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Frédéric Martel, qui êtes-vous?

Le producteur de l’émission Masse Critique, sur France Culture, a lancé le 11 octobre Inaglobal, une revue internationale des industries créatives et des médias. L’occasion d’un portrait interrogatif, et subjectif: Frédéric Martel est-il un produit culturel d’aujourd’hui?

Temps de lecture: 5 minutes

Frédéric Martel est-il un produit culturel de nouvelle génération? L’homme, 43 ans, journaliste et écrivain, producteur d’émissions, est au coeur d’un système intéressant, qui pratique le versioning, autour d’un sujet: les industries culturelles. Le versioning? C’est un de ces mots-clefs de la profession, buzzword que lui-même apprécie: la capacité pour une marque à se décliner en plusieurs produits, pour toucher sa cible (et construire un marché), comme peut le faire un Avatar autour du film, du jeu vidéo, du DVD augmenté, des produits dérivés (de la série, bientôt?)…

Frédéric Martel est donc versioné. Son sujet, les industries créatives, terme qu’il tente d’imposer dans le paysage médiatique français au travers de son livre, Mainstream (Flammarion), il le décline dans son émission, Masse Critique, sur France Culture, dans ses chroniques sur France 24, sur le site qu’il a lancé, par occasions, nonfiction, dans une note d’intervention pour Terra Nova, le think tank progressiste… Nouveau stade de ce versioning, le journaliste anime donc depuis lundi Inaglobal, revue internationale des industries créatives et des médias. Livre, émission, think-tank, chroniques, magazine, et maintenant revue… Où s’arrêtera-t-il? Qui est-il?

Touche-à-tout qui fait bouger les lignes

Quand on enquête (c’est un bien grand mot) sur Frédéric Martel, on retrouve ses amis, et ceux qui ne l’aiment pas. Ses amis sont souvent contributeurs de nonfiction (la liste est longue comme un jour sans pain), l’aident ou viennent à Masse Critique. Ils forment un miroir en creux de Frédéric Martel: plutôt jeunes, en tout cas plus que le cœur de l’establishment français, plutôt de centre gauche (Martel se revendique de la deuxième gauche et a travaillé avec Michel Rocard), et viennent de deux mondes, les sciences sociales d’un côté, la culture de l’autre. Certains sont de vrais fans, et le tiennent pour un touche-à-tout qui fait bouger les lignes, d’autres sont plus critiques, mais louent son dynamisme, son côté sympa, et son boulot.

Ses ennemis, eux, se retrouvent davantage dans l’université. La critique porte sur la pusillanimité de son travail, non rigoureux, l’analyse superficielle (entendez: non idéologique), et surtout, sur son objet: la pop culture, détournée par Martel en objet noble, digne d’intérêt, voire sérieux. Une certaine intelligentsia française, plutôt conservatrice, plus âgée, s’irrite de ce mec branché, de son manque de méthode, de son omniprésence. Il ne serait, finalement, qu’un intellectuel médiatique, se portant sur un objet mou.

C’est dans cette opposition que réside tout le paradoxe de Frédéric Martel, et son intérêt. Il est rempli de paradoxes. Mainstream se pare d’une volonté sociologique (celle de l’école de Chicago), mais déçoit dans son analyse en hésitant entre reflet de réalités et analyse stratégique (la perte du soft power, décrétée plus que démontrée), et reste un beau journal d’enquête très journalistique (qui répète beaucoup ses 1.250 interviews dans 30 pays, comme pour asséner son caractère scientifique). Masse Critique travaille un sujet réputé peu sérieux (les industries de la culture, les médias), en sortant de l’analyse française habituelle (sa critique), mais en réduisant souvent l’analyse à l’émission de buzzwords ou à l’ironie. Il est branché, en pointe à France Culture, mais à la peine, traitant d’un phénomène comme Justin Bieber (alors qu’il suit Lady Gaga comme un fan éperdu) six mois après son explosion, ou restant à côté de la profondeur de la révolution numérique.

Lacunes

Son sujet est bon, et juste: oui, la  France est solitaire et vieille dans une grande course mondiale de cultures de masses, bien éloignées de l’image qu’en véhiculent de petits milieux culturels parisiens. Oui, le tabou français sur la culture de masse nous éloigne de réelles analyses. Martel casse des caricatures, en montrant par exemple dans Mainstream comment la pop culture se nourrit de son rapport aux marges. Mais, en oubliant certains pans du champ de la culture de masse (le jeu vidéo, secteur pourtant bien plus puissant que le cinéma), comme en se concentrant sur des portraits d’acteurs, il ne nourrit pas tant que ça le débat. Surtout, son antiparisianisme s’arrête à la porte de la révolution industrielle réelle dans les industries créatives: celle de la disparition de l’industrie. Dans ses publications comme dans son livre, on ne trouve nulle part mention de l’auditeur, du spectateur, et surtout, de l’irruption d’une production culturelle de masse, sans industries: où est l’anthropologie de la culture YouTube, le partage Flickr dans son relevé?

Frédéric Martel est ainsi: dans un système (celui de la Culture en France, un système d’Etat), tout en étant critique à son égard, et tentant de le faire évoluer; en avance sur un milieu, sans être dans l’avant-garde ou l’anticipation; important l’étranger, mais terriblement français dans son traitement; de culture universitaire, la revendiquant mais semblant la refuser dans ses traitements. Indépendant et libre, mais partout, cultivant les amitiés et obligations.

Un petit monde

C’est un vrai petit système, en effet, qui tourne bien. On trouve le même duo, Frédéric Martel et François Quinton à la tête de nonfiction et d'Inaglobal. Son collaborateur à Masse Critique  Aziz Ridouan, est également membre du conseil d’administration de Terra Nova, tout comme Benoît Thieulin, dont l’agence La Netscouade a réalisé le site de nonfiction, et celui de France Culture. Terra Nova qui publiera une note associée à la publication de Mainstream, qui fera l’objet de débats sur l’audiovisuel public. Y a-t-il plus parisien que ce milieu qui tourne en rond, certes d’une génération de moins? L’homme de marge revendiquée retrouve ici les pratiques d’un establishment qu’il peut dénoncer par ailleurs.

On ne sait ce qu’il anime. Il dit être motivé par la passion de l’enquête et de son sujet, amoureux d’une liberté de regarder et faire comprendre. De fait, il est loin de la caricature de l’homme médiatique qui cachetonne à tout va (ses collaborations diverses ne doivent pas le rendre millionnaire), et ses enquêtes sont des montages difficiles, économiquement (5 ans de travail pour un livre de près de 500 pages). Son système est certainement un moyen d’asseoir économiquement un travail réel, libre, dont témoigne son parcours (ses ouvrages précédents, Le Rose et le Noir, Theater, De la culture en Amérique, sont admirables). D’autres le disent plus motivé par l’influence, et fort désireux d’être un prochain ministre de la Culture, tout en jasant sur son activisme médiatique, qui ne va pas assez au fond (le magazine papier nonfiction fut très critiqué, et oui, décevant).

L’homme est attachant, et irritant. Il est vraiment sympa, bosseur et léger, toujours un peu pince-sans-rire, impertinent, mettant en valeur ses ennemis pour attirer la sympathie. Elle vient avec plaisir. Il est en marge, pour ses sujets, mais en même temps au cœur du système culturel parisien. Les conservateurs voient en lui un Américain, mais il est pourtant so french. Paradoxes multiples, que l’on pourrait décliner à l’infini, qui sont sans doute le signe d’une chose: nous n’avons pas fini de l’entendre parler, et de le voir courir.

Il ne reste plus qu’à attendre le prochain projet de son versioning (suggestions: il manque un travail d’éditeur, ou une véritable émission télé). C’est pour quand?

Nicolas Vanbremeersch

[Edit : on m’a fait parvenir avec célérité quelques précisions.
- François Quinton ne travaille plus à nonfiction depuis qu’il est à l’INA, il est remplacé par Pierre Testard (suggestion: l’indiquer sur le site de nonfiction)
- Aziz Ridouan n’est pas collaborateur de Masse Critique (suggestion : ne pas l’induire à l’antenne)
- Frédéric Martel n’est plus chroniqueur à France 24 depuis juin dernier.
J’y ajoute un commentaire personnel, au vu de quelques réactions suscitées : ce portrait subjectif porte en son titre une interrogation, et dans son fil un questionnement sur des paradoxes apparents, une dualité ou une recherche. Cela peut être pris comme une invitation à y répondre...]
N.V.
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