Économie

A Wall Street, rien n'a changé

De nombreux banquiers américains et éditorialistes du Wall Street Journal se comportent comme si la crise financière n’était jamais arrivée.

Temps de lecture: 3 minutes

L’art du «grand mensonge» est de répéter quelque chose assez souvent, et avec un porte-voix assez puissant, pour que votre distorsion de la vérité ne soit pas mise en question. C’est la technique adoptée par le Wall Street Journal, qui attaque et déforme de façon obsessionnelle les nombreuses poursuites que j’ai initiées contre AIG et son ancien PDG Hank Greenberg.

Les enjeux dépassent largement le cadre de telle ou telle affaire. En voulant réécrire l’histoire du cataclysme économique que nous avons traversé, certaines personnes tentent de mettre en doute les conclusions dictées par le bon sens, qui découlent d’une interprétation exacte de l’histoire. Elles cherchent désespérément à préserver une philosophie anti-régulation particulièrement fanatique et en définitive nuisible, courant dominant des 30 dernières années. Elles veulent protéger une interprétation détraquée et erronée du fonctionnement des marchés, un point de vue aujourd’hui ouvertement rejeté par des personnalités aussi farouchement attachées à l’économie de marché que le juge Richard Posner et l’ancien président de la Réserve fédérale Alan Greenspan. Admettre le bien-fondé des poursuites des entreprises coupables les empêcherait de rejeter, comme elles le font actuellement, la moindre petite réaction gouvernementale à la crise financière.

Vu la situation, et étant donné le récent éditorial publié par le Wall Street Journal, il convient d’apporter quelques précisions. Greenberg a été poussé à démissionner de son poste de PDG d’AIG par son propre conseil d’administration—du propre chef de ce dernier—après qu’il avait refusé de répondre à des questions concernant son implication dans des contrats de réassurance frauduleux créés par sa compagnie. Cinq personnes ont été reconnues coupables par un jury dans le Connecticut en 2008 pour leur rôle dans ces fraudes. Le procureur général, lors de son résumé de l’affaire, a qualifié Greenberg de «complice non accusé». À New York, le juge en charge de cette affaire, initiée par l’État lorsque j’étais procureur général, l’a qualifiée de «désastreuse» et utilisé l’expression «entreprise criminelle» pour désigner AIG. AIG en tant que personne morale est parvenu à un accord avec mon bureau en 2006 en révisant ses résultats financiers et en acquittant une amende de 1,6 milliard de dollars. Les actionnaires attendent à présent l’approbation judiciaire d’un accord de versement de 750 millions de dollars supplémentaires en compensation des dommages provoqués par ces malversations comptables.

Contrairement à ce que revendique l’éditorial du Journal, les poursuites intentées contre Greenberg et AIG étaient à la fois appropriées et efficaces. Plus important peut-être, elles étaient nécessaires pour défendre la justice et l’éthique sur les marchés.

L’éditorial du Journal cherche aussi à dénigrer les poursuites intentées par mon bureau contre Marsh & McLennan pour toute une série de délits économiques et financiers. L’éditorial souligne que deux des poursuites contre des employés de l’entreprise ont été abandonnées après que les prévenus avaient été reconnus coupables. Le juge avait découvert que certaines preuves qui auraient dû être livrées à la défense ne l’avaient pas été (les procès ont eu lieu alors que je n’étais plus procureur général). Malheureusement pour la crédibilité du Journal, son éditorial omet d’évoquer les nombreux employés de Marsh reconnus coupables et condamnés à des peines de prison, ou de dire que l’attitude de Marsh était un flagrant abus de position dominante: fixation des prix, agiotage et ristournes, tous conçus pour nuire aux clients et au marché tandis que Marsh et ses employés empochaient bénéfices et pots de vin. La société Marsh a payé une amende de 850 millions de dollars et a changé de direction. À l’époque des malversations, Jeff Greenberg, le fils de Hank Greenberg, était PDG de Marsh. Il a été obligé de démissionner.

Comment interpréter que des voix soi-disant sensées du monde des affaires continuent de nier le fait tout simple que des comportements irresponsables doivent être abordés frontalement, et les règles de conduite suffisamment modifiées pour permettre d’assurer une fondation solide à la future croissance économique?

Je crains que nous n’ayons toujours pas élaboré un contrat social ou un accord général sur le rôle du gouvernement vis-à-vis du marché permettant d’atteindre un équilibre—à la fois en termes de comportement individuel et de responsabilité collective. Il se peut que nous vivions les dernières heures d’un régime en train de disparaître, désorientés par la perspective faussée de trop de gens qui ont peut-être trop bien fait au cours des dix ou vingt dernières années. Steve Schwarzman, fondateur et PDG du fonds d’investissement Blackstone, en est une bonne illustration. Schwarzman a récemment comparé la tentative de taxer les rémunérations souvent astronomiques octroyées aux managers des fonds d’investissements comme des revenus ordinaires —ce qui serait normal—à l’invasion de la Pologne par Hitler. Cette abominable déclaration, de la part de quelqu’un qui a dépensé des millions de dollars pour son propre anniversaire, rappelle de manière bien malheureuse l’état d’esprit de certains de nos chefs d’entreprises. Il est grands temps que des voix plus éclairées du monde des affaires prennent leur propre porte-voix et se fassent entendre.

Eliot Spitzer
Ancien gouverneur de l’État de New York.

Traduit par Bérengère Viennot

Photo: Les acteurs du film Expendables (Expendables: Unité spéciale) en représentation sur le parquet de la Bourse de New York, le 19 août 2010. Brendan McDermid / Reuters

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