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Le réveil est brutal car tardif. Pendant des années, les Allemands ont refusé de voir qu’ils étaient vus. En gardant la tête dans le sable, ils pouvaient nier l’évidence et éviter de constater que «Big Brother» les épiait sans relâche. Et puis en pleine torpeur estivale, ils ont été pris de panique. Il a suffi d’une simple annonce de Google pour transformer en torrent un long fleuve qui semblait si tranquille.
Le géant américain a révélé le mois dernier que Street View serait disponible avant la fin de l’année sur vingt villes allemandes. La nouvelle était attendue. Voilà en effet près de deux ans que les voitures de Google surmontées d’un mat truffé de caméras parcourent les rues des principales villes du pays afin de prendre des milliers de clichés. Ces automobiles ont crée une polémique il y a quelques semaines car des curieux ont découvert qu’elles pouvaient enregistrer les réseaux wi-fi et les adresses des ordinateurs. Mais cette affaire semblait enterrée après que le moteur de recherche a évoqué une «erreur technique». Son PDG, Eric Schmidt, assure aujourd’hui qu'une majorité d'Allemands plébiscite toujours Street View. Pourtant en découvrant dans leurs journaux que leurs maisons allaient bientôt pouvoir être épiées par tous les internautes, nos voisins ont pris peur.
De quoi? Personne ne peut vraiment le dire. «Les Allemands aiment voir mais pas être vus», se hasarde à expliquer Thomas de Maizière, le ministre de l’intérieur. Face au tollé soulevé par l’annonce du lancement de son nouveau service, Google a permis aux particuliers de demander le floutage de leurs maisons afin qu’elles n’apparaissent plus clairement sur Street View (leur rue restera, elle, visible sur Google Maps et Google Earth).
Prise de conscience
Près de 200.000 réclamations devraient être déposées avant la date butoir fixée au 15 octobre. Ayant pris conscience -un peu tard- du l’inquiétude de la population, Berlin a décidé de prendre les choses en main en organisant le 20 septembre un sommet baptisé «Numérisation de la ville et du pays» auquel seront conviés plusieurs membres du gouvernement, des associations de consommateurs, des spécialistes de la protection de la sphère privée et les entreprises travaillant dans se secteur au premier rang desquelles figurera fort logiquement Google. Le temps presse. Thomas de Maizière, qui est arrivé à son ministère à l’automne dernier, aurait «aimé pouvoir disposer de deux années pour mettre au point une nouvelle législation mais je n’ai pas cette possibilité aujourd’hui».
Dans un entretien au quotidien Süddeutsche Zeitung, la ministre de la justice, Ilse Aigner, a demandé a ce que «les textes concernant la protection des données soient enfin adaptés au monde numérique». Sa collègue en charge de la protection des consommateurs, Ilse Aigner, souhaite, elle aussi, qu’une «ligne soit tracée pour définir le moment à partir duquel un fournisseur de services (sur la Toile) ne respecte plus la sphère privée d’une personne». Google Street View n’est pourtant que l’arbre qui cache une forêt d’abus outre-Rhin.
Entreprises
Les premières à tirer avantage de la législation très laxiste en matière de surveillance des particuliers (les textes portant sur la protection des données avaient plus de 30 ans d’âge) ont été les entreprises qui souhaitaient espionner la vie privée de leurs effectifs. Deutsche Post a ainsi recruté en toute légalité des «taupes» pour se procurer les données médicales de ses employés. Deutsche Telekom, a, lui, effectué des écoutes téléphoniques sur des membres de son conseil de surveillance et Deutsche Bahn a traqué pendant des années 173.000 de ses salariés pour détecter d’éventuels actes de corruption. Deutsche Bank a également espionné certains de ses cadres.
Le discounter textile Kik, qui paie son personnel avec un lance-pierre, a quant à lui préféré collecter des informations sur la santé financière de ses caissières pour connaître celles qui seraient tentées de voler. Lidl a préféré recruter des limiers qui installaient dans ses magasins entre cinq et dix caméras miniatures afin officiellement de lutter contre le vol dans les rayons. En fait, le discounter espionnait sans vergogne le «petit» personnel. Les rapports de ces «enquêteurs» sont éloquents. Le cercle d’amis de telle employée serait ainsi «constitué de drogués». Dans un magasin à Hanovre, «Mme J. dit à Mme L. qu’elle n’a jamais payé sa redevance télé car elle est toujours enregistrée chez ses parents alors qu’elle vit avec son petit ami. Mme J. représente un risque…» Une autre salariée est montrée du doigt car elle «va aux toilettes toutes les quinze minutes malgré les clients qui attendent». Les détectives recrutés par la chaîne de drogueries Schlecker ont joué à l’économie en faisant des trous dans les murs des magasins pour surveiller les caissières.
Les patrons dans le viseur
Pour mettre fin à ces viles pratiques, Berlin souhaite là aussi légiférer. Son projet de loi, qui doit encore passer au Parlement, va beaucoup plus loin que la plupart des réglementations en place dans les autres pays européens. Les entreprises ne pourront ainsi plus installer de caméras dans leurs locaux sans en informer au préalable leurs employés. Et les patrons ne pourront plus surfer sur la Toile sur des réseaux sociaux pour se renseigner sur leurs salariés. Une enquête effectuée l’année dernière par Career Builder a montré que 48% des recruteurs regardaient les pages personnelles des candidats sur les réseaux sociaux pour un poste avant de prendre leur décision finale.
35% des personnes interrogées ont même avoué que des renseignements trouvés sur ce site les avaient découragé à engager des postulants. La nouvelle loi va mettre fin -en théorie- à ces pratiques. Cette mesure est toutefois irréalisable dans la pratique car il est impossible d’empêcher un patron de pianoter à sa guise sur son ordinateur pour regarder sur internet les photos privées de qui bon lui semble. La future loi devrait au mieux protéger les salariés déjà en poste. «Si un employé peut prouver que les informations qui sont contenues dans un avertissement que lui aurait envoyé son employeur proviennent d’un réseau social, toute action contre lui deviendrait impossible», juge Yvette Reif, la directrice générale adjointe de la Société allemande pour la protection des données et la sécurité (GDD).
Le patronat allemand a bien pris conscience de ce risque. Un expert de la Confédération du commerce de détail (HDE), Thomas Bade, juge ainsi que le texte gouvernemental représenterait «un pas en arrière comparé à la situation actuelle qui fonctionne depuis de nombreuses années». Le projet de loi est effectivement très strict mais les employeurs ne font que payer aujourd’hui leur excès du passé.
Frédéric Therin
Photo: Big Brother is watching you, digital cat via Flickr CC License by