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Dons de sperme: branle-bas autour de l’anonymat

Le gouvernement veut en finir avec un pilier de la bioéthique. Entreprise à très haut risque symbolique et politique.

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Faut-il ou pas donner à chacun le droit de savoir s’il est bien biologiquement l’enfant de ses parents? Telle est la question au cœur d’une polémique grandissante née d’une disposition du projet de loi de bioéthique qui a été présentée au conseil des ministres du 20 octobre. Cette disposition ouvre la possibilité –rétroactive– d’une levée de l’anonymat des hommes ayant en France fait, depuis près de quarante ans, don de leur sperme permettant ainsi la naissance d’environ cinquante mille enfants.

«Qui est ton père?» - «Ma mère m’a dit que c’était…».  Ce fut ainsi depuis le début de notre espèce. La mère ne pouvait être une autre femme que celle que l’on avait vu enceinte puis donner la vie. Quant à l’identité paternelle… Elle reposait sur un consensus social autant que sur la parole implicite de la mère. Comment faire autrement? Un prénom s’ajoutait à un nom. Le tout était gardé en mémoire, consigné sur des registres, religieux ou pas. Les enfants nommés pouvaient grandir et procréer, les héritages être programmés et les arbres généalogiques nourrir de nouvelles branches.

Bien sûr, tout ceci ne fut pas toujours simple. A commencer par les ombres quant à la réalité biologique de la paternité. Mais faute de preuves objectives, l’ensemble ainsi constitué faisait siècle après siècle la preuve de sa solidité.

L'apparition du père biologique

Puis cet édifice social commença à être remis en question; et ce –paradoxalement– pour les meilleures raisons du monde: aider les hommes qui souffraient de stérilité à élever un enfant sans avoir recours à l’adoption. Les premiers travaux de sape sont datés. L’affaire commença en France en 1973 avec les débuts de la pratique médicalisée et codifiée par le Pr Georges David, pionnier de l’insémination artificielle avec sperme de donneur. Ajoutons que ces dernières années on a également tenté –sans grand succès– d’organiser des dons parallèles: ceux d’ovocytes destinés à des femmes qui en sont privées.

Toujours dans les années 1970, et toujours en France, les travaux des Prs Jean Dausset et Jacques Ruffié, l’immunologie leva un autre coin du voile en découvrant  que la mère pouvait ici (une fois sur dix environ, disait-on) présenter consciemment ou pas quelques  troubles mnésiques. La biologie venait confirmer les ancestrales angoisses: le père officiel n’était pas toujours  le père biologique. Que faire de ces résultats? Dans l’intérêt bien compris des familles (et pour ne pas troubler l’ordre public) l’affaire ne s’ébruita guère.  Ceux qui savaient jugèrent alors –journalistes spécialisés compris– que le mensonge par omission  (l’hypocrisie?) était de loin préférable à la transparence. 

Cela ne dura guère. Vinrent bientôt les développements triomphants, à compter de la fin des années 1980, de la technique des empreintes génétiques. D’abord dans le domaine de la criminologie, puis dans celui voisin de «la recherche en paternité». La France tenta de faire en sorte que cette pratique reste inscrite dans un cadre judiciaire. D’autres pays firent des choix différents, ce qui est à l’origine d’un fructueux commerce auquel les citoyens français peuvent avoir aisément accès.

«Ton père n’est pas ton père …  mais ton père ne le sait pas» pouvait, à la fin des années 1960 chanter Sacha Distel sous le titre Scandale dans la famille. Et l’on riait d’autant plus, en France,  que ce –double– scandale se situait dans une famille vivant «à Trinidad, tout là-bas aux Antilles»

Or aujourd’hui, précisément, le père peut savoir s’il l’est ou s’il ne l’est pas; et la mère sait qu’il peut le savoir.  On imagine sans mal les bouleversements familiaux et les innombrables conséquences des recherches en paternité; depuis le psychologique jusqu’au successoral. La lecture des ADN établit ainsi le cas échéant une nouvelle vérité biologique détrônant la précédente, sociale. Et la biologie ouvre toutes grandes les portes à un nouveau droit: celui de pouvoir connaître ses «véritables origines». C’est précisément ce droit qui est désormais revendiqué dans le domaine de la procréation médicalement assistée puisqu’il est ici établi que le mari, stérile, n’était pas le père biologique.

Et c’est ainsi que nous sommes, aujourd’hui en France, officiellement confrontés à la dernière formulation en date de cette problématique moderne. Une problématique à laquelle un gouvernement (de droite) croit –paradoxalement– avoir trouvé la solution, rejoignant en l’espèce des revendications associatives portées par quelques intellectuels qui ne sont généralement pas de son bord. Le choix gouvernemental (autoriser la possible levée l’anonymat des donneurs) figure ainsi bel et bien dans le projet de loi de révision de la loi de bioéthique de 2004. A dire vrai c’est d’ailleurs la seule mesure roborative d’un anorexique projet de loi; une mesure qui commence à alimenter une polémique passionnante d’un point de vue symbolique et politique.

L'anonymat, pilier du don

Concrètement, de quoi s’agit-il? La disposition vise à lever l’anonymat des personnes qui acceptent de donner quelques-unes de leurs cellules sexuelles pour permettre à des couples (stériles ou durablement inféconds) d’avoir une descendance. Un détail? Nullement: cette disposition se situe pleinement dans le domaine de la transgression. Toutes les transpositions de la réflexion éthique dans le droit français reposent en effet sur une sainte trinité républicaine. L’«anonymat», le «bénévolat» et la «gratuité» sont des impératifs absolus dès lors qu’il s’agit de transférer (pour des raisons médicales) des éléments d’un corps humain (du sang, des organes ou des tissus) dans un autre. Et les cellules sexuelles (gamètes) ne faisaient nullement  exception à la loi.

Jusqu’alors simple règle d’usage, la pratique de l'anonymat du don de gamètes fut  inscrite dans la première loi de bioéthique de 1994. Il s’agissait d’une donnée intangible: le Conseil d’Etat faisait encore valoir il y a peu que c’était là une interdiction absolue. Impossible donc pour l'enfant, même devenu adulte, non seulement de connaître l'identité du donneur mais plus généralement d’avoir le moindre renseignement concernant ce dernier. Le principe de l’anonymat est ainsi consacré à la fois par le code civil et par le code de la santé publique.

Or voici que le projet de loi français de révision de la loi de bioéthique de 2004 revient sur cette disposition solennelle. C’est là un retournement d’autant plus surprenant que cette disposition devrait avoir une valeur rétroactive. Cette initiative réjouit évidemment tous les militants, comme ceux de l’association Procréation médicalement anonyme qui réclament le droit pour ces enfants de connaître leur géniteur.  

Si la loi devait être votée en l’état, les enfants conçus à partir d'un don de sperme (soit un peu plus d’un millier chaque année en France, cinquante mille au total) pourraient ainsi avoir prochainement accès à une série de données concernant leur père biologique; données qui demeuraient jusqu’ici inaccessibles, l’assurance formelle ayant été faite aux donneurs que leur anonymat était acquis et serait toujours respecté.

A dire vrai les choses sont un plus complexes qu’on pourrait le supposer. Il faudra d’abord que les enfants aient atteint leur majorité  pour avoir accès à ces données. Il faudra surtout qu’ils sachent qu’ils ont été conçus de la sorte. Or nul ne sait quelle est la proportion de ces enfants qui ont été mis dans la confidence de leur conception.  Une étude européenne concluait en 2002 à une proportion inférieure à 9%. Mais quelle valeur accorder à des méthodes statistiques dans un domaine d’une telle intimité? Ensuite, de quelles informations s’agira-t-il? Dans un premier temps simplement de données qui, à elles seules, ne permettront pas d’identifier personnellement le donneur: il s’agira de sa taille, de la couleur de ses yeux, de son niveau socioprofessionnel ou encore de son origine géographique.

Un progrès vers la «transparence»? Pas véritablement, puisque les médecins qui mettent en œuvre cette pratique prennent bien soin (pour différentes raisons qui demeurent pour partie à explorer) d’organiser une forme d’appariement biologique: faire en sorte que les caractéristiques sociobiologiques du donneur de sperme soient les plus proches de celles du mari stérile.  Avoir accès à ces données serait donc le plus souvent découvrir que son père biologique ressemble fort à son père social…

La quête de transparence

Mais on peut aussi aller plus loin et atteindre la «totale transparence» en ayant accès à l’identité véritable de «son» donneur et pouvoir ainsi le rencontrer. Or cette situation ne pourrait être possible, selon le projet de loi, que si le donneur y consent. Certains donneurs réclament d’ores et déjà la destruction de leurs dossiers conservés dans les Centres d'étude et de conservation des oeufs et du sperme humains (Cecos) jugeant à la fois «scandaleux et absurde» que l’on revienne sur le principe de l’anonymat sans lequel ils n’auraient vraisemblablement pas fait de don. Dès lors combien, sur les cinquante mille personnes a priori concernées en France auront-elles «accès à leurs origines»?

Mais quel que soit le nombre et l’issue des requêtes, cette initiative gouvernementale se caractérise –a fortiori du fait de son caractère rétroactif– par une forte charge symbolique. Elle ne manquerait pas d’avoir comme première conséquence la possible diminution du nombre des dons. Donner accès à la quête (même partielle) des origines biologiques aurait ainsi pour paradoxal effet de réduire le nombre des naissances dans les couples dont l’homme est stérile; et donc  in fine de réduire le nombre des personnes qui pourraient avoir ultérieurement accès à ce nouveau droit. Il n’empêche: la ministre française de la santé Roselyne Bachelot estime que si ce risque existe, il est inférieur au bénéfice d’une mesure destinée à «responsabiliser» ceux qui font don de leurs gamètes. «Responsabiliser»? Roselyne Bachelot, encore:

«Grâce à ce dispositif, ces enfants n'auront plus l'impression de se heurter à un mur aveugle dressé par la loi.»

«Il s'agit là d’un vrai pas en avant, estime-t-on  auprès de l'association Procréation médicalement anonyme. Les pouvoirs publics ont pris conscience de la souffrance de nombreux enfants nés d'un don.» Est-ce si sûr? Le député (UMP, Alpes-Maritimes) Jean Léonetti, rapporteur du projet de loi sur la bioéthique, se prononce quant à lui pour le maintien de l'anonymat, dit publiquement son désaccord avec le gouvernement et annonce qu’il entend combattre devant le Parlement cette disposition avec le soutien, si nécessaire, d’élus de gauche.  

Il vient de développer son point de vue dans les colonnes du quotidien La Croix (daté du 20 octobre):

«Permettre, même sous certaines conditions, la levée de l’anonymat des donneurs de gamètes est une mauvaise idée. (…) Elle risque, d’une part, de pousser les parents à ne pas révéler à l’enfant les conditions de sa conception. Par souci de transparence, on renforce en réalité le secret. Ensuite, il faut s’attendre à une chute importante des dons, comme cela s’est passé à l’étranger. Mais surtout, en levant l’anonymat, on fait primer le biologique sur l’affectif et l’éducatif. Or, la personnalité d’un individu n’a rien à voir avec ses origines génétiques: nous sommes ce que nous sommes parce que nous avons été entourés par d’autres qui nous ont transmis leur amour et leur savoir. (…) Au final, on touche là aux valeurs fondamentales de la société et j’y verrais une véritable régression, la mise en avant de l’individu plutôt que des valeurs collectives, du lien, de la solidarité.
Il y aura, lors de l’examen au Parlement –qui devrait avoir lieu en février–, un vrai débat sur cette question, que j’ai l’intention de mener. Je suis assez confiant: lorsque l’on sortira des propos de comptoir sur la “transparence”, que l’on rentrera dans une discussion de fond, en prenant la mesure de ce qui se joue vraiment, je pense que les choses bougeront. D’autant que beaucoup d’élus de gauche sont hostiles à la levée de l’anonymat et sensibles au rôle prépondérant de l’éducatif par rapport au biologique. »

Les professionnels du traitement de la stérilité  s'inquiètent eux aussi de cette proposition. Certains accusent (par voie médiatique) les médias d'avoir donné depuis quelques années un écho disproportionné au malaise de quelques jeunes nés après dons de gamètes; ce qui n’est pas sans fondement. Et ils accusent de même la ministre de la Santé d’avoir cédé à cette médiatisation; ce qui n’est pas à exclure. Pour la Fédération nationale des Cecos, s’il est vrai que certains enfants issus d'un don peuvent souffrir de ne pas connaître l’identité de l’un de leur géniteur, la grande majorité d'entre eux n'en exprime pas le besoin de connaître leur géniteur. A fortiori quand ils ne savent pas comment ils ont été conçu. Pourquoi, dès lors, cette urgence absolue à vouloir organiser la «transparence»?

Jean-Yves Nau

Photo: Du sperme testé en laboratoire / Bobjgalindo via Wikimedia Commons License by

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