoisse et la pointe d’Ariane sort de la boule lumineuse, l’étire et l’entraîne vers le ciel. Le bruit vous atteint alors. Le sensationnel d’un lancement est ce bruit, qu’on loupe à la télévision. C’est le truc qu’il faut vivre. Un grondement sourd, énorme, continu, qui fait vibrer le sol, les bâtiments et les poitrines. Génial! A moins de 150 mètres, vous en mourez. A 5 km, sur la zone d’observation nommée Toucan, l’orage jupitérien crée une émotion inouïe tandis que les yeux suivent la ligne éclatante de la fumée blanche qui s’élève, s’élève, s’élève, en se courbant doucement vers la mer. Dans le craquement des décibels, Ariane consomme 500 tonnes de carburant en 2 minutes (hydrogène et oxygène et la poudre des deux boosters). En 3 minutes 30, elle est à Mach 7. On l’accompagne, on l’encourage, craintif qu’il lui arrive un malheur. Allez, allez!! Triste aussi, au fond de soi, de la voir partir à jamais. Elle pousse, pousse, pousse, perce les nuages et disparaît. Le tout dure peu, on ne l’a vue qu’une minute. Les plaisirs enfantins sont toujours les meilleurs.

C’était le 39ième vol réussi de suite d’Ariane V. Les débuts avaient été difficiles avec 4 échecs en 10 vols mais la fusée a été ensuite simplifiée, normalisée, par son patron Jean-Yves Le Gall. Quatrième succès de l’année. Les deux satellites ont été conduits à bon port, une ellipse de 35 911 km d’apogée, après l'un d'eux a eu un problème. Il reste deux lancements avant Noël.

Tout allait bien… jusqu’à minuit. Comme la terre, on passe dans cette industrie, du jour à la nuit en peu de secondes. Les ingénieurs d’Eutelsat, société qui loue des répéteurs aux chaînes de télévision et aux compagnies de télécoms, propriétaire du premier satellite W3C, n’arrivaient pas à le «capter» après qu’Ariane l’eût lâché dans l’espace. On découvrait qu’une fuite s’était produite sur un réservoir de carburant (qui sert à positionner la bestiole sur son orbite géostationnaire puis à rectifier sa position pendant les 15 ans de sa durée de vie). Il n’en restait pas assez pour y arriver. Le satellite est déclaré «perdu». Il faut se dépêcher, garder le carburant qui reste pour le «désorbiter» afin qu’il ne gêne pas où il est et le freiner encore pour qu’il redescende et brûle dans l’atmosphère.

Echec. Une enquête est ouverte pour en savoir les causes. Les assurances des différents constructeurs vont se disputer pour n’avoir pas à rembourser les 250 millions d’euros du bébé plus 120 millions d’euros de lancement… Grises mines à Kourou après l’euphorie du beau lancement «nominal». Pour Eutelsat c’est un coup dur mais relatif: il faut garder en orbite le «vieux» satellite que le W3C devait remplacer et, grosso modo, décaler les 7 lancements prévus d’ici à 2013. Dans sept mois, le futur W3D viendra ainsi à la place du W3C et ainsi de suite. La société qui dispose de 26 oiseaux en orbite, a de la marge. Eutelsat est troisième mondial dans son métier derrière l’américain Intelsat et le luxembourgeois SES Astra.  

L’industrie spatiale offre ainsi toujours des sensations uniques, des joies et pleurs soudains, elle réalise le mythe de l’homme prenant la maîtrise du ciel avec les périls qui surviennent quand on se frotte aux dieux. Elle présente aussi, plus prosaïquement, une caractéristique trompeuse: on croît être à la pointe la plus avancée de la technologie, rien n’est plus faux. Dans l’espace, il ne faut pas être complexe, il faut être fiable.

A Kourou, j’ai aussi pu voir un lanceur Soyouz, puisqu’Arianespace complète sa gamme avec cette fusée russe et Vega, une autre encore plus petite, faite par les Italiens, qui lancera à partir de 2011 des satellites scientifiques d’une tonne et demie. Soyouz n’a, en gros, pas changé depuis Gagarine! La construction ressemble à celle d’un croiseur soviétique, gros boulons, soudures grossières, des «jours» effrayants entre les différents composants… Le carburant est toujours du kérosène d’avion! Juste boosté par de l’oxygène pur. C’est lourd, rustique et même archaïque, mais ça marche! Or, les clients veulent que ça marche.

Actuellement, l’Europe se débrouille bien dans l’espace civil. Arianespace, des fabricants de satellites, des chercheurs et scientifiques de bon niveau. Les efforts depuis le Grand Charles - c’est lui qui a créé la base de Guyane en 1964 après l’indépendance de l’Algérie - ont été européanisés avec succès. Les Etats-Unis se sont consacrés à la navette et aux lancements militaires, qui rapportent beaucoup plus que le civil. Côté lanceurs, le russe Proton et Arianespace se partagent donc le marché des satellites de télévision et de télécoms. Côtés satellites, la compétition est ouverte avec les américains mais EADS ou Thalès Alenia Space, tiennent leur rang.

Les technologies des satellites changent, à cause de l’électronique. Mais le rythme des modifications est freiné par la durée de vie en orbite: une quinzaine d’années. Tout juste note-t-on que les besoins des chaînes de télé croissent vite avec la haute définition numérique et, demain, avec la 3D:  il faut donc des satellites de plus en plus lourds (6 tonnes actuellement). Ariane 5 est trop juste pour emmener deux satellites de télécoms à la fois. Il est donc question d’une Ariane 6. Mais, si l’Europe se met d’accord, ce sera pour 2025 voire 2030. Entre temps, les Chinois vont montrer leur ambition, la fusée Longue Marche lancera le prochain satellite d’Eutelsat en juillet 2011. Le projet Sealaunch (lancement à partir d’une plate-forme en mer) pourrait renaître de sa faillite précédente. D’autres Américains pourraient revenir au civil.

Pour que l’Europe réussisse à conserver sa place, la condition est simple: il faudra des subventions publiques. L’espace ne recouvre que la moitié de ses coûts globaux grâce aux recettes du marché, selon Jean-Yves Le Gall. Les frais du pas de tir guyanais sont payés aux deux tiers par l’Union européenne et au tiers restant par l’Etat français. Le secteur reste subventionné à moitié par les Etats. C’est l’autre caractéristique de cette industrie stratégique. La dernière est que l’Union dépense en gros 5 milliards par an à l’espace, les Etats-Unis 60 milliards de dollars: 20 milliards pour la NASA, 20 milliards pour la défense et 20 milliards pour des fonds secrets. L’espace reste une arrière-cour américaine.  

Eric Le Boucher

Photo: Décollage d'une fusée Ariane 5 de Kourou  Ho New / Reuters

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