Culture

American apparel, verticalement désintégrée

La marque de prêt-à-porter la plus cool de la planète est à l’agonie financièrement. Parce qu’elle a voulu tourner le dos à son histoire personnelle?

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American Apparel est au bord de la faillite. Peut-être parce qu’il s’agit d’une «entreprise verticalement intégrée», et qu’à ce titre elle est plus soumise aux lois de la pesanteur que ses congénères, la boîte californienne a déjà un genou à terre. Dans la moiteur de l’été (le moment où elle peut normalement écouler en toute quiétude ses stocks de short-éponge), les financiers ont bien été obligés de se rendre à l’évidence: l’entreprise affiche un déficit qui atteindra bientôt les neuf chiffres.

Fondée en 1999 à Los Angeles, importée en 2004 en France, American Apparel (AA) symbolisait jusqu’à présent la culture adolescente des années 2000, celle qui portait fièrement le hoodie fluo (sweat à capuche de couleur vive si on ne veut pas froisser le Littré) décliné en 36 couleurs. C’était l’époque à laquelle ma soeur et ses copains, tous sexes confondus, organisaient des raids sur la capitale depuis leur lycée de banlieue, pour se ravitailler en coolitude. Une époque révolue, à classer entre les t-shirts tye-dye et les Reebok Pump?

Elle ne fait peut-être pas autorité, mais ça fait bien six mois que ma cadette n’a plus mis les pieds dans une boutique de la marque. Pas parce qu’elle use jusqu’à la corde une nouvelle lubie adolescente, mais parce que «c’est devenu trop nul». Après un rapide sondage auprès d’un panel non représentatif de garçons et filles soucieux de leur apparence et à l’aube de leur majorité, les réponses abondent dans le même sens. Alors que je lui demande son avis, une jeune anglophile à talons hauts ose même le blasphème, en décrétant que l’enseigne est «out».

Le diagnostic terrible, implacable, établi, il faut essayer de remonter jusqu’aux racines moisies du mal. Et au moment d’évoquer la gestion au mieux alternative, au pire anarchique, d’American Apparel, il faut invariablement évoquer le cas de Dov Charney, le président-fondateur-barbu de la marque, un self-made man aussi charismatique qu’il est incontrôlable. Au sortir de l’adolescence, ce drôle de reptile canadien revendait déjà sous le manteau des t-shirts «Fruit of the Loom». Catapulté, à 30 ans, PDG d’une multinationale du textile pour jeunes, l’érotomane Charney a dégainé son arme secrète, imprimée sur des affiches 4x3, placardées aux quatre coins du globe: une esthétique porno pas-si-chic, pleine de mannequins en justaucorps lamé et de retours veineux, le tout photographié façon Terry Richardson.

«Dov a un peu disjoncté»

C., même pas 25 ans, a travaillé un temps chez American Apparel, au moment où la start-up du prêt-à-porter venait de faire une entrée remarquée dans l’Hexagone. «C’était déjà un sacré bordel», se souvient-il. «L’ambiance de travail était géniale, mais on ne s’embarrassait pas trop du quotidien d’une entreprise mondialisée. Un week-end, on était faux dans les chiffres de la caisse. Le suivant, on finissait tous par faire la fête dans un appartement parisien, bien au-delà des 35 heures réglementaires.» On peut s’offusquer de cette appétence pour le Vice majuscule, mais il faut bien reconnaître que ce mode de vie dissolu correspondait en tous points à la promesse d’AA: des fringues pour branleurs sympathiques, conçues et vendues par des branleurs sympathiques. Et c’est probablement au niveau de l’adjectif que le bât blesse aujourd’hui.

Aux yeux de Claire, une Française qui a travaillé quatre mois comme assistant manager dans la boutique de Munich, l’énoncé du problème est simple. «L’entreprise est un peu autocratique, avec le culte de Dov qui décide tout», explique-t-elle. «Il doit même donner son accord pour embaucher quelqu’un au stock. Les photos lui sont envoyées avant chaque embauche.» La jeune femme va même jusqu’à réécrire officieusement les statuts d’American Apparel: «C’est une PME!»

L’ancienne employée évoque aussi quelques procédés obscurs. Quand certains reçoivent une prime pour avoir «scouté» (repéré) un candidat à l’embauche, d’autres doivent se passer de contrat. Et si Claire a pu en signer un –en allemand, non traduit dans la langue du signataire–, elle a dû parapher une clause stipulant qu’en cas de poursuite contre AA, le procès se tiendrait à huis clos. «Je pense que Dov a un peu disjoncté en couplant changement de positionnement, expansion géographique et karchérisation de son staff», explique-t-elle encore.

A l’écouter, on est bien loin de l’entreprise éthique, anti-sweatshop, qui met un point d’honneur à ne pas délocaliser sa production «made in USA» dans les maquiladoras de la frontière, et qui se félicite d’offrir une sécurité sociale à tous ses travailleurs. Comme pour mieux mettre en pratique ses t-shirts «Legalize L.A.» (Légalisez Los Angeles), la marque s’était même fait coincer par les autorités américaines alors qu’elle employait des cohortes de travailleurs clandestins.

En 2009, Dov Charney a continué à ouvrir des boutiques, qui quadrillent désormais la carte du Tendre des teenagers du monde entier, d’Osaka à Vancouver en passant par Helsinki. Dans le même temps, il a voulu changer son fusil d’épaule: exit les pièces basiques pour hipsters sous-payés, place aux vêtements plus travaillés, plus chers, et marqués par les saisons (avant ça, le concept de collection été ou hiver n’avait rien à faire chez AA). Bien évidemment, le curseur s’est déplacé avec ce revirement stratégique, sans parvenir à séduire une clientèle plus âgée, plus aisée. C’est probablement à ce moment précis qu’American Apparel est devenu «trop nul».

«Une marque qui célèbre la beauté naturelle»

Ce glissement propret dans les limbes, Claire l’a ressenti de l’intérieur. «En octobre 2009, nous étions deux à Munich, un garçon et moi, recrutés selon les nouveaux critères», précise-t-elle. «En février 2010, plus de la moitié étaient des nouveaux et avaient remplacé les autres, trop vieux, trop tatoués, trop maquillés, ou avec un look trop clubber.» Moralité, si vous êtes un punk à chien, ne comptez plus trop sur un emploi là-bas. Il y a quelques semaines, Gawker a publié un guide du recrutement selon American Apparel. Dans deux notes des services, une pour les filles, une pour les garçons, la direction des ressources humaines de l’entreprise débroussaille la jungle des styles pour mieux mettre en avant ses critères, selon cet adage: «N’oubliez pas qu’American Apparel est une marque qui célèbre la beauté naturelle.»

La suite est à l’avenant, puisque la gent féminine est priée de «ne pas mettre de gloss», de «porter les cheveux longs» et «des bijoux discrets», tandis que les hommes «n’ont pas le droit de porter des baskets», et sont enjoints à «rentrer leur chemise dans leur pantalon». En révélant cette course à l’hygiénisme, le site américain a bien entendu réveillé la colère de Dov Charney, qui a riposté avec sa pondération habituelle... en menaçant d’une amende d’un million de dollars les employés qui seraient trop bavards avec la presse. A l’évidence, le branleur a disparu du paysage. Et s’il s’attarde, Charney se fera un plaisir de l’exfiltrer délicatement, d’un grand coup de pied dans le postérieur.

«American Apparel s’est imposée en l’espace d’une décennie à peine comme le symbole d’une industrie textile hype et décomplexée ayant comme dessein ultime de générer du cash tout en rendant encore plus bonne, la plus bonne de tes copines», écrit Loic H. Rechi (également collaborateur de Slate.fr) sur Gonzai, en se demandant si «la beauté est un vice de forme». Alors qu’il était le parangon d’une mode à la fois anonymisée et profondément communautaire («si vous avez plus de 25 ans, passez à autre chose»), le modèle de Dov Charney a subitement voulu devenir une marque en prise avec les tendances, plus prescriptrice que rassembleuse. Par ses rudoiements, certains l’accusent d’avoir trahi le pacte noué avec son canal historique. Engoncé dans ses certitudes, on imagine assez bien sa réponse: un gros doigt d’honneur à ses détracteurs. Il coulera peut-être avec. Ma soeur et ses amis ont déjà quitté le navire.

Olivier Tesquet

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