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Facebook, pierre tombale virtuelle

Comment la mort d'un proche se vit sur le réseau social et comment l'activité en ligne peut participer au processus de deuil.

Temps de lecture: 5 minutes

Il y a un an, Mathieu* est mort. Il a été victime d’un accident de la route. Comme des milliers de jeunes de 18 ans, il possédait un compte Facebook. Avec 221 amis. Sa page n’a pourtant jamais été aussi animée que depuis son décès. Sur son mur, on peut lire des dizaines de messages:

[Capture d'écran du mur de Mathieu]

La page du jeune défunt n’est pas unique. Difficile de mesurer combien, parmi les 500 millions de profils, sont «occupés» par des morts, ou combien il existe de groupes Facebook créés par les proches en hommage au défunt. Une simple recherche des termes «à la mémoire de» renvoie à des centaines de résultats, parmi lesquels des inconnus côtoient les personnalités les plus célèbres (comme Claude Chabrol ou Michael Jackson).

Le plus frappant est la banalité apparente des profils. Pour Mathieu, c’est comme si rien n’avait changé: ses amis s’adressent à directement à lui, smileys et <3 compris. Mais pourquoi écrire à un mort? Être confronté chaque jour au souvenir d’un proche sur Facebook empêche-t-il de faire son travail de deuil?

Un travail de deuil tantôt freiné, tantôt favorisé par Facebook

Le docteur Christophe Fauré, psychiatre spécialisé dans l’accompagnement des personnes en fin de vie et de leurs proches et auteur de plusieurs livres relatifs au travail de deuil, détaille sur son site les étapes de ce processus. Après le choc lié à la disparition, qui laisse la personne dans un état de sidération, vient la phase de fuite de la douleur, suivie immédiatement par un besoin de recréer un lien avec la personne perdue. Cela se manifeste par exemple par la nécessité de toucher les vêtements du défunt, de vouloir sentir son odeur, de regarder ses photos... C’est cette phase, correspondant au besoin de recréer un lien avec la personne perdue, que l’on retrouve sur Facebook. On peut ainsi lire sur le profil de Mathieu:

[Capture d'écran du mur de Mathieu]

De quoi s’inquiéter pour les amis du jeune homme? «Après un an, c’est complètement normal. Si ça continue, cinq-six ans après le décès, c’est qu’il y a un souci.» Difficile d’avoir le recul nécessaire sur la question, la généralisation des réseaux sociaux est récente, Facebook n’est ouvert au grand public que depuis quatre ans. Le docteur Fauré imagine «une petite dérive d’internet» si cela «bloque» le processus de deuil: l’aspect virtuel du réseau social peut «presque entretenir un déni de la réalité du décès».

Une analyse partagée par la psychanalyste Virginie Sternbach: «Si on ne va pas au bout de ces étapes, le deuil ne va pas se faire. Cela peut entraîner des états dépressifs ou des maladies psychosomatiques.»

Sternbach et Fauré se gardent toutefois de faire une généralité de ces quelques cas particuliers et insistent sur le fait que chaque individu vit différemment ces périodes cruciales. Si pour certains cette présence en ligne peut freiner l’acceptation de la disparition, pour d’autres, interagir ainsi avec le défunt permet d’accepter sa mort «à son rythme». Pour l’analyste: «Si les amis continuent à écrire des messages au défunt comme s’il était encore vivant, cela freine le processus. En revanche, si cela leur permet de penser à leur ami sans oublier son état, pourquoi pas.»

Du mur virtuel à la pierre tombale

Certains amis de Mathieu veulent aussi exprimer leur soutien à la famille, à la manière d’un registre de condoléances. Appréhender les messages sous cet angle permet de comprendre pourquoi, à la différence des conversations classiques entre adolescents sur Facebook, ils ne sont qu’à de très rares exceptions commentés.

Pour Christian Fauré, cet aspect-là est grandement positif, notamment pour les parents lorsqu’il s’agit d’un décès d’un jeune:

«Cela peut vraiment les rassurer sur le fait que l’on oublie pas leur enfant. [...] En fait, l’effet est exactement le même que lorsque les parents se rendent au cimetière et découvrent sur la tombe des fleurs ou des mots d’amis: cela fait du bien de ne pas se sentir seul à porter la mémoire d’un enfant disparu.»

Comme sur les profils, les proches se servent du groupe comme d’une pierre tombale, exprimant leur soutien à la famille ou laissant des messages directement adressés au disparu. Signe que le sujet concerne aussi bien les adultes que les jeunes, une mère a par exemple créé un groupe pour sa fille, morte d’un cancer avant ses 30 ans. On peut y lire ceci:

[Capture d'écran du groupe]

Ce type de message a un caractère thérapeutique, explique Sternbach. Il lui semble normal de chercher à mettre des mots sur sa situation et chercher à la partager par ce biais.

Reste à savoir comment se comporter à long terme avec un «fantôme numérique». Aucun des proches de Mathieu n’envisage de l’enlever de sa liste d’amis. L’un d’entre eux considère comme un devoir de surveiller sa page («Si un débile essayait de salir son image sur son mur, j’aimerais être rapidement au courant pour pouvoir réagir»), quand un autre avoue que «même si au fond de [lui il sait] que Mathieu serait encore dans [ses] pensées, [ce lien] représente quand même quelque chose».

Le temps, allié du deuil en ligne

Christian Fauré estime que la famille devrait supprimer le profil du défunt après quatre ou cinq années. Ce que permet désormais Facebook. Meredith Chin, une porte-parole de l’entreprise, assurait en juillet dernier au New York Times que le réseau social prenait le problème des comptes de décédés très au sérieux:

«C’est un sujet très sensible. Et, bien sûr, voir apparaître sur le site des amis décédés peut être douloureux. [Au vu du nombre d’utilisateurs] et du nombre de personnes disparaissant chaque jour, nous ne pourrons jamais traiter cela parfaitement

Facebook propose depuis octobre 2009 un moyen de signaler la mort d’un membre à l’équipe de modération du site. Un formulaire est disponible et, moyennant une preuve de décès, il est possible de fermer le profil ou de le placer en mode «mémoire». Dans ce cas, le mur reste actif mais il est impossible de trouver le profil en effectuant une recherche, à moins d’être déjà «ami» avec le défunt. Les informations «de nature sensible», comme les statuts et les moyens de contacter la personne, sont également supprimées.

Pour Virginie Sternbach, ce «mode mémoire» a au moins le mérite de clarifier la situation:

«En tant que psychanalyste, je pense qu’il ne faut pas d’ambiguïté. Si on va sur la page de quelqu’un de décédé, il me semble primordial que celle-ci soit désignée comme telle.»

Aucun des proches de Mathieu n’était au courant de l’existence de cette fonctionnalité. Mais aucun ne compte davantage demander la suppression du compte du jeune homme, ni son passage en mode «mémoire». L’ancienne petite amie de Mathieu, Julie, indique:

«Je ne pense pas que supprimer son profil soit une bonne chose, car beaucoup de ses amis écrivent encore aujourd’hui sur son mur. Je crois que s’ils le font, c’est qu’ils en sentent le besoin. Donc pour eux, ça me semble bien de le laisser. [...] Si ça leur fait du bien, je comprends tout à fait.»

Julie, elle, n’écrit pas sur le mur de Mathieu. Elle dit «ne pas avoir besoin de Facebook pour lui parler», «avoir un accès direct à lui pour lui dire ce [qu’elle a] sur le coeur». Pour autant, elle n’a pas modifié la «situation amoureuse» de son ancien petit ami décédé: il est toujours signalé comme étant «en couple avec Julie». La jeune femme n’imagine pas rester «toute [sa] vie “en couple” avec Mathieu» mais avoue avoir «du mal à rompre ce lien. Je ne me sens pas capable de cliquer sur “supprimer la relation”». Un premier pas a pourtant été franchi, puisque sur son propre profil, Julie a décidé de masquer l’état de sa relation.

Vincent Matalon

Photo: Un mémorial composé de pierres tombales juives à Kazimierz Dolny / euroIL via Flickr CC License by

* les prénoms ont été modifiés, ndlr

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