Culture

Rajinikanth superstar!

Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur une superstar dont vous n'avez jamais entendu parler.

Temps de lecture: 5 minutes

Jackie Chan est l’acteur le mieux payé d’Asie et c’est logique. En plus de produire, de réaliser et de jouer dans ses propres films depuis 1980, il a gagné des millions à Hollywood avec des superproductions comme Rush Hour et Karate Kid. Qui occupe la deuxième place du palmarès? Bizarrement, il s’agit d’un homme d’âge mur, dégarni, à la bedaine rebondie. Originaire du Tamil Nadu, un Etat du Sud de l’Inde, il porte ce genre de moustache démodé depuis 1986. Il s’appelle Rajinikanth. Ce n’est pas un simple acteur, c’est une force de la nature. Imaginez un tigre et une tornade qui s’accouplent et donnent naissance à un tornatigre, qui se marie à son tour avec un tremblement de terre: l’enfant de cette union, c’est Rajinikanth! Alias «Superstar Rajinikanth», comme l’indiquent (c’est obligatoire) les génériques de ses films.

Si vous ne le connaissiez pas auparavant, vous en avez peut-être entendu parler le 1e octobre lors de la sortie mondiale de son film Endhiran (Le Robot). C’est le film indien le plus cher de tous les temps. Et c’est en train de devenir la sortie mondiale la plus gigantesque de l’histoire du cinéma indien, avec 2.000 copies projetées simultanément. Yuen Wo-ping (Matrix) a signé les scènes d’action , les studios Stan Winston (Jurassic Park) ont dessiné les créatures, «Industrial Light and Magic», la société de George Lucas, s’est occupée des effets spéciaux, et le compositeur A.R. Rahman (Slumdog Millionaire), récompensé aux Oscars, a écrit la musique. Les sommes investies sont énormes, mais les producteurs s’attendent à rentrer largement dans leurs frais. Et pour cause: ce n’est pas juste un film, c’est un film avec Rajinikanth.

Un homme, un vrai

A 61 ans, Rajinikanth a plus de 150 films indiens à son actif, et ce n’est même pas vraiment une star de Bollywood. Il travaille dans l’industrie du cinéma tamoul, le cousin pauvre de Bollywood, célèbre pour les prouesses de ses cameramen et ses scènes de crimes réalistes. Les stars de Bollywood ont certes des fans inconditionnels, mais Rajinikanth est considéré comme irréprochable, au-delà des critiques, au-delà du bien et du mal. Interrogez les «Bollyfans» sur leurs stars favorites, ils vous sortiront les refrains habituels –Hrithik est un gamin, Shahrukh Khan est pourri gâté, Amitabh Bachchan porte une moumoute. Mais parlez-leur de Rajinikanth et leurs yeux s’illumineront. Il est si riche, il fait tant de bonnes actions, ses films sont tous des cartons. Rajinikanth n’est pas une star de cinéma comme les autres, martèlent-ils. Rajinikanth est un «homme, un vrai».

Les forums indiens sont remplis de blagues sur Rajinikanth –l’équivalent des blagues sur Chuck Norris. («Rajinikanth a été mordu par un cobra. Après quatre jours d’intenses souffrances, le cobra est mort») A l’écran, quand Rajinikanth pointe le doigt, un craquement se fait entendre. Quand il s’énerve, le metteur en scène introduit sur la bande son un cri de gorille qui se frappe le torse ou un feulement de tigre. On ajoute de l’écho pour mettre en valeur ses fameuses «phrases coups de poing», ces vers prononcés quand l’intensité dramatique est à son paroxysme. «Personne ne sait quand j’arriverai ni où j’arriverai, mais j’arriverai quand je dois arriver», rugit-il par exemple confusément. Ou encore: «Je ferai ce que je dis. Je ferai aussi ce que je ne dis pas». Ensuite il envoie d’un coup de poing un voyou dans le pare-brise d’une camionnette, avec une telle force que ce dernier ressort par la lunette arrière. Difficile de discuter après ça.

Harmonica, colombe et arts martiaux

Les films de Rajinikanth regorgent d’humour, d’action et d’interludes musicaux (généralement composés par Rahman), et ils prennent un malin plaisir à se jouer de la logique narrative. Dans Chandramukhi, en 2005, Rajinikanth interprète un psychiatre si doué qu’il peut lire dans l’esprit de quelqu’un juste en observant les expressions de son visage. Le film commence avec un mariage, puis tourne au film d’horreur et marque une pause le temps d’une chanson au cours de laquelle des centaines de cerfs-volants inscrivent «Superstar» dans le ciel. A la fin, Rajinikanth se bat sur un toit contre un maître des arts martiaux à moitié nu, au milieu d’un feu d’artifice et de centaines de colombes. Chandramukhi a battu tous les records au box-office tamoul, c’est le film qui a été diffusé le plus longtemps  –il a même été projeté pendant 800 jours dans un cinéma– et il est devenu culte en Allemagne sous le titre Des Geisterjäger (le chasseur de fantômes).

Quand Rajinikanth est dans les parages, la camera s’agite dans tous les sens; même pendant les scènes les plus banales le cadreur joue du zoom comme d’un trombone. La mise au point est hyperactive quand Rajinikanth dégomme les voyous, si rapidement que l’on ne voit même pas comment il les  frappe. Tous ses films portent le nom de ses personnages, et chacun d’entre eux commence avec une chanson dans laquelle il se présente d’une manière démentielle. En 1999 par exemple, dans la première scène de Padayappa, on lui demande «Eh toi, qui es-tu?». Il répond en musique pendant quatre minutes, au cours desquelles il joue de l’harmonica, effectue un saut périlleux et dirige une gigantesque démonstration d’arts martiaux, avant de se transformer en bébé. «Cette chanson était superbe Padayappa», lance alors le chef du village. C’est là que la musique reprend, Rajinikanth escalade une pyramide humaine haute de 10 mètres  et fracasse un pot en argile, un feu d’artifice retentit et le nom du metteur en scène apparaît.

Superstar super stylée

Aussi ridicule que Rajinikanth puisse être, il ne manque pas d’humour. En 2007, dans Sivaji: The Boss, il joue un ingénieur informaticien qui revient au pays pour lutter contre la corruption politique et s’attaquer aux gars pleins aux as de Wall Street. Le film tout entier est un mélange de populisme et de clins d’œil au public masculin, de la bagarre dans le magasin de musique, au cours de laquelle un effet de bullet time à la Matrix lui permet de frapper cinq voyous avec une guitare et de faire quelques pas de danse avant qu’ils ne touchent le sol, jusqu’à l’interlude musical devant le musée Guggenheim de Bilbao, où Rajinikanth, le teint blanc, chante «J’avais jadis le teint foncé / Je suis désormais incroyablement blanc!»

C’est ce que Rajinikanth offre à son public: du style. La «Superstar» ne se contente pas de s’éponger le front avec une serviette, il la brandit tel un torero. Quand il met ses lunettes de soleil, on se croirait dans un spectacle à Vegas. Ses scènes d’action sont si sophistiquées qu’on a l’impression d’assister à un kabuki d’un nouveau genre. Comme une chanson sur lui le dit si bien, «Ta démarche est stylée / Ton look est stylé / Tes bagarres sont stylées / Tout ce que tu fais est stylé». Alors que les films de Bollywood imitent de plus en plus les conventions et les moeurs d’Hollywood, Rajinikanth demeure respectueux envers ses parents, chaste avec les femmes, et toujours du côté des petites gens.

Alors que Bollywood a tendance à remplacer les chorégraphies par des montages style MTV, Rajinikanth reste attaché à la tradition du cinéma masala. Il est «exubérant, hypnotique et victorieux», comme une chanson dit de lui. Mais c’est aussi un irréductible Indien, un héros du pays qui n’ira jamais Hollywood. Un film de Rajinikanth sans «Rajinikanth superstar» sur l’affiche, sans une folle scène d’ouverture, sans ses doigts qui craquent, sans une intrigue hyper-compliquée, sans le bruitage qui l’accompagne quand il envoie des voyous géants dans les lignes électriques qui explosent, ce ne serait tout simplement pas un film de Rajinikanth.

Vous pouvez vous moquer autant que vous voudrez, mais au cinéma, le film Enthiran, dans lequel Rajinikanth interprète un robot, va amasser un paquet d’argent. Parce que tel un Cyrano de Bergerac du Tamil Nadu,  Rajinikanth est l’incarnation de l’Indien au masculin, et que, comme Cyrano, quand il s’éteindra un jour, il restera de lui quelque chose que personne ne peut lui voler, ce qui lui importe le plus dans la vie: son panache.

Par Grady Hendrix

Traduit par Aurélie Blondel

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