Culture

Víctor Erice, l'anti-Almodóvar

Quand le médiatique cinéaste espagnol est exubérant, théâtral et mélo, son discret homologue est hermétique, rigoriste et génial.

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Le laconisme de Malick, la rigoureuse contemplation d’Antonioni et la poésie d’Ozu, Víctor Erice est le grand génie du cinéma espagnol contemporain. Son dernier long métrage, Le Songe de la lumière, est sorti en salles et en DVD en septembre.

Tout le monde connaît le médiatique Pedro Almodóvar, le cinéma d’horreur made in Spain ([Rec], L’Orphelinat…) et même, pour les plus cinéphiles, la nouvelle génération d’auteurs art et essai venue de l’autre côté des Pyrénées (Marc Recha, José Luis Guerin, Albert Serra…). Mais beaucoup moins de gens savent qui est Victor Erice. Et pourtant, ce n’est pas un jeune inconnu qui vient de percer dans le métier ou un cinéaste maudit qu’il faudrait redécouvrir après des années d’ostracisme. C’est un réalisateur sexagénaire, paisible et effacé, qui a décidé de prendre son temps pour faire (très bien) les choses dans un monde, celui du cinéma, où d’autres enchaînent un film tous les ans. Erice, lui, avec trois longs métrages réalisés depuis 1973, ne joue pas la carte du commercial ou de la facilité. Pourtant, tous les amateurs du septième art en Espagne lui vouent un culte sans failles. Sa discrétion à la Salinger, son rythme lent à la Kubrick et son exigence formelle et narrative en font une figure mythique du cinéma contemporain espagnol.

Le temps perdu

Et voilà qu’arrive sur les écrans français (et en DVD aussi) son dernier long métrage, intitulé Le Songe de la lumière, sorti en Espagne en 1992 et qui a obtenu, la même année, le Prix du Jury au Festival de Cannes.

De quoi s’agit-il? Du portrait par le cinéaste basque de son ami, le peintre Antonio López García, pendant qu’il travaille sur un nouveau tableau représentant le cognassier qu’il a planté dans son jardin. Un speech aussi reboutant que réducteur. Car, comme tout grand film, l’histoire n’est que l’excuse pour construire une réflexion plus large sur le temps qui passe, la perception du monde, le pouvoir de l’imagination ou le processus créatif. On pense au Mystère Picasso de Henri-Georges Clouzot, en moins théâtral, on pense à La Belle Noiseuse de Jacques Rivette, en moins narratif, on pense à l’intimité documentaire d’Agnès Varda ou de Raymond Depardon, au Jean-Luc Godard de Passion. On pense surtout à la force actuelle, contemporaine d’une approche si radicale et exigeante qui aborde de vrais sujets de cinéma comme la matérialité du temps.

Il est vrai que Le Songe de la lumière n’est pas un film facile. Mais c’est aussi l’une de ses forces. Une fois que le spectateur a réussi à se défaire du carcan d’un tempo hollywoodien classique, le film offre une nouvelle manière d’envisager le temps, entre flânerie et abandon. Un cinéma de l’attente, de l’ellipse et de la maturation. Maturation du cognassier que López tente (en vain) de saisir sur sa toile, mais maturation aussi du processus créatif, que ce soit celui du peintre ou celui du cinéaste. Car Erice n’est pas pressé, loin de là. Il sait qu’il faut longtemps pour capter la réalité de l’instant à travers sa caméra. Il sait même qu’il ne pourra jamais y arriver, qu’elle se cache quelque part à mi-chemin entre l’imagination de ses personnages et une objectivité esquive. C’est pourquoi il s’arrange pour la dénoter, la signaler, la symboliser sans jamais l’atteindre.

«Le Frankenstein des pauvres»

Une approche similaire à celle qu’il a dans ses deux précédents longs métrages, Le Sud (1983) et L’Esprit de la ruche (1973). Des films moins hermétiques et contemplatifs, ancrés dans la réalité historique du franquisme (et de ses conséquences sociales) mais tout aussi retenus, sobres, elliptiques et poétiques. Le second est même devenu une référence du cinéma critique et de qualité des dernières années de la dictature en Espagne. De cette époque, le public français connaît surtout Cría Cuervos (1976), l’icône contestataire, symbolique et engagée de Carlos Saura. Mais L’esprit de la ruche (1973) est tout simplement meilleur. Il a aussi et surtout été tourné trois ans avant le chef d’œuvre de Saura (ce qui a explique la présence d’Ana Torrent, la jeune protagoniste, dans les deux films) et contient déjà toute la richesse narrative et stylistique d’Erice.

Le film raconte la vie quotidienne d’un petit village castillan en 1940 à travers les yeux d’une petite fille, Ana, qui découvre le Frankenstein de James Whale lors d’une projection de cinéma itinérant. «A l’origine, l’idée était de faire un film sur commande (…) un film de genre classique avec Frankenstein comme personnage principal», explique Erice dans une interview avec Alain Bergala (dans les bonus du DVD de L’Esprit de la ruche). Mais finalement le projet capote et le réalisateur décide de faire un «Frankenstein espagnol, de mon enfance, des pauvres». L’esprit de la ruche devient une parabole onirique et lyrique où se mélangent les fantasmes d’Ana et une réalité historique dramatique. Ainsi, la jeune fille va confondre son quotidien avec les histoires qu’elle a vu dans le cinéma improvisé du village. En jouant avec sa sœur Isabel, elle découvre une maison abandonnée qui va devenir le lieu de toutes ces rêveries et le refuge d’un mystérieux fugitif qu’elle assimile au monstre cinématographique. Un univers inquiétant et hypnotique dans lequel le réalisateur réussit à allier l’angoisse de l’univers expressionniste classique avec la chaleur et le soleil des plaines de Castille.

Le retour du réel

Pourtant, aucune trace de cinéma militant ici. «Je ne cherchais pas une confrontation directe avec le censeur», explique Erice. Tout se passe de manière indirecte, furtive et détournée. Jamais il n’est question d’un résistant ou d’un maquisard, mais d’un homme qui se cache dans une maison et qu’Ana incorpore à ses fantaisies enfantines. «Ce qui caractérise mon langage c’est l’art de l’ellipse», souligne le réalisateur. En ce sens, son cinéma va au-delà de l’œuvre symbolique classique. Son regard est aussi innocent et ingénu que celui de son personnage principal qui découvre, au fur et à mesure, le sens du mensonge, de la mort, de l’absence ou de la fiction. Une œuvre ouverte qui est à la fois un portrait réaliste de l’Espagne franquiste, un récit d’apprentissage et un conte cruel et envoutant.

Grâce à une mise en scène à la fois dépouillée, directe et extrêmement délicate, Erice transcende et sublime un réel qui ne cesse d’imposer sa présence. L’excellent traitement des couleurs (le ton miel qui structure le film), les tableaux intérieurs inspirés de Vermeer, les perspectives à la Welles ou l’approche quasi métaphysique du vide des paysages castillans font de L’esprit de la ruche une vraie réussite formaliste. D’ailleurs le réalisateur ne s’en cache pas. «Le film avait une volonté de style très préméditée», explique-t-il. Mais il ne peut que constater qu’il existe quand même «un moment essentiel où toute cette préméditation formelle se trouve débordée». C’est le plan (filmé en direct sans trucage) où Ana découvre Frankenstein lors de la projection et qui est «la fissure à travers laquelle le côté documentaire du cinéma fait irruption dans le monde de la fiction». Erice s’en rappellera au moment de filmer Antonio López. Et Abbas Kiarostami sûrement aussi pour tourner les plans des spectatrices qui composent Shirin. Les deux cinéastes ont maintenu une «correspondance filmique» qui a fait l’objet d’une exposition récente au Centre Pompidou.  

Une figure incontournable

Même mélange de réalité historique, fantasmes intérieurs et absences significatives dans Le Sud, son second long-métrage, qui catapultera définitivement le cinéaste du côté des mythes du septième art espagnol actuel. Pas seulement à cause de sa présentation de dernière minute (et triomphale) à Cannes, mais à cause des problèmes que le cinéaste va connaître avec son producteur Elias Querejeta, figure incontournable du renouveau du cinéma espagnol. Celui-ci décidera d’arrêter la production en plein milieu du tournage, abandonnant ainsi la dernière partie de l’œuvre (le retour dans le fameux Sud). Pour Erice, Le Sud est, encore aujourd’hui, une œuvre inachevée. On imagine aisément les fantasmes qui circulent depuis presque trois décennies sur cette fin inexistante et largement fantasmée par les nombreux inconditionnels du réalisateur. A son perfectionnisme, sa lenteur et son talent, on a vite rajouté l’étiquette d’artiste maudit, bafoué par une industrie cinématographique insensible et braquée.  

Un film tous les dix ans. En début de décennie. Comme pour indiquer le chemin à prendre à ce moment-là. Des fables symboliques et oniriques avec des références cachées (censure oblige), dans les années 1970, des histoires proches et humaines où les conséquences du franquisme se font sentir, dans les années 1980, et une maîtrise formelle et technique visible dans les années 1990. Même si cela reste une lecture forcée et simpliste, on ne peut s’empêcher d’y voir le paradigme de l’évolution du septième art en Espagne. Et pour le nouveau siècle? Alumbramiento, un court métrage de dix minutes qu’Erice réalise pour le film collectif Ten Minutes Older et où le réalisateur maîtrise parfaitement ce nouveau format.

Plus concis, plus direct, plus abrupt, plus accrocheur, le récit se lit comme un épisode de 24 ou Lost avec ses cliffhangers, sa tension dramatique et son dénouement cathartique. Et tout cela à la suite d’une tache de sang qui apparaît sur un nouveau né d’une famille de paysans au fin fond de l’Espagne.

Non, définitivement, Erice n’est pas un cinéaste comme les autres. A l’exubérance, le succès, l’histrionisme, les prix et le mélo de l’omniprésent Pedro Almodóvar, il oppose sa retenue, sa subtilité, son hermétisme et sa rigueur. L’un symbolise la bonne santé du cinéma espagnol. L’autre sa conscience et sa sagesse.     

Aurélien Le Genissel

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