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L'Europe rêve d'un impôt pour grandir

Pour ne plus être un nain budgétaire et gagner en autonomie, l'Union européenne devrait pouvoir lever sa propre taxe. Mais les Etats membres sont loin d'être d'accord.

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Il faudra finalement une procédure de conciliation. Réuni en session plénière à Strasbourg le 20 octobre dernier, le Parlement européen a modifié, en deuxième lecture, le projet de budget proposé par le Conseil européen. Un accord devra donc être conclu via la mise sur pied d'un comité regroupant des représentants des deux institutions, la première étant la voix des citoyens des pays membres, la deuxième celle de ses chefs d'État.

La stratégie des eurodéputés n'est pas d'entrer dans un bras de fer avec les gouvernements nationaux pour obtenir l'augmentation des dotations qu'ils espéraient. Conscients de la crise et des politiques de rigueur mise en place, ils ont accepté «seulement» 5,8% (1) d'augmentation. Mais  ce qu'ils espèrent obtenir en mettant la pression, c'est l'ouverture de discussions autour de la création d'un «impôt européen» pour que l'UE puisse se financer elle-même et éviter ainsi d'être dépendante des caprices gouvernementaux.

«Un nain budgétaire»

Le budget européen est de 141,4 milliards d'euros. Si le chiffre peut paraître important, cela ne représente pourtant qu'1% du PIB européen (à titre de comparaison: les recettes, nettes de prélèvement, de l'État français, s'élèvent à 257,2 milliards).

L'immense majorité de cet argent est redistribué via les subventions européennes. Sur ces 141 milliards, plus de 80% sont monopolisés par deux postes budgétaires:

  • Le financement de la Politique agricole commune (PAC) environ 40%. La PAC représente les subventions et aides octroyées aux agriculteurs selon certaines conditions: quotas, normes environnementales, jachère, modernisation. La Commission européenne cherche à présenter cette politique comme quelque chose de favorable à l'agriculteur mais aussi au consommateur, lui garantissant une sécurité alimentaire et une qualité. Elle fut la première politique mise en place dans les années 50, pour répondre à une nécessité de l'époque: nourrir tous les Européens au lendemain de la guerre, expliquant son importance en terme de chiffres.
  • La Politique régionale, environ 35% du budget. La Politique régionale vise à réduire les disparités économiques entre régions, en subventionnant la construction de nouvelles infrastructures, comme une route pour permettre le désenclavement d'une région et son essor économique. A titre de comparaison: le Luxembourg est sept fois plus riche que la Roumanie ou la Bulgarie, les deux derniers entrants.

A ces deux postes mastodontes, il faut rajouter 5,8% de frais de fonctionnement. Autrement dit, bien peu d'argent est encore disponible pour tout le reste, pour d'autres projets dans le domaine de la recherche ou de l'innovation. Alain Lamassoure, eurodéputé français et rapporteur de la Commission budget désigne l'Union européenne comme «un nain budgétaire». Pour le faire grandir, les marges de manœuvres sont des plus étroites. Nicolas-Jean Brehond, spécialiste des finances communautaires et chargé d'enseignement en master de finances publiques à la faculté Paris I Sorbonne, explique:

«Il faut imaginer qu'une augmentation de 0,1 point de PIB de la dotation coûterait à l'Allemagne 2,4 milliards d'euros et 2 milliards à la France. Aujourd'hui, il n'est pas pensable pour les États membres de dépenser plus pour l'Europe alors qu'ils sont obligés de couper les dépenses nationales.»

Les discussions au Conseil ont été rudes, comme le commente Alain Turc, consultant budget pour le think tank Confrontations Europe:

«La position sur le projet de budget 2011 a été prise à la majorité qualifiée après 4 tentatives infructueuses de compromis, 7 États votant contre dont 4 parce qu’ils estimaient les coupes insuffisantes (Royaume-Uni, Autriche, Pays-Bas et République tchèque) et 3 parce qu’ils contestaient l’ampleur des coupes sur la rubrique «Compétitivité et emploi» (Danemark, Finlande, Suède).»

Pour se défendre, les députés européens sortent la calculette. Ainsi, pour le Président du groupe parlementaire libéral (ALDE) Guy Verhofstadt, «les déficits fiscaux budgétaires en Europe représentent 868 milliards d’euros. Un gel complet du budget européen ne ferait redescendre ce chiffre qu’à 860 milliards».

Mais derrière ces comptes d'apothicaire se cache un plus grand malaise autour d'un budget européen précaire et objet de toutes les passions.

Le prix de Lisbonne

Depuis l'entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, l'UE jouit de nouvelles compétences et doit par conséquent pouvoir financer la mise en place des politiques correspondantes. Certains députés voudraient donc aller bien plus loin, comme Frank Engel, élu luxembourgeois:

«L'Union européenne est en train de récupérer les compétences des États membres dans certains domaines mais on ne nous donne pas les moyens de bien faire les choses. Par exemple, nous créons un service européen d'action extérieure, cela coûte de l'argent. Je suis favorable à un budget européen représentant 5% du PIB de l'UE, voire plus. Et si nous poussons la logique d'intégration européenne jusqu'au bout, pourquoi garder les 27 ministères des Affaires étrangères nationaux? Il y aurait alors des économies d'échelle à faire.» 

Pour Olivier Jehin, responsable du bureau de l'Institut Français des Relations Internationales à Bruxelles, les députés et la Commission n’ont pas tort:

«Nous trouvons dans le Traité de Lisbonne une nouvelle politique de l’énergie, une politique de l’espace, une politique des capacités et de l’armement, un service européen d’action extérieure, etc. Des politiques qui devraient bénéficier d’un financement adéquat ».

Ce n'est donc pas avec seulement 5,8% d'augmentation entre 2010 et 2011 que l'UE européenne pourra financer l'ensemble de ses nouvelles prérogatives et de ses ambitions en particulier dans le domaine de la recherche ou de l'innovation.

Olivier Jehin considère que son caractère redistributeur, utilisé par les Etats membres pour faire valoir des droits au retour des contributions considérées comme nationales, est un autre inconvénient:

«Au-delà du chèque britannique et de la célèbre phrase de Margaret Thatcher “I want my money back”, la négociation sur le cadre financier pluriannuel suscite habituellement de nombreuses revendications des pays dits “contributeurs nets” et une pression de la part d’une série d'États comprenant habituellement l’Allemagne, les Pays-Bas, le Royaume-Uni et la Suède pour des économies».

Ainsi, depuis les années 1980, «le rabais britannique» permet au Royaume-Uni de payer 4 milliards d'euros de moins qu'il ne devrait. Un manque comblé par les autres États membres... Sauf que certains, comme l'Allemagne ou les Pays-Bas, ont obtenu un rabais sur leur participation au renflouement du rabais... qui doivent donc être de nouveau compensés par d'autres.

En rapportant la contribution nette de chaque État au nombre de citoyens, la grande disparité saute aux yeux. Environ 63 euros pour un Français, 87 euros pour un Allemand, 95 pour un Suédois, 118 pour un Danois, 47 pour un Britannique et 101 pour un Néerlandais. A l'inverse, la Pologne reçoit l'équivalent de 2,11% de son PIB en subventions européennes. Le chiffre monte même à 5,61% pour la Lettonie. 

L'élargissement de 2004 n'a donc pas rendu les choses plus aisées puisque les anciens Quinze sont tous devenus des contributeurs nets du fait des grandes disparités avec l'Est. Pour la France par exemple,  le changement est radical. Alors qu'en 2000, la contribution française nette était de 676 millions d'euros, elle est aujourd'hui de presque six milliards (sur les 20 milliards de dotation).

De plus, la recherche du «juste retour» de la part des États membres force la Commission européenne à répartir les fonds pour que tout le monde puisse en profiter, favorisant ainsi le saupoudrage et réduisant l'efficacité des politiques. A titre de comparaison, le budget fédéral américain représente 30% du PIB du pays. De quoi réellement financer d'ambitieuses politiques comme dans la recherche ou l'innovation, ce que l'UE rêverait de pouvoir faire.

Et la solidarité?

«Il faut être cohérent avec les ambitions affichées. Par exemple, si nous souhaitons vraiment respecter les principes de Copenhague, il nous faudra 100 milliards d'euros par an pour y arriver», commente Frank Engel. «Et ce qui me chagrine aussi, c'est la stabilité monétaire. Nous ne pourrons jamais avoir un euro stable sans budget commun conséquent.» 

A moins que ce vieux modèle ne soit plus adapté à l'air du temps, poursuit Olivier Jehin:

« Nous pouvons objecter à ce modèle que la solidarité n’est plus une valeur très actuelle: il suffit pour s’en convaincre de regarder ce qui se passe en Belgique, en Espagne, avec la Catalogne, ou en Italie, avec la Lega Nord. La même chose vaut pour l’attitude de l’Allemagne vis-à-vis de la Grèce en début d’année.»

En ce temps de crise, le repli sur soi serait de rigueur? Nicolas-Jean Brehon estime toutefois qu'il faut faire la part des choses:

«Aucun pays ne dit qu'il veut payer moins. Tout le monde accepte le principe de participer au budget de l'UE. La seule chose qui est dite, c'est “pas question de donner plus”. Il est facile pour les institutions européennes de toujours demander plus quand ce ne sont pas elles qui paient et qu'elles ne sont pas responsables. Reste que par rapport à la richesse européenne, les dotations ont été diminuées puisque pour la période 2000-2007, elles pouvaient atteindre 1,24% des PIB nationaux alors que nous ne sommes plus qu'à 1,045%.»

Pour simplifier et assainir tout cela, le deal proposé aux États et mis dans la balance lors de la phase de conciliation à venir est simple: d'accord pour ne pas trop en demander cette année, en échange de quoi est ouvert le débat autour de la création d'un «impôt européen».

Dans cette démarche, le Parlement est soutenu par la Commission européenne, consciente qu'elle ne pourra pas soutirer plus d'argent qu'elle ne le fait actuellement à ses membres. Cela devrait surtout se discuter dans l'optique des perspectives financières de 2014-2020. Dans une communication sur la révision du budget européen, elle défend l'idée du développement «des ressources propres», terme synonyme d'impôt européen. L'objectif serait de sortir d'un système qui est «un mélange confus et opaque de contributions nationales».

«L’introduction en 1988 de la contribution assise sur le Revenu national brut des États (RNB) a complètement modifié la donne: cette contribution qui représentait seulement 11% des ressources communautaires en constitue 65,4 % en 2009. On a donc remplacé de vraies ressources propres par une dotation des États au budget communautaire», rappelle Alain Turc:

«Sur le plan technique, la nouvelle ressource devrait forcément être fondée sur une assiette et à des taux véritablement européens, de manière à éviter des disparités fiscales pouvant conduire à un cloisonnement du marché intérieur. La piste de la taxe carbone a été évoquée, dans la mesure où la lutte contre le réchauffement climatique a des résultats concernant indistinctement tous les européens.»

Pour une fois, tous les Européens se retrouveraient sur un pied d'égalité. 

Rejet des citoyens ?

«Aujourd'hui, l'UE est le seul échelon institutionnel qui ne lève aucun impôt. Les départements, les régions, les villes, tout le monde à ses modes de financements propres. L'UE se limite à demander à ses membres», commente Nicolas-Jean Bréhon. «La taxation pourrait porter sur une multitude de chose: le carbone, l'essence, un ou deux points de TVA en plus, etc. Mais je dis chiche? Les politiques oseront-ils le faire? Oseront-ils devenir directement responsables de leurs finances devant les citoyens? Et pas sûr que les gens apprécient la manœuvre, même si en échange les États renoncent de leur côté à une taxe. Pour les gens, cela restera un impôt de plus.» La cote de popularité de l'Europe risque encore d'en prendre un coup.

Mais le plus grand obstacle ne sera pas forcément les opinions publiques. Ce sont bien plus les États membres qui ne veulent pas d'une Union adulte et autonome, grignotant sur leurs prélèvements et acquérant une nouvelle compétence régalienne. Ce que reconnaît tout à fait l'eurodéputé luxembourgeois Engel:

«Selon moi, les petits États sont prêts à franchir le pas car ils y voient leur intérêt. Mais les grands, comme la France, n'accepteront jamais. Et il ne faut pas croire que les citoyens s'y opposeront, pas si nous avons une politique de communication envers eux et que nous montrons que l'UE ne gaspille pas l'argent».

Il y a désormais de fortes chances pour que les parlementaires valident les 5,8% d'augmentation du budget que leur propose le Conseil tandis que ce dernier accepte le principe d'une réflexion autour de l'impôt européen. Mais il a fort peu de risques que soit précisée une date la clôturant.

Jean-Sébastien Lefebvre

(1) Et pas 0,8% comme indiqué dans une première version de cet article. Nous vous prions d'accepter nos excuses pour cette erreur.

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