Économie

Le syndrome japonais menace la Chine

La Chine est peut-être à l'aube de sa propre décennie perdue, et un effondrement de Pékin ferait passer le malaise économique du Japon pour de la rigolade.

Temps de lecture: 5 minutes

Cette année, la Chine a ravi au Japon la place de deuxième puissance économique mondiale, un changement dans la hiérarchie qui n'étonnera pas ceux ayant été un peu attentif ces vingt dernières années.

La véritable surprise, c'est que le Japon ait toujours été numéro 2. Tout comme le faire-part de décès d'un oncle lointain vous rappelle qu'il était toujours en vie, ce qu'il y a de remarquable avec le Japon, c'est comment ce pays est sorti furtivement de la scène mondiale. Une telle disparition est extraordinaire pour un pays dont l'hégémonie mondiale avait tout du fait accompli* voici encore vingt ans. Mais l'ancien rouleau-compresseur asiatique des exportations s'est ratatiné, et cela par sa propre faute. Le livre Japan as Number One [Le Japon médaille d'or] se languit aujourd'hui à la 400 000ème place sur Amazon tandis que When China Rules the World [Quand la Chine mène le monde] est un best-seller.

Le truc drôle, c'est que le gros du modèle économique chinois a été emprunté au Japon: financer les investissements domestiques par des exportations à bas prix tout en exaspérant ses partenaires commerciaux. A certains moments, on a l'impression que seuls les noms ont changé. A l'époque, les constructeurs automobiles de Détroit accusaient Honda et Toyota de déverser des flots de berlines économiques et peu gourmandes en carburant sur les mères de famille américaines; aujourd'hui les secrétaires au Trésor s'arrachent les cheveux sur un yuan sous-évalué tandis que les excédents commerciaux chinois enflent.

L'explosion de la bulle

Mais même si l'idée d'avoir battu le Japon à son propre jeu a tout pour être agréable aux yeux des dirigeants chinois, la plaisanterie pourrait bientôt se retourner contre eux. En fait, il faudrait mieux qu'ils sortent rapidement du sillage du développement japonais. Certes, le boom des exportations japonaises a permis au pays de connaître une croissance stellaire pendant quatre décennies. Mais la sous-évaluation de sa monnaie a provoqué l'explosion d'une des bulles financières les plus importantes de l'histoire, une explosion dont le Japon a toujours du mal aujourd'hui à se remettre. La tristement célèbre démographie japonaise n'a rien fait pour arranger les choses, mais les Chinois ne s'en sortent pas vraiment mieux. La politique de l'enfant unique, introduite par Pékin en 1979, s'est peu à peu insinuée dans la pyramide des âges chinoise, tant et si bien que le nombre de travailleurs agricoles âgés de 20 à 29 ans sera divisé par deux d'ici 2030. Pire, la Chine est un pays bien plus vaste que le Japon – ce qui signifie que les conséquences planétaires d'une telle crise seront bien plus importantes. Pour l'instant, Pékin a le vent en poupe. Mais pour atteindre un succès durable, la Chine devra comprendre pourquoi le Japon a si mal tourné.

Certaines réponses peuvent se trouver à 400 kms au nord de Tokyo, à Kamaishi. Le dernier fourneau s'est éteint en 1988, et le lieu de naissance de la sidérurgie japonaise est aujourd'hui une somnolente ville de pêcheurs. Kamaishi s'est essayée à de nombreux plans de relance sous le slogan «Ville de l'acier, du poisson et du tourisme». Sur les trois, le poisson reste le plus fiable, mais l'acier et le tourisme peuvent s'allier d'une façon surprenante. Bien que le nombre annuel de visiteurs ait été divisé par deux depuis les années 1990, les hauts fourneaux désaffectés de Kamaishi attirent toujours une race particulière de touristes: les fanas de villes fantômes. Les aciéries de Kamaishi ont même une fois été classées comme les plus belles haikyo japonaises, ces ruines des temps modernes.

Pourtant, il semblerait que les adeptes des haykio se lassent aussi de Kamaishi – certains blogs se plaignaient récemment d'un site trop délabré, la «ruine d'une ruine». Le fait d'avoir reçu le «Prix de la zone non-habitable la plus animée» de la Préfecture de Iwate, voici quelques années, n'a pas suffit pour empêcher la population de tomber de 100.000 habitants dans les années 1960 à tout juste 45.000 aujourd'hui. Nippon Steel, jadis premier employeur de la ville, a courageusement essayé d'aider Kamaishi à passer à autre chose. Mais ses programmes de reconversion professionnelle, comme le remplissage des anciens fourneaux de casiers humides pour y cultiver des champignons shiitake et des orchidées miniatures, n'ont eu que très peu d'effets, et l'entreprise a dû finalement abandonner son territoire le plus emblématique à l'esprit du lieu: en 2001, le Kamaishi Nippon Steel Rugby Club, autrefois magnifique, a été rétrogradé en un club amateur sans affiliation, les Kamaishi Seawaves.

Un exemple qui hante

A Kamaishi, l’année 1985 est célébrée comme la dernière où le club a remporté le championnat national de rugby; mais pour le reste du Japon, l'anniversaire est celui des Accords du Plaza, un traité sur les taux de change par lequel le pays acceptait –sous forte pression américaine– de renforcer le cours du yen. Les années suivantes, le yen doublait sa valeur par rapport au dollar, étouffant les exportateurs japonais. Certaines usines comme les aciéries de Kamaishi fermèrent, mais une grande partie de l'industrie japonaise réussit à se maintenir à flot en suppliant le gouvernement de baisser les taux d'intérêts et de stimuler l'économie. Des décennies de yen sous-évalué avaient massivement injecté des liquidités dans les réserves japonaises, et quand elles rencontrèrent des taux d'intérêts faibles et une confiance généralisée dans l'idée que le yen ne pouvait que se renforcer, tout cela engendra la bulle spéculative la plus importante de l'histoire. Le Japon ne s'est toujours pas complètement remis l’éclatement de cette bulle, et son exemple hante depuis les politiques économiques du monde entier. Les banques centrales et les économistes passent le gros de leur temps à éviter que leurs économies ne terminent comme celle du Japon.

Un argument veut que ce soient les États-Unis qui aient forcé le Japon a agir contre son intérêt en acceptant un yen plus fort. Même s'il est vrai que les États-Unis, et d'autres partenaires commerciaux, intimidaient le Japon, ils le faisaient depuis des années. Le Japon céda finalement à leurs demandes en 1985 parce que cela s'accordait en partie à son plan de rééquilibrage économique. Le Japon, aux lendemains de la Seconde Guerre Mondiale, fut le premier pays asiatique à expérimenter un modèle de croissance fondée sur l'exportation, multiplia son PIB par six entre 1950 et 1970, et sortit une masse de gens de la pauvreté plus vite qu'aucun autre pays, mis à  part la Chine contemporaine. Le Japon acheva cette remarquable croissance avec un yen faible – qui stimulait les exportations et limitait les importations – et des taux d'épargnes colossaux, sources de financement d'importants investissements en termes d'infrastructures et de capacité manufacturière.

Un effet secondaire malencontreux d'une croissance fondée sur l'exportation et l'investissement est qu'elle étouffe le consommateur. Mais c'est bien là le concept: tout l'exercice consiste à juguler les consommateurs et à bassement rémunérer leur travail afin de stimuler les exportations. Dans le cas du Japon, le même yen sous-évalué qui favorisait les exportations sapait le pouvoir d'achat des consommateurs et le rendement de leur épargne était maintenu articiellement bas pour permettre aux entreprises et au gouvernement d'obtenir des prêts à faible taux. Et l'infime partie de l'économie qui finissait réellement dans les mains des consommateurs n'avait pas d'autre débouché que le marché domestique lourdement protégé, avec ses biens et ses services d'une qualité désespérément médiocre et ses prix scandaleusement hauts. Quand l'humoriste américain Dave Barry se rendit au Japon en 1991, il fut ainsi étonné de voir des melons à 75$ dans les rayons des supermarchés.

Cela eut comme effet de générer une économie affreusement bancale. La consommation compte en général pour 65% du PIB dans la plupart des économies de marché modernes, tandis que les investissements sur des valeurs fixes comme les infrastructures et la capacité manufacturière s'élèvent à 15%. En 1970, les chiffres japonais étaient de 48% et de 40%. Pour le dire autrement, les Japonais consommaient relativement peu et investissaient largement dans des fonderies et des gratte-ciels, ce qui ne laissait plus grand-chose pour les poissons et le tourisme. Tardivement, Tokyo réalisa qu'une économie équilibrée devait aussi faire de la place à la consommation et que couvrir le pays d'usines et d'infrastructures n'allait pas faire l'affaire. Le Japon essaya de rééquilibrer lentement son économie durant les années 1970 et au début des années 1980: le yen fut autorisé à se renforcer un peu chaque année, et la consommation accéda à 54% du PIB tandis que l'investissement passait à 28% en 1985.

LIRE LA SUITE »»»

Ethan Devine

Traduit par Peggy Sastre

* en français dans le texte

Photo: Drapeau japonais devant une torchère de la zone industrielle de Kawasaki au sud de Tokyo Toru Hanai / Reuters

 

cover
-
/
cover

Liste de lecture