Politique / France

Eva Joly, la révoltée

Pour certains, Eva Joly est une mamie confiture à l'accent rigolo. Pour d'autres, c'est le diable en personne, l'acharnée de l'anticorruption.

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Dans une interview accordée à Libération, Eva Joly n'a pas de mots assez durs pour fustiger l'accord entre la Mairie de Paris, Jacques Chirac et l'UMP sur le réglement de la facture des emplois fictifs. Elle dénonce une «faute politique». «C'est un mauvais deal au très haut niveau qui traduit encore un mépris de la justice». Elle est ainsi fidèle à sa réputation de Saint-Just de la classe politique française. Un personnage rare.

Ne parlez pas de malheur! Eva Joly? L’espionne à la solde de l’étranger, infiltrée au cœur de nos prébendes financières? Celle-la même. La chasseuse finlandaise de commissions indues et d’évasions fiscales? Comme d’autres sont chasseurs de cyclones, exactement; sauf qu’elle est norvégienne. Franco-norvégienne, maintenant. D’un certain point de vue, ça s’aggrave. Elle est même donnée pour candidate des Verts et d’Europe Ecologie à la prochaine présidentielle.

C’est bien ce qu’ils craignaient. Le diable en personne, et on fait comme si de rien n’était, déguisé en petite sexagénaire blonde et plutôt baba-cool, qui peut afficher le plus meurtrier des regards derrière ses éternelles lunettes rondes. Ils sont quelques-uns à avoir sursauté en réalisant, à la fin du week-end dernier, que les écologistes allaient peut-être désigner cette femme-là comme leur chef de file, persuadés, les naïfs, qu’elle correspond à l’image qu’elle donne d’elle: une sorte de mamie confiture toute en bienveillance, avec un accent rigolo. Eux, ils savent à qui ils ont affaire: grands capitaines d’industrie, banquiers, avocats, hommes d’affaires en lisière des contrats publics et privés, «à l’export», ils ont traversé les années 1990 en se demandant s’ils ne risquaient pas de subir, un jour, les foudres d’une juge d’instruction nommée Eva Joly, comme leurs collègues victimes de ses poursuites opiniâtres, dans «l’affaire Elf».

Ils ont si souvent rêvé d'elle

Paris regorge d’experts du cas Eva Joly. Bernard Tapie, Roland Dumas, Loïc Le Floch-Prigent, François Léotard, Christine Deviers-Joncour… Il n’y a qu’à demander. Tous ceux que cette femme a tenus dans ses filets, au pôle financier du palais de justice, se sont exprimés dans leurs souvenirs ou à l’occasion d’un entretien. Femme froide, disent-ils. Orgueilleuse; plus que ça: égocentrique. Sûre du pouvoir que lui conférait la loi, et le rendant exorbitant. Ils relatent leurs face-à-face tendus, dans son bureau, avec encore une certaine émotion. Les instructions à charge. La conviction de la magistrate, d’entrée, de leur malhonnêteté. Ils ont souvent rêvé d’elle. Roland Dumas n’oubliera jamais son irruption, chez lui, au petit jour, pour une perquisition qui le rabaissait, lui, le président du Conseil constitutionnel, l’ancien ministre d’Etat, l’avocat renommé, au rang de petit malfrat qu’on vient bousculer, à l’aube.

A ceux-là, il a été donné, au moins une fois, de rencontrer l’Ange vengeur; une femme dont on comprend, au premier coup d’œil, qu’elle est en guerre ouverte contre l’arnaque financière, et qu’il s’agit d’une guerre personnelle, intime. On ignore pourquoi, pour quelle raison d’enfance, par quelle humiliation sociale subie. Mais l’évidence saute aux yeux. Tout le temps qu’elle a été juge d’instruction, Eva Joly a –à peu près– retenu, justement derrière la froideur métallique de ses yeux bleus, cette violence jusqu’au-boutiste. Depuis 2001, en congé, puis retirée de la magistrature française, celle qui avait hérité du surnom de «juge rouge» peut laisser libre cours à une hostilité viscérale, presque de classe, ou quasi religieuse, pour les affairistes dédaigneux de la loi.

Elle en a même fait une spécialité internationale. Conseillère du gouvernement norvégien, à partir de 2001, pour suivre la trace des évasions vers les paradis fiscaux, et désormais, expert auprès du gouvernement islandais, pour lequel elle dirige l’audit sur l’attitude des trois banques nationales pendant la crise de 2008. De colloques en organisations non gouvernementales, elle traque partout les montages «offshore», et soutient de sa rage et de son aura médiatique les magistrats encore assez motivés, dans certains pays, pour poursuivre leurs investigations, à travers les écheveaux financiers de la mondialisation.

Comment a-t-on pu croire, à son retour en France, qu’Eva Joly aurait pu, comme cela a été avancé, rejoindre le Modem de François Bayrou? Ses mots rappellent plutôt ceux que pourrait prononcer une militante du NPA ou du Parti de gauche. Et même depuis son élection, en 2009, comme députée européenne d’Europe Ecologie, elle semble toujours pousser devant elle la même obsession. Titre d’un article de Télérama, durant la campagne des Européennes: «Bille en tête contre la corruption». Dans le corps du texte, la candidate s’efforce d’élargir sa plate-forme, mais le fond résiste:

«Tout se tient, la pollution, le pillage des ressources, la pauvreté persistante, les flux financiers illicites, la corruption, les paradis fiscaux.»

Un an plus tard, dans le contexte de l’affaire Woerth-Bettencourt, la députée écolo tient une conférence de presse, au cours de laquelle elle accuse indirectement Florence Woerth, l’épouse de l’ancien ministre du Budget, d’avoir contribué au «mystère de la gestion de la fortune de Liliane Bettencourt». On lui signale que sa remarque est peut-être diffamatoire: «On peut dire que chercher à me faire un procès est une menace, rétorque-t-elle, mais si on pense que cela va me faire taire…» Une plainte contre elle serait «un assez pauvre contre-feu à un énorme scandale». Un mois plus tard, en juillet dernier, elle est encore plus cinglante: «procureur aux ordres», Philippe Courroye, le magistrat du parquet en charge du dossier Bettencourt au tribunal de Nanterre, «souffre comme Nicolas Sarkozy du syndrome de la toute puissance et de l’impunité».

Eva la révoltée

Le moins qu’on puisse dire est qu’Eva Joly, même devenue figure de proue de l’écologie, n’a pas mis d’eau dans son vin. Elle fait de la politique comme elle menait ses interrogatoires. Sans précaution ni démagogie. A charge. Apprendra-t-elle? Faut-il seulement qu’elle apprenne? Durant les journées d’été des écolos, à Nantes, qui ont vu se dégager sa probable candidature à l’élection présidentielle, quelques personnalités se sont tout de même demandées si «la purificatrice» (Gérald Andrieu) pourrait, à l’avenir, mener des combats plus variés, qui puissent séduire jusqu’aux électeurs centristes, comme c’est le vœu de Daniel Cohn-Bendit? «Ne pas laver plus blanc, mais plus vert et plus rouge» (Paul Aries, animateur du courant pour la décroissance). Tel est le chemin qu’on va lui recommander d’entreprendre.

Le pourra-t-elle? Bien sûr, à 66 ans, elle est parvenue à prendre –un peu– de recul. Mais sans le droit, sans l’Ecole de la magistrature, sans le palais de justice de Paris, il est probable que cette femme de feu, sous une apparence nordique trompeuse, serait restée toute sa vie une révoltée se débattant sans méthode contre les injustices, peut-être en s’y perdant.

En 1943, quand Gro Eva Farsth est née, il y avait encore des pauvres en Norvège, pays donné aujourd’hui pour celui du plus haut niveau de vie. Cela a été son lot, dans le quartier Motzfelds Gate d’Oslo, et la maison d’un père employé dans une fabrique d’uniformes militaires. Avant même mai 1968, elle quitte la Norvège pour la France, grâce à une bourse. Elle espère pouvoir entreprendre des études de droit à Paris, mais doit faire tous les petits boulots d’appoint pour survivre. Elle entre comme fille au pair dans une famille bourgeoise du VIe arrondissement. Est-ce là l’origine? Le léger dédain d’un milieu? L’indépassable, malgré l’apparence de normalité des années qui suivront? Le fils de la famille Joly, Pascal, s’éprend de la jeune Norvégienne. Mais évidemment, le père, ophtalmologiste réputé, refuse toute idée d’union entre eux. Pascal a entrepris des études de médecine, évidemment, et l’avenir va lui sourire. La transmission d’un mode de vie et d’un patrimoine ne peut s’interrompre pour une passade.

Le fils s’entête, cependant, et épouse son immigrée. Eva devient Joly. Ils vont travailler à tour de rôle pour payer les études de l’autre. Ils seront heureux. Puis malheureux. Comme beaucoup. Ils se sépareront. En 2001, Pascal Joly mettra fin à ses jours. Eva Joly a raconté à l’Express sa réaction négative quand Roland Dumas lui a présenté ses condoléances, alors que l’information n’avait été rendue publique:

«Qu’il soit au courant, c’était l’expression même à mes yeux, du non respect des règles censées protéger la vie privée. Ses mots ont renforcé mon envie de me battre.»

Philippe Boggio

Photo: Eva Joly, le 19 août 2010 pendant les Journées d’été des Verts à Nantes. REUTERS/Stephane Mahe 

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