Culture

Terrence Malick, le génie absent

Une nouvelle édition DVD de «La ligne rouge» révèle à quel point Malick reste autant un mystère pour ses acteurs et son équipe que pour les spectateurs de ses films.

Temps de lecture: 7 minutes

Avant même sa sortie à la fin de l’année 1998, La ligne rouge semblait placé sous le signe de l’absence. Le réalisateur, Terrence Malick, avait fait deux des films les plus admirés des années 1970, La balade sauvage (Badlands, 1973) et Les moissons du ciel (Days of Heaven, 1978), avant de partir pour la France où plus personne n’entendit parler de lui. Lorsqu’il refit surface après deux décennies, la grande église du cinéma l’accueillit comme le messie. Mais dès la sortie du film, tout le monde put constater que si le réalisateur brillait toujours par son style et son goût de la transcendance, de nombreuses grosses pointures engagées dans le projet brillaient plutôt par leur absence. Viggo Mortensen, Mickey Rourke et Bill Pullman, qui avaient tourné de nombreuses séquences, ne figuraient plus dans la version finale. La voix off de Billy Bob Thornton avait elle aussi fini aux oubliettes. Adrien Brody, qui avait fait trois mois de tournage épuisants en Australie, invita ses parents à la première pour constater que son personnages, un des protagonistes principaux, n’avait plus qu’une seule réplique de tout le film. George Clooney, qu’on voyait dans toutes les opérations promotionnelles entourant le film, n’était à l’image que pendant une minute.

On attend un certain nombre de choses d’un film à gros budget. Mais La ligne rouge (librement adapté du roman de James Jones publié en 1962 et sorti la même année que Il faut sauver le soldat Ryan), a été encensé et détesté justement parce qu’il fait preuve du désintérêt le plus total pour les prestations habituelles du film de guerre haut de gamme. Et en premier lieu pour l’intrigue elle-même. Le milieu du film raconte avec une intensité parfois insoutenable l’assaut donné par les troupes américaines contre une position japonaise au cours de la bataille de Guadalcanal. Mais avant et après cette heure de violence, le film semble dériver sans but d’une séquence contemplative à l’autre, explorant la vie intérieure de ses personnages sans plus se soucier de suivre un quelconque fil. Le soldat Witt (Jim Caviezel, illuminé) se perd dans un Eden où les Mélanésiens, habitants originels de l’île, l’invitent à un long bain purificateur dans l’océan. Le soldat Bell (Ben Chaplin) se promène en pensant à sa femme et en admirant les arbres. Les feuilles baignées de soleil, l’herbe, les oiseaux ou les crocodiles restent plus longtemps à l’image que John Cusack et Woody Harrelson réunis. Comme l’a fait remarquer le critique J. Hoberman, tout le film «repose sur la tension entre un carnage épouvantable et le spectacle apaisant d’une ‘nature’ splendide et indifférente.» Les dialogues sont rares et parfois décousus, souvent remplacés par la musique retentissante de Hans Zimmer, le bruissement du vent ou le clapotis de l’eau, ou encore un chœur de voix off murmurant de manière presque inintelligible. Exemple: «Oh, mon âme, laisse-moi faire partie de toi. Regarde à travers mes yeux et contemple ton œuvre.» Ça veut dire quoi, exactement? Et qui dit ça? Malick est probablement le seul à connaître la réponse à ces questions.

Fascination

On peut trouver La ligne rouge, comme les autres films de Malick, envoûtant ou soporifique, énigmatique ou confus, bouleversant ou froid à force d’emphase impassible. A ce titre, la critique largement positive de Roger Ebert évoque cet écart de perception dont peut être victime le film: «A mon avis, un vétéran de la bataille de Guadalcanal décrira le film en un seul mot, et ce mot fera cinq lettres.» Cependant, Malick aura toujours un côté fascinant, même pour ses détracteurs, par sa capacité à convaincre de grands studios de produire ce qu’il faut bien appeler des films d’auteur à budget de blockbuster (comme Le nouveau monde [2005] et le très attendu Tree of Life, qui doit sortir en 2011). Sans parler du pouvoir quasi hypnotique qu’il exerce sur les acteurs. A propos de La ligne rouge, Sean Penn aurait dit au réalisateur:

«Donnez-moi un dollar, un lieu et une date.»

Quel est le secret de Malick? Le mystère est en partie dissipé, et en partie renforcé, par la nouvelle édition double DVD Criterion de La ligne rouge. Même si l’insaisissable réalisateur ne figure pas dans les suppléments, les nombreuses interviews d’acteurs et de membres de l’équipe permettent de commencer à comprendre une méthode de travail qui, elle aussi, semble caractérisée par... l’absence de toute méthode. Les scènes supprimées sont tout aussi passionnantes et donnent l’occasion de voir Brody, Rourke et même John C. Reilly dans un petit rôle. Cependant, cette édition est avant tout intéressante parce qu’elle bouleverse radicalement la vision souvent naïve qu’on peut avoir du réalisateur marginal et rebelle qui impose sa volonté géniale à chaque détail de sa création.

Pas de méthode de travail

A ce titre, la meilleure manière de comprendre comment Malick travaille, c’est de s’intéresser à ce qu’il ne fait pas. Il ne regarde pas les rushs. Il ne fait pas répéter les acteurs, ce qui a posé pas mal de problèmes à Elias Koteas (dans le rôle d’un capitaine qui refuse d’envoyer ses hommes à une mort certaine). Il ne leur explique pas les scènes, comme l’a constaté Kirk Acevedo lorsque, au cours du tournage d’une séquence où il était blessé, Malick lui a brusquement demandé de se mettre à pleurer sans lui donner la moindre justification. Je ne connais pas d’autre film de guerre américain où les soldats ont autant l’air d’être vraiment perdus, traumatisés et épuisés, mais c’est peut-être parce que les acteurs étaient souvent perdus, traumatisés et épuisés. Malick ne s’intéresse pas réellement aux séquences d’actions, même sur un film de guerre. (Il aurait même déclaré, en plaisantant, qu’il voulait engager Renny Harlin, réalisateur de Die Hard 2, pour les scènes de combat). Il ne suit pas le scénario, et peut aussi arrêter les acteurs en plein milieu d’une séquence pour y revenir une semaine plus tard sans se soucier de la continuité. Ou bien leur faire jouer une scène en supprimant les dialogues. Ou encore interrompre une scène d’action compliquée, avec des passages d’avions et des explosions programmées, pour filmer une buse à queue rousse qui passait par là.

Certes, on s’attend à ce qu’un grand cinéaste ait le goût de l’improvisation, exige des exploits surhumains de son équipe et de ses acteurs, perde du temps, gaspille de l’argent et se comporte avec l’excentricité qui sied à son ineffable talent. Et, d’après Jack Fisk, chef décorateur sur le film, «pour Terry, le plus gros du travail se passait dans la salle de montage.» Mais, là encore, la méthode Malick reste très opaque. D’après Billy Weber, un des trois monteurs qui a travaillé sur La ligne rouge, Malick disposait d’une version complète du film, un pré-montage de cinq heures préparé au cours des 18 mois qu’a duré la postproduction, mais il ne l’a regardée qu’une seule fois, et seulement sous la contrainte («On l’a obligé à regarder», affirme Weber dans une interview). Le reste du temps, Malick montait chaque bobine séparément, sans le son, et en écoutant un disque de Green Day. Tous les dialogues qu’il ne remarquait pas restaient dans le film et ceux qui attiraient son attention finissaient souvent couverts par de la musique ou une voix off. «Je ne crois pas qu’il avait une vue d’ensemble du film pendant le tournage et la postproduction», estime Leslie Jones, un autre monteur, «il a fallu nous y faire

Et les spectateurs n’ont eu d’autre choix que de s’y faire aussi, notamment les admirateurs fervents qui se sont immergés dans La ligne rouge pour le décortiquer, l’analyser et en explorer les moindres détails. (Les hommes de ma famille, par exemple, citent l’irascible Colonel Tall (Nick Nolte) avec autant de plaisir que le célèbre Jeff Lebowski). Or il est assez déstabilisant de s’apercevoir que le réalisateur d’un film aussi énigmatique et obsédant n’a pas éprouvé le besoin de le voir en entier ou de le monter avec le son.

Comprendre Malick

Seul Terrence Malick pouvait réaliser un film aussi étrange et fascinant. Et aucune de ses excentricités, prises séparément, ne semble particulièrement extraordinaire. On sait par exemple que le célèbre monteur Walter Murch commence toujours par monter ses films sans le son (mais probablement pas en écoutant Green Day). Ceci dit, Malick ne correspond pas à l’image que l’on se fait du grand auteur, image qui se rapproche plus souvent du dictateur maniaque (on pense à David Fincher qui a refait 99 fois une prise de The Social Network ou à Martin Scorsese, qui faisait lui-même les nœuds de cravate des gangsters sur Les affranchis). Non, Malick est d’une autre espèce. Inapprochable, cryptique, indécis, évasif, à la fois présent et absent, sa discrétion va bien au-delà d’une aversion aux interviews. Si l’on en croit les propos aussi admiratifs que perplexes de son équipe et de ses acteurs, Malick est moins un chef d’orchestre qu’une muse, une figure paternelle insaisissable ou un dieu bienveillant en qui ses apôtres peuvent avoir foi, mais qu’ils ne sauraient prétendre comprendre. Ainsi, celles et ceux qui ont travaillé pour lui cherchaient moins à donner corps à sa vision du film qu’à comprendre ce que pouvait bien être cette vision.

La conscience de cet immense effort collectif rend le film d’autant plus émouvant. «Peut-être que tous les hommes ont une seule âme dont tout le monde fait partie, et tous les visages sont ceux du même homme», songe le soldat Witt. Nos films de guerre rendent souvent un hommage ostensible au lien indestructible qui unit la «band of brothers». Mais dans La ligne rouge, le sentiment de fraternité qui lie les soldats est d’autant plus fort qu’il n’est que suggéré ou évoqué, jamais explicité. Bell chuchote quelques mots en sanglotant à l’oreille de Doll (Dash Mihok), alors qu’ils s’étreignent après une terrible bataille. Welsh (Sean Penn) se précipite sous le feu de l’ennemi pour venir en aide à un soldat qui n’a plus aucune chance. Witt se lance seul à l’assaut d’une position ennemie pour sauver ses camarades. Voilà pourquoi il n’y a pas de «star» dans La ligne rouge. Les hommes forment un seul corps et parlent d’une seule voix, et la blessure de l’un fait souffrir tous les autres. C’est un film sur l’inconscient collectif et on pourrait presque dire qu’il a lui-même été réalisé par un inconscient collectif. La ligne rouge est l’œuvre d’un homme cherchant à élucider ces grands mystères cosmiques que sont la guerre, la nature, l’humanité et tout le tralala. Mais c’est tout autant l’œuvre d’un collectif d’hommes et de femmes cherchant eux à élucider un autre grand mystère cosmique: Terrence Malick

Jessica Winter

Traduit par Sylvestre Meininger

Photo: Une scène de La ligne rouge de Terrence Malick, REUTERS

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